L’empirie barthésienne*
Interprétation,
théorie/critique, écriture
Abderrahim KAMAL
Université de Fès-
LaRELA
A mes amis et
Professeurs Bernoussi Saltani et Marc Gontard :
hommes, écrivains,
chercheurs méditerranéens
0-
L’interprétation,
une empirie
Si l’empirie est
définie comme une « expérience vécue envisagée d’un
point de vue conceptuel », l’on peut avancer que l’interprétation,
chez Barthes, est fondamentalement une empirie.
La théorisation est
certes là mais il s’agit systématiquement de la théorisation d’une
expérience et non l’inverse. Toute théorie, chez Barthes, est
théorie-pratique ad hoc. Elle émane de l’objet. Par ce fait, elle est ce qu’il appellera dans
son ultime ouvrage : mathesis singularis[1].
Elle est conditionnée par le langage, le Sujet : elle est variable ;
elle est variation (au sens
stylistique et musical). Et c’est cela qui fait la singularité et l’originalité
de l’écriture critique de Roland Barthes (et qui explique sa longévité par
rapport aux « structuralistes orthodoxes »). C’est aussi sa capacité
à renverser les définitions normatives, les approches établies, à renouveler
les « questions classiques » et à remettre en question les
discours qui les investissent.
L’écriture-pensée
(critique) de Barthes a une obsession : le langage (langage-objet
et langage descripteur), et son corrélat le Sens ; mais aussi et
surtout : la pratique du langage en tant qu’auteur et en tant que
critique : ses procédures, sa dé-marche. L’empirie barthésienne fonde le
critique-écrivain. Le critique (interprète, herméneute, commentateur, analyste,
exégète) n’est pas un « écrivain en attente »[2].
Il est l’écrivain même.
Dans la permanence des
questionnements relatifs à l’interprétation, il y a le cheminement proprement
barthésien, sa (dé-) marche vers l’écriture –littérature.
En effet, répondre à
la question « Qu’est-ce que l’interprétation chez Roland
Barthes ? » ou encore –pour reprendre une de ses formulations
« Comment le sens vient-il aux choses ? », c’est poser la
question de la construction –constructibilité du sens. L’interprétation est (dé-)
construction, car le Sens est (dé-) construction. Tout métalangage est
artefact, tout comme l’objet sur lequel
il s’applique. Barthes est conscient de tous les
« débordements » possibles inhérents à l’acte d’écrire lui-même.
Lire, interpréter, c’est avant tout, mobiliser des langages, et des
corps : écrire. Ecrire, c’est prendre une posture ontologique et
esthétique à la fois. Lire, interpréter, c’est, inéluctablement, faire effraction
et donc, fatalement, faire acte de violence qui risque de vider l’objet de ce
qu’il est en lui-même et par lui-même.
Paradoxalement le
texte littéraire, par sa matérialité langagière (sa verbalité) écarte
inéluctablement l’idéal barthésien de l’exemption.
Dans ce dilemme, qu’est
–ce que lire, interpréter ?
Pour répondre à cette
question, nous pourrions faire l’histoire des pratiques herméneutiques barthésiennes
appliquées à différents objets (texte, comportement, objet social et culturel,
image) en essayant d’en cerner la genèse et les fondements épistémiques
(recouvrant les champs de la psychanalyse, du structuralisme, du marxisme, de
la phénoménologie, de sociologie, de l’anthropologie et de la philosophie). Ce
travail a été, en partie, fait dans des travaux séparés[3].
Pour répondre à cette
question, nous voudrions interroger la pratique herméneutique barthésienne
comme empirie d’une lecture-écriture. Nous y verrons comment le choix de
l’essai (comme genre) favorise un type de discours, de métalangage où l’herméneutique,
l’ontologique et l’esthétique sont indissociables et renvoient l’un à l’autre. Nous verrons aussi comment l’empirie
herméneutique barthésienne lui a permis non seulement de proposer des
théorisations et des approches nouvelles, mais aussi de renouveler des pratiques/exercices
classiques institutionnellement établis tels que le commentaire littéraire ou
l’explication de textes ou l’étude d’une œuvre.
Nous verrons qu’en
définitive, l’empirie barthésienne est tout à la fois un acte d’écriture
pleine et de déconstruction interne du discours/pratique herméneutique
même. Chez lui, le Sens n’est jamais figé, institué, établi mais toujours
différé, repoussé à une limite lointaine, et à un Temps à venir. L’empirie
barthésienne est fondamentalement mouvement[4] ;
un aller vers l’écriture-littérature elle-même et vers l’écrivain « en
personne » (en corps pensant-écrivant).
1-
Des catégories
herméneutiques barthésiennes
L’originalité de
l’empirie barthésienne[5]
est d’avoir introduit, dans le discours savant des catégories qui échappent au
quantifiable, au formalisable et au chiffrable, d’avoir articulé le conceptuel
et le sensuel (fictionnel) : l’ontologique et l’esthétique s’emboitent
l’un dans l’autre. L’exemple du « déchirant » est intéressant à
examiner. Dans le penser de Barthes, le « déchirant » pourrait
désigner le sublime mais un sublime causant une modification du corps de celui
qui écrit ou lit. Le déchirant est la littérature. Dans son excellente et
incontournable biographie, Tiphaine Samoyault explique la relation entre le
déchirant du corps malade/ mourant de Barthes et le déchirant de la littérature[6] ;
vraisemblablement parce que la littérature est tout à la fois séparation
et rencontre (de soi, de l’autre, du monde).
Ce surgissement du sensible
et de l’Etre dans le travail d’interprétation appuie l’hétérodoxie
barthésienne et affermit son être révolté et révolutionnaire[7].
En fait, cette
hétérodoxie est inhérente à Barthes. Dès 1942, c’est-à-dire, dès ses premiers
écrits, le jeune Barthes se positionne comme phénoménologue et comme formaliste
(structuraliste avant la lettre). A lire la lettre qu’il a adressée à son ami
Rebeyrol publiée par T. Samoyault on ne peut qu’être étonné de sa posture
novatrice devant l’interprétation ; posture qui articule les
« contraires » (le logique et le phénoménologique) et
qui s’interroge sur les préalables méthodologiques d’un travail de recherche
(en l’occurrence il s’agit de son projet de thèse qu’il voulait entamer sous la
direction d’un certain M. Pintard) et sur la construction du Sens :
Il croit [M. Pintard],
écrit-il à son ami, que ce pourrait être un travail nouveau qui exprimerait un
une nouvelle orientation de la critique (universitaire) ; rien ne pouvait
me faire plus plaisir, tu sais que j’attache une importance méthodologique à
ces recherches et que la nature générale d’une critique moderne devra être, je
crois, de décrire plus et d’expliquer moins, d’être plus
phénoménologique que logique, et de s’attacher davantage à l’œuvre même,
sa constitution organique, aux linéaments permanents de l’univers
spirituel qu’elle révèle, plus qu’à ses sources et ses entours, sociologiques
ou littéraires »[8]
Notons les aspects et
principes suivants :
- l’attention portée à la forme (plus tard à
la structure)
- le principe de l’immanence (le
« constitution organique ») déjà à l’œuvre chez Barthes (il n’avait
pas encore lu Saussure et les premiers formalistes-structuralistes)
-le rejet du contexte pour donner du sens : ce qu’il appellera
plus tard biographisme, psychologisme et sociologisme.
- la prééminence du phénoménologique sur le
logique : du corporel sur le rationnel, du sensuel (le fictionnel) sur le
conceptuel (le théorique).
- enfin, l’œuvre comme porteuse d’un
« univers spirituel » et non pas seulement « idéel » ou
« réel ».
Cette dialectique du
phénoménologique et du logique, établie donc dès 1942, déterminera tout l’œuvre
de Barthes[9],
et le fera vaciller entre critique-théorie pure et écriture pleine :
creusant le théorique au fond fictionnel, et le sensuel au fond du conceptuel.
Interpréter, c’est explorer les possibles de l’herméneutique (et ses
langages-procédures), de l’ontologique (dans sa dimension corporelle,
sensitive) et esthétique (le travail des mots et du style). Interpréter, c’est
risquer un jeu qui exploite les interstices des champs, des discours, des
langages, des savoirs et des genres.
2-
Interprétation
et écriture : fiction, imaginaire e(s)t savoir
Sartre a renouvelé le
genre de l’essai, en lui octroyant la double dimension philosophique et littéraire.
En effet, l’essai est devenu (ou plutôt redevenu puisque les philosophes et
écrivains des Lumières l’avaient
inauguré) un « penser avec style » et un style de pensée.
C’est dans la lignée de Sartre que Barthes se situe en renouvelant, à sa
manière spécifique, l’essai critique, voire l’écriture exégétique.
En effet, l’essai et
la manière dont Barthes le compose, l’écrit, brise les frontières des genres et
des catégories. Grâce à son style, il marie savoir et fiction,
concept et percept-affect. Même plus, à la théorie de la fiction (ou du récit),
il va combiner une fiction de la théorie en y insérant et développant
l’imaginaire du langage et du corps-écrivant. La pensée et la sensation se
combinent dans un « éprouver » verbal stylisé : « Je vois,
je sens, donc, je remarque, je regarde et je pense »[10]
affirme t-il dans La chambre claire, dont l’obédience phénoménologique
est marquée dès les premiers mots du texte puisqu’il commence comme récit. La
chambre claire est, en quelque sorte la fiction ou le roman de la photographie.
La mathesis singularis qu’il propose est tirée du récit de la
rencontre d’une photo appelée « Photographie d’hiver » et de quelques
autres photographies qui ont « touché » (« pointé »)
l’auteur.
Ailleurs, Le
plaisir du texte, l’essai est fondamentalement pensée par fragment
« imaginé » (au sens fort) du corps et écriture par entrée
« conceptuelle ». Les théorisations qu’il y développe font rencontrer
« Babil » et « Babel », « Bords » et
« Dérive », « Ennui » et « Exactitude »,
« Science » et « Rêve », « Théorie » et
« Imaginaire ». Arrêtons-nous sur l’entrée « Commentaire »
puisqu’elle a partie liée à l’interprétation.
L’interprétation y est proposée comme perversion puisque le
lecteur d’un commentaire - faisant son propre commentaire « à
partir » d’un commentaire- est relégué au rang d’un voyeur prenant
un plaisir par procuration[11],
ou encore de seconde main. La psychanalyse s’allie ici à la phénoménologie et à
un imaginaire érotique pour définir les notions de lecture, de plaisir
et de commentaire. A la question « Comment lire la
critique ? », appelant donc une sorte d’herméneutique de
l’interprétation, Barthes propose donc un scénario, un récit, des
personnages, une fiction ; il le dit lui-même : « le commentaire
devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée »[12]
L’enveloppe fissurée est exactement la métaphore de la totalité (momentanément)
pure qui risque à tout moment de se laisser infiltrer (déchirer ?) par
l’imprévu (imaginaire) : le conceptuel par l’imaginaire, car le corps a
aussi des idées. L’entrée « Corps », qui précède justement l’entrée
« Commentaire », par sa brièveté et sa densité résume ce principe
de la consubstantialité
fiction/savoir, corporel/conceptuel-idéel dans le plaisir : « Le
plaisir du texte, dit-il, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres
idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi »[13]
Il existe ainsi des idées de l’auteur pensant et les idées du corps pensant par
ses propres moyens. Interpréter est un acte d’échange, de rencontre, de fusion,
de débat ou carrément de lutte entre les idées du corps et les idées de
l’esprit, entre la fiction et le savoir. Le descriptif, le dénotatif,
l’analytique et le conceptuel dialoguent avec l’imaginaire, le fictionnel et le
corporel sensitif et sensuel.
Penser, interpréter,
écrire n’est pas un acte d’abstraction se passant de la
« matière sensible ». Penser est ainsi un acte fondamentalement
sensitif et sensuel. Le principe fondateur de l’écriture de l’essai, Barthes le
formule dans une phrase simple mais pleine : « Je sens, j’éprouve, je
pense ». Inutile de rappeler le sens premier du mot
« éprouver », c’est-à-dire : sentir, expérimenter par et sur
soi-même. L’empirie barthésienne est expérience vécue et expérimentation
de soi dans une finalité conceptuelle théorisante ou une finalité
littéraire non avouée. L’essai demeure le genre qui lui permet tous les
possibles d’expérimentation scripturale et idéelle ; il lui permet même de
se penser comme Sujet autre empruntant la voix d’un nommé R.B. L’usage qu’il
fait des catégories du sensible et des catégories de l’écriture
est le ciment de cette triple posture herméneutique, ontologique et
esthétique.
Cette posture
multiple de Barthes, elle remonte à son livre-fragments sur Michelet, Michelet
par lui-même (1954), auquel il s’identifie complètement :
l’homme de science (historique) et le romancier s’amalgament dans
l’être-devant-le–monde et devant l’Histoire ; tout comme Barthes, l’homme
de science (sémiologique, littéraire) et l’homme de l’écriture, s’amalgament
dans l’être devant le « texte » (texte du monde et tous les types de
textes).
Comme l’explique T.
Samoyault, le thème tel que développé par Michelet inspirera Barthes en
lui fournissant un type d’outils d’interprétation spécifique : le thème
présenté comme catégorie et comme entrée (« lexicographique »). Bien
entendu ce sont les catégories sensibles qui intéresseront Barthes. Celui-ci
l’avoue explicitement : « Michelet m’a fourni une mine, une quantité
prodigieuse d’objets sensuels : silex, poisson, cygne, caillou, bouc,
camélia, ogive, trou, cœur, flamme, etc. En fait, c’est essentiellement ça que
j’ai vu et aimé en lui »[14]
En se basant sur ces
catégories du sensible, Barthes proposera une herméneutique qu’il voudrait
élever au rang d’une pensée rationnante
et rationnalisante en affublant des noms communs ou des adjectifs de la
Majuscule conceptuelle[15]
(réservée aux concepts abstraits et aux notions dans le discours
philosophique). Nous avons, plus haut, pris l’exemple du Plaisir du texte,
regardons de plus près un texte qui se veut pure science (ou plutôt réponse
scientifique à un discours déconstruisant la Nouvelle critique) : Sur
Racine. A coté de « La
structure » qui ouvre l’ouvrage, on trouve « La Chambre »,
« La horde », « Le trouble », « La division »,
« Le Revirement », « La Faute » ou « Le
Confident ». Avec les années, et de texte en texte, ces catégories
sensibles deviendront (sans l’appui du déterminant) Notions ou Concepts de
l’ordinaire sensuel et sensitif : le Sec, l’Humide, le Gras, le Tamisé, le
Flou, le Sucré, le Lisse, le Velouté, le Rêche, le Lisse sont autant de
catégories herméneutiques au service d’une science du Sens non pas caché
mais éprouvé.
Enfin, penser,
interpréter, écrire peut devenir acte scénique offrant les éléments d’une
dramaturgie (avec ses décors, ses personnages ses actions et ses artifices) à l’échelle des
mots. Dans le même Michelet par lui-même, Barthes construit son
herméneutique sur des « Migraines », sur l’imagerie d’un Michelet
« marcheur », « nageur » et « mangeur
d’histoire » ; il évoque les tempéraments des rois de France à coup
de « Lisse », de « Prose » ; il invite à un imaginaire
spectaculaire fait d’ « d’eau - poisson », d’un
« Goethe-chien » et de « l’Histoire-plante », de
« l’Homme cailloux » et de l’Homme-poissons ».A la froideur du
discours historique établi et institutionnel, Barthes préférera celui de
« Flammes, cœurs, larmes ». Ces catégories-images-spectacles
dévoilent cette « part » qui frappe Barthes chez Michelet et qu’il
appellera dans un autre texte sur le même Michelet, le « sensuel de
l’Histoire » et qui est le label même de la vérité. Le discours
ascétique, neutre, objectif est faussement scientifique parce que trop
réducteur et distant de l’Homme. Il est déconstruit par cette stylistique du
concret affublant de Majuscule le sensible et l’imaginal. L’interprétation
est ainsi visualité- conceptualité charnelle et sensitive.
3-
Interprétation
et procédures : expliquer, découper, déconstruire la Totalité
Dans un texte publié
en 1963 intitulé « Œuvre de masse et explication de texte »[16],
Barthes interroge son herméneutique en la déplaçant du littéraire vers des
objets nouveaux caractérisant la société moderne et ses nouveaux
supports-objets-modes de communication de masse. En penseur visionnaire,
Barthes se posait déjà la question de l’enseignement des nouvelles œuvres
modernes, dites de masse :
Si l’œuvre de masse
arrive un jour à l’enseignement, elle rencontrera fatalement l’exercice typique
de la pédagogie classique : l’explication de texte. Que peut-il,
que doit-il se passer alors ? »[17]
La réflexion
méthodologique de Barthes est, en fait, une réflexion sur les limites de
l’herméneutique classique face aux « objets » nouveaux de la Culture
moderne : expliquer n’est pas une procédure-technique sans
engagement « métaphysique ». Barthes définit cette technique en ces
termes :
Il faut d’abord
rappeler ce qu’est l’explication de textes. C’est une analyse qui porte sur un
objet extrêmement contraignant : le texte, c'est-à-dire, en fait un
morceau de langage ; l’explication de texte est une critique de
langage ; elle comporte donc tout naturellement un commentaire
« philologique », destiné à éclairer à fond le sens des mots et
une analyse rhétorique, dont le but est de retrouver les
« parties » (aristotéliciennes) de la fable[18].
Barthes évoquera les
origines culturelles (héritage proprement des Jésuites français) de
l’explication de texte pour en souligner les fondements et la spécificité
métaphysiques. Interpréter, expliquer l’œuvre de masse, c’est d’abord se poser
un certain nombre de questions, à commencer par la question de son
identification. L’explication de texte porte traditionnellement sur un
morceau choisi (un morceau de choix, anthologique, défini par son unicité, son
originalité, son « art »). L’herméneutique, dans le champ classique,
paraît ainsi comme un champ historiquement et culturellement déterminé. L’œuvre de masse, elle, est par essence désacralisée,
« c’est-à-dire dépourvue de toute médiation éthique : c’est ainsi
qu’elle est consommée, c’est là sa finalité, sa fonction profonde dans la
société tout entière »[19]
Il faut donc procéder par variation-adaptation parce que l’œuvre de
masse moderne à affaire non pas au durable (ce qui traverse les siècles
et les mouvements ; ce qui s’explique par l’Histoire, l’héritage) mais l’immédiat.
Barthes propose de renouveler l’explication de texte selon les deux règles
techniques suivantes :
- il
faudra, comme préalable premier, « désacraliser l’œuvre, ne pas tenter
d’en faire un chef-d’œuvre classique déguisé »[20] ;
désacraliser l’œuvre veut dire ici « réviser des notions critiques comme d’originalité »[21]
- Obéissant
à des contraintes spécifiques de composition et de communication-consommation[22],
l’œuvre de masse fonctionne selon le mode de pertinence qu’elle établit
elle-même ad hoc et par elle-même ; « il faudra, dit Barthes,
aussi accepter la notion de « pertinence » esthétique, c’est-à-dire
de logique formelle, intérieure à une grande structure collective, fut-elle
très « commerciale » »[23]
C’est l’expérience
immédiate de l’œuvre de masse moderne qu’il s’attarde à analyser. Barthes le
fera dans ses travaux sur la photographie, la peinture, le cinéma, la
publicité, le photojournalisme et tous les produits de masse que son corps a
rencontrés. Mais la puissance de la pensée et de l’herméneutique barthésiennes
réside dans l’abord original qu’il a réservé à des textes dits classiques et
pour lesquels il a proposé de nouvelles techniques d’interprétation. L’exemple le plus original et le plus
singulier est certainement son S/Z. Il y inaugure en quelque sorte une herméneutique
de la découpe linéaire et du « pas à pas » qui mime l’acte
de lecture dans sa progression rectiligne. La lexie (mot, phrase, segment de
phrase, groupement de phrases) est l’unité de saisie d’un sens qui se condense
et de diffracte à la fois jusqu’à la contradiction. En procédant ainsi, Barthes
déconstruit définitivement le mythe de la totalité, du texte comme
totalité et du sens comme unité ultime et définitive. La vérité est du coté
du discontinu, du fragmentaire. Toute totalité est un artifice, un
artefact. Barthes parle d’ « articulations postiches »[24]
Interpréter c’est
découper,
chercher le menu détail significatif qui fait éclat, s’attarder sur l’incident
sémantique local. Il n’y a plus de modèle herméneutique général et applicable à
volonté sans prendre en ligne de compte les spécificités de chaque texte. Bref,
avec S/Z Barthes propose une herméneutique de la différence.
Chaque texte porte ainsi sa propre théorie. Dans cette perspective, la lecture
est un acte qui n’est jamais le même et à l’infini. Barthes résume cette
posture du lecteur-herméneute ainsi :
Lire, c’est trouver
des sens, et trouver des sens, c’est les nommer ; mais ces sens
nommés sont emportés vers d’autres noms ; les noms s’appellent, se
rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je
nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c’est une
nomination en devenir, une approximation inlassable[25]
Le choix du découpage
devient donc, un choix méthodologique indissociable d’un choix épistémologique
et philosophique. Barthes se
déconditionne ainsi de toute transcendance, de tout sens métaphysique mais
aussi des grilles d’analyse établies institutionnellement et culturellement.
Découper, c’est séparer, isoler -au niveau du texte-, mais aussi relier
autrement -au niveau du Sujet lecteur au moment même où il lit-écrit. Toute
lecture est, de ce fait, écriture, réécriture différentielle à l’infini
du texte et différance à l’infini du sens pluriel du texte. Barthes
nommera ce procès « texte scriptible ». La scriptibilité »
est essentiellement un travail du Signifiant, un jeu productif a-systémique.
Dans la section intitulée « Interprétation » de S/Z, Barthes définit
ainsi le texte scriptible :
Le texte scriptible, c’est
nous en train d’écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme
jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier
(Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralité des entrées,
l’ouverture des réseaux, l’infini des langages. Le scriptible, c’est […] la
production sans le produit, la structuration sans la structure[26]
Autrement dit, dans
cette « moire du texte », seul parle le lecteur devenu scripteur.
L’empirie ludique du
lecteur, s’associe ainsi à l’empirie conceptuelle et corporelle
déconstructive de Barthes lui-même dans sa lecture de Sarrasine.
L’être du texte, tout comme l’être de l’interprétation est la pluralité,
le possible, l’incertain. Bref, le fondement de l’empirie
barthésienne est le décentrement du Texte, du Sujet, du Savoir, du
Langage (de l’Occident et de sa métaphysique de la Totalité)
Final : vers
l’écriture pleine comme herméneutique autre
L’empirie barthésienne
est tout autant une « expérience vécue envisagée d’un point de
vue conceptuel », qu’une expérience conceptuelle saisie dans une
praxis corporelle et scripturale. L’empirie barthésienne est écriture pleine :
celle qu’il étudie, analyse, saisit dans les textes de la grande littérature et
qui engage non pas le Moi unifié de l’écrivain ou le Sujet centralisateur de
l’auteur mais leur corps mobile, multiple, indécidable et fuyant
traversé de langage et d’écriture.
Dans sa préface des Essais
critiques (1964), c’est-à-dire à l’apogée de son obédience structuraliste,
Barthes interroge la relation critique et écrivain. Si l’écrivain est un
expérimentateur dont les techniques de la variation et de l’agencement libre
et infinie (des langages qui fatalement le précèdent) favorise une infidélité
essentielle et fondatrice de son « art », le critique, lui, a
droit à une parole indirecte proférée par une « sorte de degré zéro de la
personne »[27].
Barthes revendiquera, pour clore sa réflexion, un statut de critique-écrivain,
mieux : de critique –romancier :
[…] pour que le
critique parle de lui-même avec exactitude, il faudrait qu’il se transforme en
romancier, c’est-à-dire substitue au faux direct dont il s’abrite, un indirect
déclaré comme l’est celui de toutes fictions[28].
Barthes envisage donc
déjà ce qu’il exécutera dans son texte-rupture, Le plaisir du texte et
dans ce qu’il a réussi à réaliser dans sa Préparation du roman :
C’est pourquoi,
dit-il, sans doute, le roman est toujours l’horizon du critique : le
critique est celui qui va écrire, et qui, semblable au narrateur proustien,
emplit cette attente d’une œuvre de surcroit qui se fait en se cherchant et
dont la fonction est d’accomplir son projet d’écrire tout en l’éludant. Le
critique est un écrivain, mais un écrivain en sursis[29]
« L’écrivain en
attente » annoncé ici est déjà à l’œuvre dans ses textes sur la
littérature et notamment sur l’art moderne (peinture, cinéma, photographie). La
fiction, le roman, le romanesque comme herméneutique, une herméneutique
autre, vraisemblablement similaire à celle qu’il découvre lors de son voyage
au Japon : une herméneutique du décentrement du Sujet, du Langage
et du Sens et qu’il a consigné, dans son Empire des signes publié la
même année que S/Z.
*Article paru dans la Revue Etudes Francophones Méditerranéennes, n°1, juin 2017 (revue du Laboratoire de Recherche sur l'Expression Littéraire et Artistique, Université de Fès)
[1] Signalons à ce propos la thèse de
Sachi Nantois-Kobayashi, "Mathesis
singularis" : lecture et subjectivité dans l'œuvre de Roland Barthes, à
Paris 4 sous la direction d’Antoine Compagnon soutenue en
2006. (http://www.paris-sorbonne.fr/article/mathesis-singularis-lecture-et)
[2]
Définition proposé par Barthes lui-même dans la préface de ses Essais
critiques, (1964), OC, II, p. 282.
[3] Cf.
Biasi Pierre-Marc, « Dans les pas de la main. Naissance d’une esthétique
de la genèse chez Barthes », Genesis 19, 2002, p. 63-78
Coste,
Claude, Roland Barthes moraliste,
Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1999.
Coste
Claude, « Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité », Recherches
& Travaux [En ligne], 75 | 2009, mis en ligne le 30 juin 2011, consulté
le 13 juin 2017. URL http://recherchestravaux.revues.org/372
Claude
Coste, Bêtise de Barthes, Paris,
Klincksieck, coll."Hourvari", 2011.
Ferrer
Daniel, « “Eppur si mueove”. le Bathmologue et le généticien», Genesis
19, 2002, p. 51-61
Hanania
Cécile, Roland Barthes et l'étymologie,
Bruxelles, Peter Lang, 2010.
Heath
Stephen, Vertige du déplacement : lecture de Barthes, Fayard, 1974.
Joly
Vincent « Phénoménologie de l’imaginaire dans Les Mythologies »,
mai 2, 2009, https://barthes.wordpress.com/2009/05/02/phenomenologie-de-l%E2%80%99imaginaire-dans-les-mythologies/
Marty Éric,
Roland Barthes, Le métier d’écrire, Éditions du Seuil, 2006.
Milner
Jean-Claude, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, 2003.
Lindenberg
Judith, « « La langue travaillée par le pouvoir » : Franco Fortini et Roland
Barthes face à Brecht », Revue de littérature comparée, 2008/4 (n° 328),
p. 429-442. URL : http://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-4-page-429.htm
[4]
Dans ce sens, il y aurait quelque chose de baroque dans l’Etre et dans
l’écriture barthésienne : le mouvement, la pensée en spirale
(indirecte), le dépliement multiple et inattendu du texte critique, la surcharge
à point nommé, le mélange du sensuel et du conceptuel, etc.
[5] Sur S/Z
et l’empirie : Bremond Claude. Variations sur un thème de Balzac. in Communications,
63, 1996. Parcours de Barthes. pp. 133-158; http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1996_num_63_1_1964.
[6]
Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, Coll.
« Essais », 2015, pp.188-89. Elle cite ce passage de Barthes tiré de Délibération,
publié (dans Tel Quel) à quelques mois de sa disparition :
« En pratiquant à outrance une forme désuète d’écriture, est-ce que je ne
dis pas que j’aime la littérature, que je l’aime de façon déchirante, au moment
même où elle dépérit ?»
[7]
Depuis ses Mythologies, Barthes n’a cessé de déconstruire le conformisme
et le conservatisme français en démontrant que
tout ce qui se donnait comme évidence et innocence, était/
est en réalité stratégie, manipulation, pouvoir. Il fait subir le même
travail de déconstruction aux fondements de l’approche du texte littéraire en
réinterrogeant les notions d’auteur, d’écrivain, de Texte,
d’œuvre, de lecteur et de langage.
[8]
Ibid., p.219.
[9] A
l’exception de quelques textes tels que Système de la mode,
« Analyse structurale des récits », principalement.
[10] Œuvres
complètes, volume V, p.805.
[11]
« J’observe clandestinement le plaisir de l’autre », dit-il
[12] Le
plaisir du texte, in Œuvres complètes, volume IV, p.228.
[13]
Ibid., p.228.
[14]
Michelet par lui-même, Œuvres complètes, volume I, p.429.
[15] Sur
la Majuscule conceptuelle et la démarche philosophique de Barthes voir Milner
Jean-Claude, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, 2003.
[16] Œuvres
complètes, volume II, p.199.
[17]
Ibid.
[18]
Ibid.
[19]
Ibid., p.200.
[20]
Ibid., p.201.
[21]
Ibid.
[22]
Barthes opposera dans le cadre de cette herméneutique de l’œuvre de masse (film
commercial, chanson à succès, photo-roman) « contraintes
esthétiques » et « contraintes rationnelles » : l’œuvre de
masse, privilégie la contrainte esthétique (interne) sur la contrainte
rationnelle (externe).
[23]
Ibid.
[24] Œuvres complètes, volume III,
p.129.
[25]
Ibid., p.127.
[26]
Ibid., p.122
[27]
Essais, critiques, Œuvres complètes, volume II, p.281.
[28]
Ibid., p.282.
[29] Ibid.