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mardi 24 avril 2018


L’empirie barthésienne*
Interprétation, théorie/critique, écriture
Abderrahim KAMAL
Université de Fès- LaRELA

A mes amis et Professeurs Bernoussi Saltani et Marc Gontard :
hommes, écrivains, chercheurs méditerranéens


0-                     L’interprétation, une empirie
Si l’empirie est définie comme une  « expérience vécue envisagée d’un point de vue conceptuel », l’on peut avancer que l’interprétation, chez Barthes, est fondamentalement une empirie.
La théorisation est certes là mais il s’agit systématiquement de la théorisation d’une expérience et non l’inverse. Toute théorie, chez Barthes, est théorie-pratique ad hoc. Elle émane de l’objet.  Par ce fait, elle est ce qu’il appellera dans son ultime ouvrage : mathesis singularis[1]. Elle est conditionnée par le langage, le Sujet : elle est variable ; elle est  variation (au sens stylistique et musical). Et c’est cela qui fait la singularité et l’originalité de l’écriture critique de Roland Barthes (et qui explique sa longévité par rapport aux « structuralistes orthodoxes »). C’est aussi sa capacité à renverser les définitions normatives, les approches établies, à renouveler les « questions classiques » et à remettre en question les discours qui les investissent.
L’écriture-pensée (critique) de Barthes a une obsession : le langage (langage-objet et langage descripteur), et son corrélat le Sens ; mais aussi et surtout : la pratique du langage en tant qu’auteur et en tant que critique : ses procédures, sa dé-marche. L’empirie barthésienne fonde le critique-écrivain. Le critique (interprète, herméneute, commentateur, analyste, exégète) n’est pas un « écrivain en attente »[2]. Il est l’écrivain même.

Dans la permanence des questionnements relatifs à l’interprétation, il y a le cheminement proprement barthésien, sa (dé-) marche vers l’écriture –littérature.
En effet, répondre à la question « Qu’est-ce que l’interprétation chez Roland Barthes ? » ou encore –pour reprendre une de ses formulations « Comment le sens vient-il aux choses ? », c’est poser la question de la construction –constructibilité du sens.  L’interprétation est (dé-) construction, car le Sens est (dé-) construction. Tout métalangage est artefact, tout comme l’objet sur lequel  il s’applique. Barthes est conscient de tous les « débordements » possibles inhérents à l’acte d’écrire lui-même. Lire, interpréter, c’est avant tout, mobiliser des langages, et des corps : écrire. Ecrire, c’est prendre une posture ontologique et esthétique à la fois. Lire, interpréter, c’est, inéluctablement, faire effraction et donc, fatalement, faire acte de violence qui risque de vider l’objet de ce qu’il est en lui-même et par lui-même.
Paradoxalement le texte littéraire, par sa matérialité langagière (sa verbalité) écarte inéluctablement l’idéal barthésien de l’exemption.

Dans ce dilemme, qu’est –ce que lire, interpréter ?
Pour répondre à cette question, nous pourrions faire l’histoire des pratiques herméneutiques barthésiennes appliquées à différents objets (texte, comportement, objet social et culturel, image) en essayant d’en cerner la genèse et les fondements épistémiques (recouvrant les champs de la psychanalyse, du structuralisme, du marxisme, de la phénoménologie, de sociologie, de l’anthropologie et de la philosophie). Ce travail a été, en partie, fait dans des travaux séparés[3].
Pour répondre à cette question, nous voudrions interroger la pratique herméneutique barthésienne comme empirie d’une lecture-écriture. Nous y verrons comment le choix de l’essai (comme genre) favorise un type de discours, de métalangage où l’herméneutique, l’ontologique et l’esthétique sont indissociables et renvoient l’un à l’autre.  Nous verrons aussi comment l’empirie herméneutique barthésienne lui a permis non seulement de proposer des théorisations et des approches nouvelles, mais aussi de renouveler des pratiques/exercices classiques institutionnellement établis tels que le commentaire littéraire ou l’explication de textes ou l’étude d’une œuvre.
Nous verrons qu’en définitive, l’empirie barthésienne est tout à la fois un acte d’écriture pleine et de déconstruction interne du discours/pratique herméneutique même. Chez lui, le Sens n’est jamais figé, institué, établi mais toujours différé, repoussé à une limite lointaine, et à un Temps à venir. L’empirie barthésienne est fondamentalement mouvement[4] ; un aller vers l’écriture-littérature elle-même et vers l’écrivain « en personne » (en corps pensant-écrivant).

1-                     Des catégories herméneutiques barthésiennes
L’originalité de l’empirie barthésienne[5] est d’avoir introduit, dans le discours savant des catégories qui échappent au quantifiable, au formalisable et au chiffrable, d’avoir articulé le conceptuel et le sensuel (fictionnel) : l’ontologique et l’esthétique s’emboitent l’un dans l’autre. L’exemple du « déchirant » est intéressant à examiner. Dans le penser de Barthes, le « déchirant » pourrait désigner le sublime mais un sublime causant une modification du corps de celui qui écrit ou lit. Le déchirant est la littérature. Dans son excellente et incontournable biographie, Tiphaine Samoyault explique la relation entre le déchirant du corps malade/ mourant de Barthes et le déchirant de la littérature[6] ; vraisemblablement parce que la littérature est tout à la fois séparation et rencontre (de soi, de l’autre, du monde).
Ce surgissement du sensible et de l’Etre dans le travail d’interprétation appuie l’hétérodoxie barthésienne et affermit son être révolté et révolutionnaire[7]. 

En fait, cette hétérodoxie est inhérente à Barthes. Dès 1942, c’est-à-dire, dès ses premiers écrits, le jeune Barthes se positionne comme phénoménologue et comme formaliste (structuraliste avant la lettre). A lire la lettre qu’il a adressée à son ami Rebeyrol publiée par T. Samoyault on ne peut qu’être étonné de sa posture novatrice devant l’interprétation ; posture qui articule les « contraires » (le logique et le phénoménologique) et qui s’interroge sur les préalables méthodologiques d’un travail de recherche (en l’occurrence il s’agit de son projet de thèse qu’il voulait entamer sous la direction d’un certain M. Pintard) et sur la construction du Sens :
Il croit [M. Pintard], écrit-il à son ami, que ce pourrait être un travail nouveau qui exprimerait un une nouvelle orientation de la critique (universitaire) ; rien ne pouvait me faire plus plaisir, tu sais que j’attache une importance méthodologique à ces recherches et que la nature générale d’une critique moderne devra être, je crois, de décrire plus et d’expliquer moins, d’être plus phénoménologique que logique, et de s’attacher davantage à l’œuvre même, sa constitution organique, aux linéaments permanents de l’univers spirituel qu’elle révèle, plus qu’à ses sources et ses entours, sociologiques ou littéraires »[8]

Notons les aspects et principes suivants :
  - l’attention portée à la forme (plus tard à la structure)
  - le principe de l’immanence (le « constitution organique ») déjà à l’œuvre chez Barthes (il n’avait pas encore lu Saussure et les premiers formalistes-structuralistes)
  -le rejet du contexte  pour donner du sens : ce qu’il appellera plus tard biographisme, psychologisme et sociologisme.
  - la prééminence du phénoménologique sur le logique : du corporel sur le rationnel, du sensuel (le fictionnel) sur le conceptuel (le théorique).
  - enfin, l’œuvre comme porteuse d’un « univers spirituel » et non pas seulement « idéel » ou « réel ».


Cette dialectique du phénoménologique et du logique, établie donc dès 1942, déterminera tout l’œuvre de Barthes[9], et le fera vaciller entre critique-théorie pure et écriture pleine : creusant le théorique au fond fictionnel, et le sensuel au fond du conceptuel. Interpréter, c’est explorer les possibles de l’herméneutique (et ses langages-procédures), de l’ontologique (dans sa dimension corporelle, sensitive) et esthétique (le travail des mots et du style). Interpréter, c’est risquer un jeu qui exploite les interstices des champs, des discours, des langages, des savoirs et des genres.
2-                     Interprétation et écriture : fiction, imaginaire e(s)t savoir
Sartre a renouvelé le genre de l’essai, en lui octroyant la double dimension philosophique et littéraire. En effet, l’essai est devenu (ou plutôt redevenu puisque les philosophes et écrivains  des Lumières l’avaient inauguré) un « penser avec style » et un style de pensée. C’est dans la lignée de Sartre que Barthes se situe en renouvelant, à sa manière spécifique, l’essai critique, voire l’écriture exégétique.
En effet, l’essai et la manière dont Barthes le compose, l’écrit, brise les frontières des genres et des catégories. Grâce à son style, il marie savoir et fiction, concept et percept-affect. Même plus, à la théorie de la fiction (ou du récit), il va combiner une fiction de la théorie en y insérant et développant l’imaginaire du langage et du corps-écrivant. La pensée et la sensation se combinent dans un « éprouver » verbal stylisé : « Je vois, je sens, donc, je remarque, je regarde et je pense »[10] affirme t-il dans La chambre claire, dont l’obédience phénoménologique est marquée dès les premiers mots du texte puisqu’il commence comme récit. La chambre claire est, en quelque sorte la fiction ou le roman de la photographie. La mathesis singularis qu’il propose est tirée du récit de la rencontre d’une photo appelée « Photographie d’hiver » et de quelques autres photographies qui ont « touché » (« pointé ») l’auteur.
Ailleurs, Le plaisir du texte, l’essai est fondamentalement pensée par fragment « imaginé » (au sens fort) du corps et écriture par entrée « conceptuelle ». Les théorisations qu’il y développe font rencontrer « Babil » et « Babel », « Bords » et « Dérive », « Ennui » et « Exactitude », « Science » et « Rêve », « Théorie » et « Imaginaire ». Arrêtons-nous sur l’entrée « Commentaire » puisqu’elle a partie liée à l’interprétation.  L’interprétation y est proposée comme perversion puisque le lecteur d’un commentaire - faisant son propre commentaire « à partir » d’un commentaire- est relégué au rang d’un voyeur prenant un plaisir par procuration[11], ou encore de seconde main. La psychanalyse s’allie ici à la phénoménologie et à un imaginaire érotique pour définir les notions de lecture, de plaisir et de commentaire. A la question « Comment lire la critique ? », appelant donc une sorte d’herméneutique de l’interprétation, Barthes propose donc un scénario, un récit, des personnages, une fiction ; il le dit lui-même : « le commentaire devient alors à mes yeux un texte, une fiction, une enveloppe fissurée »[12] L’enveloppe fissurée est exactement la métaphore de la totalité (momentanément) pure qui risque à tout moment de se laisser infiltrer (déchirer ?) par l’imprévu (imaginaire) : le conceptuel par l’imaginaire, car le corps a aussi des idées. L’entrée « Corps », qui précède justement l’entrée « Commentaire », par sa brièveté et sa densité résume ce principe de  la consubstantialité fiction/savoir, corporel/conceptuel-idéel dans le plaisir : « Le plaisir du texte, dit-il, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées – car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi »[13] Il existe ainsi des idées de l’auteur pensant et les idées du corps pensant par ses propres moyens. Interpréter est un acte d’échange, de rencontre, de fusion, de débat ou carrément de lutte entre les idées du corps et les idées de l’esprit, entre la fiction et le savoir. Le descriptif, le dénotatif, l’analytique et le conceptuel dialoguent avec l’imaginaire, le fictionnel et le corporel sensitif et sensuel.
Penser, interpréter, écrire n’est pas un acte d’abstraction se passant de la « matière sensible ». Penser est ainsi un acte fondamentalement sensitif et sensuel. Le principe fondateur de l’écriture de l’essai, Barthes le formule dans une phrase simple mais pleine : « Je sens, j’éprouve, je pense ». Inutile de rappeler le sens premier du mot « éprouver », c’est-à-dire : sentir, expérimenter par et sur soi-même. L’empirie barthésienne est expérience vécue et expérimentation de soi dans une finalité conceptuelle théorisante ou une finalité littéraire non avouée. L’essai demeure le genre qui lui permet tous les possibles d’expérimentation scripturale et idéelle ; il lui permet même de se penser comme Sujet autre empruntant la voix d’un nommé R.B. L’usage qu’il fait des catégories du sensible et des catégories de l’écriture est le ciment de cette triple posture herméneutique, ontologique et esthétique. 
Cette posture multiple de Barthes, elle remonte à son livre-fragments sur Michelet, Michelet par lui-même (1954), auquel il s’identifie complètement : l’homme de science (historique) et le romancier s’amalgament dans l’être-devant-le–monde et devant l’Histoire ; tout comme Barthes, l’homme de science (sémiologique, littéraire) et l’homme de l’écriture, s’amalgament dans l’être devant le « texte » (texte du monde et tous les types de textes).
Comme l’explique T. Samoyault, le thème tel que développé par Michelet inspirera Barthes en lui fournissant un type d’outils d’interprétation spécifique : le thème présenté comme catégorie et comme entrée (« lexicographique »). Bien entendu ce sont les catégories sensibles qui intéresseront Barthes. Celui-ci l’avoue explicitement : « Michelet m’a fourni une mine, une quantité prodigieuse d’objets sensuels : silex, poisson, cygne, caillou, bouc, camélia, ogive, trou, cœur, flamme, etc. En fait, c’est essentiellement ça que j’ai vu et aimé en lui »[14]
En se basant sur ces catégories du sensible, Barthes proposera une herméneutique qu’il voudrait élever au rang  d’une pensée rationnante et rationnalisante en affublant des noms communs ou des adjectifs de la Majuscule conceptuelle[15] (réservée aux concepts abstraits et aux notions dans le discours philosophique). Nous avons, plus haut, pris l’exemple du Plaisir du texte, regardons de plus près un texte qui se veut pure science (ou plutôt réponse scientifique à un discours déconstruisant la Nouvelle critique) : Sur Racine.  A coté de « La structure » qui ouvre l’ouvrage, on trouve « La Chambre », « La horde », « Le trouble », « La division », « Le Revirement », « La Faute » ou « Le Confident ». Avec les années, et de texte en texte, ces catégories sensibles deviendront (sans l’appui du déterminant) Notions ou Concepts de l’ordinaire sensuel et sensitif : le Sec, l’Humide, le Gras, le Tamisé, le Flou, le Sucré, le Lisse, le Velouté, le Rêche, le Lisse sont autant de catégories herméneutiques au service d’une science du Sens non pas caché mais éprouvé.

Enfin, penser, interpréter, écrire peut devenir acte scénique offrant les éléments d’une dramaturgie (avec ses décors, ses personnages  ses actions et ses artifices) à l’échelle des mots. Dans le même Michelet par lui-même, Barthes construit son herméneutique sur des « Migraines », sur l’imagerie d’un Michelet « marcheur », « nageur » et « mangeur d’histoire » ; il évoque les tempéraments des rois de France à coup de « Lisse », de « Prose » ; il invite à un imaginaire spectaculaire fait d’ « d’eau - poisson », d’un « Goethe-chien » et de « l’Histoire-plante », de « l’Homme cailloux » et de l’Homme-poissons ».A la froideur du discours historique établi et institutionnel, Barthes préférera celui de « Flammes, cœurs, larmes ». Ces catégories-images-spectacles dévoilent cette « part » qui frappe Barthes chez Michelet et qu’il appellera dans un autre texte sur le même Michelet, le « sensuel de l’Histoire » et qui est le label même de la vérité. Le discours ascétique, neutre, objectif est faussement scientifique parce que trop réducteur et distant de l’Homme. Il est déconstruit par cette stylistique du concret affublant de Majuscule le sensible et l’imaginal. L’interprétation est ainsi visualité- conceptualité charnelle et sensitive.

3-                     Interprétation et procédures : expliquer, découper, déconstruire la Totalité

Dans un texte publié en 1963 intitulé « Œuvre de masse et explication de texte »[16], Barthes interroge son herméneutique en la déplaçant du littéraire vers des objets nouveaux caractérisant la société moderne et ses nouveaux supports-objets-modes de communication de masse. En penseur visionnaire, Barthes se posait déjà la question de l’enseignement des nouvelles œuvres modernes, dites de masse :
Si l’œuvre de masse arrive un jour à l’enseignement, elle rencontrera fatalement l’exercice typique de la pédagogie classique : l’explication de texte. Que peut-il, que doit-il se passer alors ? »[17]

La réflexion méthodologique de Barthes est, en fait, une réflexion sur les limites de l’herméneutique classique face aux « objets » nouveaux de la Culture moderne : expliquer n’est pas une procédure-technique sans engagement « métaphysique ». Barthes définit cette technique en ces termes :
Il faut d’abord rappeler ce qu’est l’explication de textes. C’est une analyse qui porte sur un objet extrêmement contraignant : le texte, c'est-à-dire, en fait un morceau de langage ; l’explication de texte est une critique de langage ; elle comporte donc tout naturellement un commentaire « philologique », destiné à éclairer à fond le sens des mots et une analyse rhétorique, dont le but est de retrouver les « parties » (aristotéliciennes) de la fable[18].

Barthes évoquera les origines culturelles (héritage proprement des Jésuites français) de l’explication de texte pour en souligner les fondements et la spécificité métaphysiques. Interpréter, expliquer l’œuvre de masse, c’est d’abord se poser un certain nombre de questions, à commencer par la question de son identification. L’explication de texte porte traditionnellement sur un morceau choisi (un morceau de choix, anthologique, défini par son unicité, son originalité, son « art »). L’herméneutique, dans le champ classique, paraît ainsi comme un champ historiquement et culturellement déterminé.   L’œuvre de masse, elle,  est par essence désacralisée, « c’est-à-dire dépourvue de toute médiation éthique : c’est ainsi qu’elle est consommée, c’est là sa finalité, sa fonction profonde dans la société tout entière »[19] Il faut donc procéder par variation-adaptation parce que l’œuvre de masse moderne à affaire non pas au durable (ce qui traverse les siècles et les mouvements ; ce qui s’explique par l’Histoire, l’héritage) mais l’immédiat. Barthes propose de renouveler l’explication de texte selon les deux règles techniques suivantes :
-  il faudra, comme préalable premier, « désacraliser l’œuvre, ne pas tenter d’en faire un chef-d’œuvre classique déguisé »[20] ; désacraliser l’œuvre veut dire ici « réviser des notions critiques comme d’originalité »[21]

-  Obéissant à des contraintes spécifiques de composition et de communication-consommation[22], l’œuvre de masse fonctionne selon le mode de pertinence qu’elle établit elle-même ad hoc et par elle-même ; « il faudra, dit Barthes, aussi accepter la notion de « pertinence » esthétique, c’est-à-dire de logique formelle, intérieure à une grande structure collective, fut-elle très « commerciale » »[23]

C’est l’expérience immédiate de l’œuvre de masse moderne qu’il s’attarde à analyser. Barthes le fera dans ses travaux sur la photographie, la peinture, le cinéma, la publicité, le photojournalisme et tous les produits de masse que son corps a rencontrés. Mais la puissance de la pensée et de l’herméneutique barthésiennes réside dans l’abord original qu’il a réservé à des textes dits classiques et pour lesquels il a proposé de nouvelles techniques d’interprétation.  L’exemple le plus original et le plus singulier est certainement son S/Z. Il y inaugure en quelque sorte une herméneutique de la découpe  linéaire et du « pas à pas » qui mime l’acte de lecture dans sa progression rectiligne. La lexie (mot, phrase, segment de phrase, groupement de phrases) est l’unité de saisie d’un sens qui se condense et de diffracte à la fois jusqu’à la contradiction. En procédant ainsi, Barthes déconstruit définitivement le mythe de la totalité, du texte comme totalité et du sens comme unité ultime et définitive. La vérité est du coté du discontinu, du fragmentaire. Toute totalité est un artifice, un artefact. Barthes parle d’ « articulations postiches »[24]
Interpréter c’est découper, chercher le menu détail significatif qui fait éclat, s’attarder sur l’incident sémantique local. Il n’y a plus de modèle herméneutique général et applicable à volonté sans prendre en ligne de compte les spécificités de chaque texte. Bref, avec S/Z Barthes propose une herméneutique de la différence. Chaque texte porte ainsi sa propre théorie. Dans cette perspective, la lecture est un acte qui n’est jamais le même et à l’infini. Barthes résume cette posture du lecteur-herméneute ainsi :
Lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms ; les noms s’appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c’est une nomination en devenir, une approximation inlassable[25]

Le choix du découpage devient donc, un choix méthodologique indissociable d’un choix épistémologique et philosophique.  Barthes se déconditionne ainsi de toute transcendance, de tout sens métaphysique mais aussi des grilles d’analyse établies institutionnellement et culturellement. Découper, c’est séparer, isoler -au niveau du texte-, mais aussi relier autrement -au niveau du Sujet lecteur au moment même où il lit-écrit. Toute lecture est, de ce fait, écriture, réécriture différentielle à l’infini du texte et différance à l’infini du sens pluriel du texte. Barthes nommera ce procès  « texte scriptible ». La scriptibilité » est essentiellement un travail du Signifiant, un jeu productif a-systémique. Dans la section intitulée « Interprétation » de S/Z, Barthes définit ainsi le texte scriptible :
Le texte scriptible, c’est nous en train d’écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier (Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralité des entrées, l’ouverture des réseaux, l’infini des langages. Le scriptible, c’est […] la production sans le produit, la structuration sans la structure[26] 

Autrement dit, dans cette « moire du texte », seul parle le lecteur devenu scripteur.
L’empirie ludique du lecteur, s’associe ainsi à l’empirie conceptuelle et corporelle déconstructive de Barthes lui-même dans sa lecture de Sarrasine. L’être du texte, tout comme l’être de l’interprétation est la pluralité, le possible, l’incertain. Bref, le fondement de l’empirie barthésienne est le décentrement du Texte, du Sujet, du Savoir, du Langage (de l’Occident et de sa métaphysique de la Totalité)

Final : vers l’écriture pleine comme herméneutique autre
L’empirie barthésienne est tout autant une  « expérience vécue envisagée d’un point de vue conceptuel », qu’une expérience conceptuelle  saisie dans une praxis corporelle et scripturale. L’empirie barthésienne est écriture pleine : celle qu’il étudie, analyse, saisit dans les textes de la grande littérature et qui engage non pas le Moi unifié de l’écrivain ou le Sujet centralisateur de l’auteur mais leur corps mobile, multiple, indécidable et fuyant traversé de langage et d’écriture.
Dans sa préface des Essais critiques (1964), c’est-à-dire à l’apogée de son obédience structuraliste, Barthes interroge la relation critique et écrivain. Si l’écrivain est un expérimentateur dont les techniques de la variation et de l’agencement libre et infinie (des langages qui fatalement le précèdent) favorise une infidélité essentielle et fondatrice de son « art », le critique, lui, a droit à une parole indirecte proférée par une « sorte de degré zéro de la personne »[27]. Barthes revendiquera, pour clore sa réflexion, un statut de critique-écrivain, mieux : de critique –romancier :
[…] pour que le critique parle de lui-même avec exactitude, il faudrait qu’il se transforme en romancier, c’est-à-dire substitue au faux direct dont il s’abrite, un indirect déclaré comme l’est celui de toutes fictions[28]. 
Barthes envisage donc déjà ce qu’il exécutera dans son texte-rupture, Le plaisir du texte et dans ce qu’il a réussi à réaliser dans sa Préparation du roman :
C’est pourquoi, dit-il, sans doute, le roman est toujours l’horizon du critique : le critique est celui qui va écrire, et qui, semblable au narrateur proustien, emplit cette attente d’une œuvre de surcroit qui se fait en se cherchant et dont la fonction est d’accomplir son projet d’écrire tout en l’éludant. Le critique est un écrivain, mais un écrivain en sursis[29]

« L’écrivain en attente » annoncé ici est déjà à l’œuvre dans ses textes sur la littérature et notamment sur l’art moderne (peinture, cinéma, photographie). La fiction, le roman, le romanesque comme herméneutique, une herméneutique autre, vraisemblablement similaire à celle qu’il découvre lors de son voyage au Japon : une herméneutique du décentrement du Sujet, du Langage et du Sens et qu’il a consigné, dans son Empire des signes publié la même année que S/Z.



*Article paru dans la Revue Etudes Francophones Méditerranéennes, n°1, juin 2017 (revue du Laboratoire de Recherche sur l'Expression Littéraire et Artistique, Université de Fès)

[1] Signalons à ce propos la thèse de Sachi Nantois-Kobayashi, "Mathesis singularis" : lecture et subjectivité dans l'œuvre de Roland Barthes, à Paris 4 sous la direction d’Antoine Compagnon soutenue en 2006. (http://www.paris-sorbonne.fr/article/mathesis-singularis-lecture-et)
[2] Définition proposé par Barthes lui-même dans la préface de ses Essais critiques, (1964), OC, II, p. 282.
[3] Cf. Biasi Pierre-Marc, « Dans les pas de la main. Naissance d’une esthétique de la genèse chez Barthes », Genesis 19, 2002, p. 63-78
Coste, Claude, Roland Barthes moraliste, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1999.
Coste Claude, « Roland Barthes par Roland Barthes ou Le démon de la totalité », Recherches & Travaux [En ligne], 75 | 2009, mis en ligne le 30 juin 2011, consulté le 13 juin 2017. URL http://recherchestravaux.revues.org/372
Claude Coste, Bêtise de Barthes, Paris, Klincksieck, coll."Hourvari", 2011.
Ferrer Daniel, « “Eppur si mueove”. le Bathmologue et le généticien», Genesis 19, 2002, p. 51-61
Hanania Cécile, Roland Barthes et l'étymologie, Bruxelles, Peter Lang, 2010.
Heath Stephen, Vertige du déplacement : lecture de Barthes, Fayard, 1974.
Joly Vincent « Phénoménologie de l’imaginaire dans Les Mythologies », mai 2, 2009, https://barthes.wordpress.com/2009/05/02/phenomenologie-de-l%E2%80%99imaginaire-dans-les-mythologies/
Marty Éric, Roland Barthes, Le métier d’écrire, Éditions du Seuil, 2006.
Milner Jean-Claude, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, 2003.
Lindenberg Judith, « « La langue travaillée par le pouvoir » : Franco Fortini et Roland Barthes face à Brecht », Revue de littérature comparée, 2008/4 (n° 328), p. 429-442. URL : http://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-4-page-429.htm

[4] Dans ce sens, il y aurait quelque chose de baroque dans l’Etre et dans l’écriture barthésienne : le mouvement, la pensée en spirale (indirecte), le dépliement multiple et inattendu du texte critique, la surcharge à point nommé, le mélange du sensuel et du conceptuel, etc.
[5] Sur S/Z et l’empirie : Bremond Claude. Variations sur un thème de Balzac. in Communications, 63, 1996. Parcours de Barthes. pp. 133-158; http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1996_num_63_1_1964.

[6] Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 2015, pp.188-89. Elle cite ce passage de Barthes tiré de Délibération, publié (dans Tel Quel) à quelques mois de sa disparition : « En pratiquant à outrance une forme désuète d’écriture, est-ce que je ne dis pas que j’aime la littérature, que je l’aime de façon déchirante, au moment même où elle dépérit ?»
[7] Depuis ses Mythologies, Barthes n’a cessé de déconstruire le conformisme et le conservatisme français en démontrant que  tout ce qui se donnait comme évidence et innocence, était/ est en réalité stratégie, manipulation, pouvoir. Il fait subir le même travail de déconstruction aux fondements de l’approche du texte littéraire en réinterrogeant les notions d’auteur, d’écrivain, de Texte, d’œuvre, de lecteur et de langage.
[8] Ibid., p.219.
[9] A l’exception de quelques textes tels que Système de la mode, « Analyse structurale des récits », principalement.
[10] Œuvres complètes, volume V, p.805.
[11] « J’observe clandestinement le plaisir de l’autre », dit-il
[12] Le plaisir du texte, in Œuvres complètes, volume IV, p.228.
[13] Ibid., p.228.
[14] Michelet par lui-même, Œuvres complètes, volume I, p.429.
[15] Sur la Majuscule conceptuelle et la démarche philosophique de Barthes voir Milner Jean-Claude, Le Pas philosophique de Roland Barthes, Verdier, 2003.
[16] Œuvres complètes, volume II, p.199.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p.200.
[20] Ibid., p.201.
[21] Ibid.
[22] Barthes opposera dans le cadre de cette herméneutique de l’œuvre de masse (film commercial, chanson à succès, photo-roman) « contraintes esthétiques » et « contraintes rationnelles » : l’œuvre de masse, privilégie la contrainte esthétique (interne) sur la contrainte rationnelle (externe).
[23] Ibid.
[24] Œuvres complètes, volume III, p.129.
[25] Ibid., p.127.
[26] Ibid., p.122
[27] Essais, critiques, Œuvres complètes, volume II, p.281.
[28] Ibid., p.282.
[29] Ibid.

dimanche 31 décembre 2017

Histoire, fiction et prédicat. Les troubles de l’écriture selon Roland Barthes ou le « sensuel de l’Histoire »



Abderrahim Kamal
Université de Fès

La pensée de Roland Barthes est une pensée du questionnement et de l’exploration du secondaire, du non-remarquable, du non-notable. Mais elle est aussi investissement de ce qui déborde les structures arrêtées, les clôtures toutes faites. Sa pratique herméneutique et les théorisations ad hoc qui en résultent visent à dévoiler, méthodiquement, la part in-quantifiable, in-structurable des objets, champs, notions et concepts. Et c’est cela qui fait l’originalité de la pensée et de la pratique barthésiennes.
Mon propos ici est présenter un exemple de ce type de traitement barthésien -celui relatif à l’écriture de l’Histoire et de la Fiction- et donc d’en cerner les problématiques  (parfois insolubles) en vue de faire ressortir la difficulté à manier ces concepts/notions dans le champ de la critique et de la théorie littéraire.
*

La section 4 du Bruissement de la langue. Essais critique IV[1] s’intitule « De l’histoire au réel » et comprend trois textes : « Le discours de l’Histoire », « L’effet de réel » et « L’écriture de l’événement » (sur les événements de mai 1968). Trente pages dans lesquels R.Barthes mène une réflexion critique, propose une approche pratique et théorique de la problématique histoire/fiction et soumet au questionnement  épistémologique les notions et concepts qui lui sont afférents : leur contenu, leur validité et leurs retombées théoriques et pratiques et donc leur maniement souvent problématiques. Réflexions et questionnements qu’il met en pratique dans deux textes figurant dans la section intitulée « Lecture » et qui  portent sur Michelet l’historien (le romancier ?!)

I-                   « L’illusoire chasteté de l’Histoire »

Cette expression empruntée par R.Barthes à Fustel de Coulanges dit, en fait, l’impossibilité d’écrire l’Histoire par un historien : une histoire qui se voudrait neutre, objective, impersonnelle. L’Histoire n’est pas chaste parce que l’écriture n’est pas chaste, neutre, objective. Il n’y a pas de degré zéro de l’écriture de l’Histoire et encore moins de la fiction historique. Justement R.Barthes y analyse la différence entre « récit fictif » et « récit historique ». Fraichement sémioticien structuraliste (à sa manière « désinvolte » faut-il le préciser ?), R.Barthes applique les nouveaux outils de la linguistique structuraliste, notamment dans le domaine de l’énonciation; il relève les composants et le fonctionnement du discours historique : « embrayeurs d’écoute », «shifters d’organisation », « énoncé », « énonciation », « énonçant », déictique, sens, signification, etc.
Cette étude formaliste lui permet d’interroger des aspects d’ordre théorico-épistémologique. Interrogation qu’on peut formuler ainsi :
-          Qu’est-ce qu’un événement ?
-          Qu’est-ce un événement écrit ? (par l’Historien)
-          Objectivité et subjectivité de « l’énonçant » : quels sont les marques de cette subjectivité/objectivité ?
La réponse est sans ambigüité : il n’y a pas de degré zéro de l’écriture historique, ou de l’écriture du fait historique ; il n’y a qu’une « illusion référentielle », caractéristique qu’il utilisera plus tard pour parler d’un certain ir-réalisme en littérature Mieux, R.Barthes parle de « l’imaginaire neutralité de l’écriture ».

II-              Prédicat et notations scandaleuses insignifiantes

Dans le récit historique tout comme dans le récit fictionnel intervient ce que Barthes appelle « la personne passionnelle » qui induit automatiquement des prédicats. La prédication (caractérisation, attribution de qualité, « coloration ») introduit donc le Sujet qui modifie le réel et l’événement. Autrement dit, dans le récit historique, la prédication introduit le trouble subjectif où agit le choix du détail. Pourquoi tel historien décide-t-il de s’arrêter sur tel détail d’un grand événement historique ? : les vêtements d’un roi, les lieux, la présence de tel objet, le temps qu’il faisait ce jour-là, l’ambiance etc.
Ces détails R.Barthes les appelle des « notations scandaleuses » ou « notations insignifiantes » : scandaleuses ou insignifiantes dans le registre historique et par rapport à la grandeur de l’événement historique : la prise de la Bastille, l’assassinat d’un homme politique par exemple.
Autrement dit, là où s’immisce le détail insignifiant/scandaleux, (généralement c’est là que s’ouvre la marge de la description), c’est là où la prédication devient modalisation, modulation du réel. C’est que l’écriture[2] -qu’elle soit historique ou fictionnelle-  est un ensemble de contraintes et de possibles. Il faut donc chercher la signification de cette insignifiance.

III-           Contraintes et possibles de l’écriture :

On peut relever, en lisant R.Barthes, plusieurs types de contraintes et de possibles. On peut les synthétiser en trois types :
-          Les contraintes du vraisemblable esthétique : où l’historien tout comme le romancier essaie de « mettre la chose sous les yeux de … ». La recherche de cet  effet fait basculer le discours historique dans le registre littéraire où agissent l’Ekphrasis (représentation picturale écrite) et l’hypotypose. Exemple, la ville de Rome (d)écrite par Flaubert et Michelet.

-          Les contraintes culturelles : l’exemple de la description où le sens dépend de « sa conformité aux règles culturelles de la représentation »[3]

-          Les possibles fantasmatiques des mots : « l’éclat du désir » : Barthes aborde une question à laquelle on ne prête pas souvent attention : l’activité scripturale comme exploration des possibles fantasmatiques des mots. Dans l’écriture, les possibles sont offertes par les différentes charges sémantiques, phoniques mais aussi associations fantasmatiques. R.Barthes appelle cela  « l’éclat du désir »[4]

Et c’est à ce moment que Barthes distingue deux activités : dénoter et décrire. Dénoter c’est rester près du réel concret ; décrire c’est aller vers le sens du réel, vers ce qu’il désigne sous le nom d’intelligible et qui dit la vérité de l’événement, du fait historique.

IV-           Le paradoxe barthésien : la vérité est dans l’intelligible esthétique

C’est dans ce paradoxe que se rejoignent historien moderne et romancier moderne : la recherche de l’intelligible, de la vérité de ce qui se voit.
La vérité du réel, que celui-ci soit historique ou fictionnel, est dans le vraisemblable esthétique moderne[5]. Ainsi l’écriture moderne de l’événement est définie par R.Barthes comme la « rencontre d’un objet et de son expression ». Très belle formule qui dit la con-fusion histoire/fiction dans le langage et l’écriture prédicative troublante (au sens de « mélangeante »).

V-              Les troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage

Dans les deux textes qu’il réserve à Michelet, à savoir « Michelet aujourd’hui » et « Modernité de Michelet », R.Barthes étudie justement ces troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage qui mènent à l’intelligible.
Il relève un certain nombre de caractéristiques de l’écriture de Michelet. Une écriture elliptique qui fonctionne par asyndète et par rupture ; une écriture qu’il qualifie de poétique où le prédicat et le jugement modalisent le fait historique. Pour Barthes, chez Michelet l’historien « l’être du langage n’est pas le constatif (le thétique) mais l’appréciatif (l’épithétique) »[6]
Ce qui précède conduit Barthes à souligner « le lyrisme de Michelet », moteur de ce qu’il appelle « trouble de la rationalité discursive » qui nécessitent une ré-interrogation du fait : le fait historique  et le fait fictionnel.

VI-           Qu’est-ce qu’un fait ?

Le fait est une notion trouble, imprécise. Là où interviennent le langage, l’écriture et le corps, le fait subit des modulations et des distorsions. En effet, Barthes repère chez Michelet deux aspects qui troublent l’écriture de l’Histoire et font coïncider écriture historique et écriture littéraire : le déplacement  et ce qu’il appelle « l’avant-même ».
a- Le déplacement :
Michelet déplace les faits. Il agit comme un romancier. Au lieu de présenter un événement, un fait, dans sa grandeur (une guerre), il s’attache aux détails insignifiants et scandaleux (dans le sens de « sortant de la normalité ») « Les faits [chez Michelet] ne sont jamais là où ont les attends »[7] Ce déplacement dans le regard des faits et de leur « taille » modifie la nature même du texte et du fait.
b-« L’avant-même » :
Par cette notion, Barthes met l’accent sur les dispositions psychologiques, langagières et idéologiques de l’auteur qui conditionnent son choix du fait et sa manière de le dire et de l’organiser. Dans ce cas, le langage, dépositaire de cet avant-même, précède le fait en quelque sorte.
Inutile de souligner que ces deux aspects scripturaux peuvent caractériser aussi bien l’historien que le romancier. Barthes le dit explicitement : «  Michelet est en somme l’écrivain (historien) du avant-même »[8]

VII-       Pour conclure : le sensuel de l’Histoire

On peut dire que « Histoire » et « Fiction » sont des notions qu’il faut redéfinir indéfiniment ad hoc et par cas. L’écriture (historique, fictionnelle) est un processus, un procès, où agissent des déterminations esthétiques, idéologiques, psychologiques et langagières. Déterminations sur lesquelles R.Barthes insiste en appelant le corps. Le corps écrivant échappe aux catégories scientifiques, logiques, matérialistes, froides. D’ailleurs dans une sorte de mise au point épistémologique. R.Barthes parle de la scientificité-objectivité-rationalité comme « dé-corporation » de la connaissance : « avec lui [Michelet], dit Barthes, le corps devient le fondement du savoir comme discours […] Cette façon de déporter l’intelligible historique reste très singulière, car elle contredit la croyance qui continue à nous dire que pour comprendre il faut abstraire, et, en quelque sorte, décorporer la connaissance »[9].
C’est ce que Barthes scellera dans une formule simple mais profonde. Il parlera du « sensuel de l’Histoire ».




[1] Nous référons à l’édition du Seuil, Coll. « points », 1993.
[2] Remarque :  je ne parle pas d’écriture  littéraire » tout simplement parce que je suppose, avec Barthes, la littérarité du texte historique.
[3] p.168
[4] p.184
[5] Barthes donnera comme exemple « le baromètre de Flaubert, ou « la petite porte » de Michelet), Ibid., p.186.
[6] Ibid., p.242 
[7] Ibid., p. 203.
[8] Ibid., p.243.
[9] Ibid., p.256.