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mercredi 9 octobre 2013

Roland Barthes : Le durable, l’instantané et le transitoire intransitif du sens

Etude des postures ontologiques de R.Barthes devant l’Europe, le Japon et le Maroc

Abderrahim Kamal
Université de Fès






« Le regard, c’est ce qui, distinguant (…) assumant, aimant est déjà ce qui donne l’être »

Yves Bonnefoy, Remarques sur le regard, Paris Calmann Lévi, 2002

« L’offrande est pacte avec le temps
La promesse, une puissance du don
Soyez témoins de mon ravissement
Voyez ce que je vois
Paroles sur les lèvres »

Abdelkébir Khatibi, Aimance, Ed. Al Manar, Paris, 2003



Le corps-Barthes n’est jamais le même devant le monde, devant le visible. Ses « postures ontologiques » qui conditionnent ses attitudes  devant le Sens varient en fonction des « espaces géo-logo-culturels »[1] où son corps se meut.
Mythologies, L’empire des signes et Incidents[2] sont quelques unes des manifestations de ces postures et d’un Barthes multiple.
Dans Mythologies ainsi que les trois premiers textes de Incidents, Barthes cherche le durable du sens ; dans L’Empire des signes, il découvre et fait sien l’instantanéité du sens ; enfin, dans « Au Maroc naguère… » (dernier texte de Incidents), le corps-Barthes refuse l’enracinement : il vit et saisit un état du transitoire intransitif du sens.


L’Occident : le durable

Mythologies est une démystification de la culture de masse dans la France des années 50. Barthes y procède à une interprétation critique de l'univers social des communications de masse, quelle que soit leur substance : objet, texte, image, comportement. Démystifier, chez Barthes, c'est  "rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle"[3];  démystifier, c'est mettre à nu l'Histoire/la culture qui se cache derrière la  (fausse) Nature.
Dans ce sens, la lecture d'un texte (quelle que soit sa matière) ne peut  plus se restreindre à une simple énumération de ses signifiants dénotatifs, elle doit chercher ses signifiés connotatifs et débusquer le système idéologique qui la sous-tend. Débusquer le mythe qui le fonde.
Ainsi, le mythe, tel que le définit Barthes, est aussi un système de communication et un mode de signification qui révèle les représentations mentales collectives. Car la société, dès qu'elle s'approprie un objet, elle le "mystifie" en l'investissant de valeurs qui découlent  directement de "l'usage social". En ce sens, la mythologie ne peut avoir qu'un fondement historique.

Dans le mythe barthésien, "le sens est déjà  complet, il postule un savoir, un passé, une mémoire, un ordre comparatif de faits, d'idées, de décisions"[4].
De ce fait, la réhabilitation du concept (ou signifié mythique) est, au fond, une réhabilitation de l'Histoire et de l'intention de signification-communication. Car le concept n'est pas abstrait mais "plein d'une situation".
Le concept fait intervenir une certaine connaissance du réel que le lecteur d’un texte ou d’une image ou du monde des objets mobilise et que l'émetteur individuel ou collectif programme. La forme constitue toujours un niveau de dénotation par rapport à quoi se construit la connotation. Et c'est cette connotation qui définit la fonction de déformation/distorsion du mythe: "Il distord l'histoire pour mieux la nier, il puise au culturel pour prétendre au naturel. Il sera ainsi le lieu privilégié de l'idéologie qui, culturelle par définition, ne peut survivre qu'en feignant le naturel"[5].
Même quand Barthes est le plus systématiste des sémiologues (comme dans Système de la mode), la critique idéologique reste ce fonds par rapport auquel les significations se définissent.  Cette démarche s'explique : l'étude du processus de signification se réduit chez lui à l'étude des processus de connotation, lesquels font, inéluctablement, intervenir la Culture et l'Histoire comme procès direct ou indirect, intentionnel ou "spontané", de communication.
Ainsi, devant le monde, le visible et le « texte occidental», Barthes cherche le durable culturel et historique qui fait la durabilité de certains réseaux de significations. Cette posture on la retrouve, autrement écrite, dans les trois premiers textes d’Incidents. Le durable y est enracinement dans le Temps (individuel et collectif à la fois) c’est-à-dire dans l’Histoire et dans la Culture.

En effet, « La lumière du Sud-ouest » est une sorte de journal d’une revisite des lieux de l’enfance et de la jeunesse. Le sens est enraciné dans un durable géographique et historique : une sorte d’archéologie du « Village en France ». Dans cette géohistoire le sens est maîtrisé, logique, claire, unifié. L’enracinement est à chercher dans les composants et dans la composition. La typologie qu’il établit, même subjective, reste enracinée dans un réseau de sens supporté soit par ce fameux « accent » du Sud-ouest, soit par cette disponibilité/offrande de la terre-lumière (Barthes parle de la « qualité éminemment habitable » de cette lumière-espace[6]) ; disponibilité/offrande qui s’inscrit dans la durée, le Temps ; il existe un « temps du Sud-ouest »[7] ; soit encore par ce parcours, cette mobilité enchanteresse dans les lieux de mémoires « moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières »[8]. Barthes procède ici à une lecture mémorieuse de son Sud-ouest : « Car, dit-il, « lire » un pays, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du corps. Je crois que c’est à ce vestibule du savoir et de l’analyse qu’est assigné l’écrivain »[9]. Barthes révèlant « [son] Sud-ouest » : parfaite adhésion au réel évoqué et parfaite adhérence du visible.

« Au Palace ce soir… », quant à lui, est la description d’un édifice-corps, d’une boite-spectacle : le Palace. Ce sont les mêmes aspects qui intéressent Barthes dans ce lieu : l’histoire (de l’art, de l’architecture) et la mobilité hédoniste du corps. La référence à Proust est explicite. L’histoire, le Temps, la Mémoire restent les filtres de cette connivence de Barthes avec l’espace. Filtres/fictions ou fictionnalisations culturelles de soi et du visible : « Voyageant de loin dans ma mémoire et venant embellir le Palace d’un dernier charme : celui qui nous vient des fictions de la culture »[10].

Justement, les  « Soirées de Paris », sont des « fictions » racontant sous la forme d’un journal,  les sorties parisiennes de Barthes en compagnie ou seul : ses aventures amoureuses avec ses amants et ses rencontres d’un jour.
Deux aspects frappent dans ce texte (par rapport au texte sur le Maroc) :
-      le descriptif (comme dans les deux autres textes présentés) prend une importance capitale et visibilsante : la vision y est développée et développante ;
-      la continuité diégétique : le texte raconte le « détail » : c’est-à dire cette entité menue, souvent infime mais nuancée, qui s’insinue dans une concaténation plus large au point d’épouser la Culture.
Le durable du sens invite développement, concaténation, continuité parce qu’il est fondamentalement une durée.



L’Extrême- Orient : l’instantané

L'Empire des signes  est une sorte de journal de voyage d'un genre bien particulier. L'auteur y raconte, observe, décrypte, lit -photos à l'appui- un monde/fiction appelé Japon. Il y raconte sa rencontre, son "corps à corps" avec l'Autre. Aussi, le livre est-il le lieu de croisement de l'inévitable dichotomie Orient/Occident. Car, en définitive, c'est de la découverte d'une autre ratio  qu'il s'agit ici. Ratio d'où découlera  la nouvelle conception-approche barthésienne du sens, du savoir sémiologique et du monde comme spectacle et comme image hors d’atteinte du sens.

Le monde japonais est un spectacle. Il est une série ordonnée d'images instantanées. Tel est le moteur de l'écriture du visible dans L'Empire des signes, telle est la source de ce "vacillement visuel". Le sémioticien du sens (occidental) va se muer en sémioticien (oriental) de la perte du sens, ou plutôt de sa suspension. L'a-langage  se substitue au langage. Dès la première page Orient et Occident sont confrontés, croisés, mis en parallèle. Et dans cette rencontre, seule l'intéresse "la possibilité  d'une différence, d'une mutation, d'une révolution dans la propriété des systèmes symboliques"[11]. Cependant, fidèle à ses analyses idéologiques, Barthes souligne tout le travail d'occultation de l'Orient effectué par les systèmes idéologiques occidentaux. Pour lui, l'Orient est à apprendre, et plus précisément, de l'Orient il faut apprendre les impossibilités de l'Occident : impossibilités que renferment tous les systèmes symboliques, à commencer par le système linguistique. En somme, les certitudes de l'Occident sont ébranlées au contact des incertitudes (philosophiques) de l'Orient. "Il est temps, dit-il, de porter le soupçon sur l'idéologie même de notre parole" (occidentale)[12].
Aussi le premier enseignement tiré par Barthes du "système-Japon" renvoie-t-il le lecteur aux Mythologies : si l'Occident assure sa durabilité  "à coup de mythes" et grâce à la naturalisation de l'Histoire/Culture, l'Orient, lui, garantit la permanence de son système par la réduction maximale de l'intervention du Sujet: les signes sont là,"naturels", "spontanés", offerts dans la plénitude de leur "être-là", dans leur visualité pure. En d'autres termes, si "l'Occident humecte toute chose de sens"[13], l'Orient saisit les choses et leurs signes dans leur matérialité-visualité pure. A l'effraction du sens par l'homme occidental (tout doit signifier, quitte à forcer les signes), s'oppose l'exemption du sens dans la culture japonaise. Cela explique pourquoi cette expérience japonaise sera vécue par Barthes comme spectacle, comme "une petite odyssée du Regard".

En effet, à bien examiner le vocabulaire de l'ouvrage, on se rendra compte que tout est traité sur le mode visuel; comme si le Japon était une sorte de spectacle permanent, incessamment offert  non pas à l'analyse, mais au corps: cuisine, ville, gare, paquet, théâtre, écriture, politesse, haïku, miroir, papeterie, travestissement, magasin, jardin, caractères, paysages,  bref tout objet, tout geste (de la vie quotidienne la plus plate à l'art le plus accompli et le plus sophistiqué) est réduit à une essence visuelle et plastique : couleurs, traits, matières sont les outils de cette investigation du monde et de ses signes. C'est dire que le vacillement visuel dont parle Barthes n'est pas seulement dans ces images qui accompagnent (et peut-être engendrent) le texte, mais aussi (et en premier lieu) dans cette saisie du monde japonais comme défilement-fixation d'images, comme spectacle continu, ou encore comme scopie photographique et picturale enchantée[14].

Chaque culture (au sens anthropologique) ordonne le monde à sa manière. La langue est l'une des manifestations actives de cet ordonnancement. Si l'Occident  fonde le Monde, le Savoir et le Sujet (organisateur et du monde et du savoir) sur un système dit rationnel, il reste que le rationnel (et le rationnalisme) n'est qu'un"système parmi d'autres". Le Japon est un système culturel, linguistique et symbolique qui se situe à l'extrême opposée du système occidental.
 Fort de cette idée, Barthes lit le monde japonais en essayant de réduire au maximum ce qu'il y a d'occidental en lui-même, et en s'imprégnant de plus en plus profondément de cette philosophie de la surface bâtie sur deux négations: celle du Sens et celle du Sujet. Le concept de "satori" est la pierre angulaire de cette philosophie. Il désigne l'événement  dans ce qu'il a de littéral, de neutre, de sémantiquement silencieux : l'événement est vide de toute parole, de tout sens, de tout langage. "Le signe s'abolit avant que n'importe quel signifié ait eu le temps de "prendre" ". Il s'agit d'une sorte d'être-là (d'être-pour-soi) du fait, indépendamment du Sujet (acteur, récepteur), hors de toute sorte de médiation. Pour bien saisir le satori, l'homme occidental (habitué à raisonner en termes de "sujet", de "verbe", d'"attribut" et de "transitivité"), doit   "imaginer un verbe qui soit à la fois sans sujet, sans attribut et  cependant transitif, comme par exemple un acte de connaissance sans sujet connaissant et sans objet connu"[15]. Dans le satori, le sens est exempté, absenté parce que la finalité du signe n'est pas de signifier mais d'être là. Parlant  du théâtre japonais (dit Bunraku), Barthes souligne cette idée capitale de l'in-signifiance : « On retrouve ici, dit-il, cette exemption du sens, que nous pouvons à peine comprendre, puisque, chez nous, attaquer le sens, c'est  le cacher ou l'inverser, mais jamais l'absenter. Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide »[16].
L'esprit Zen propose donc non pas une métaphysique -articulant Dieu, l'Homme, le Monde et le Sens- mais une sorte de physique de l'événement sans Dieu, sans l'Homme et sans le Sens. Dans cet ordre d'idées, le haïku est l'expression parfaite de l'esprit Zen et de l'état de satori. En effet, "tout le Zen, dont le haïkaï n'est que la branche littéraire apparaît ainsi comme une immense pratique destinée à arrêter le langage, à cesser cette sorte de radiophonie intérieure qui émet continûment en nous, jusque dans notre sommeil [...], à vider, à stupéfier, à assécher le bavardage incoercible de l'âme; et peut-être ce qu'on appelle, dans le zen, satori, et que les occidentaux ne peuvent traduire que par des mots vaguement chrétiens (illumination, révélation, intuition), n'est-il qu'une suspension panique du langage, le blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne"[17]. En somme, dans cet état d'a-langage, c'est le symbole comme opération sémantique qui est attaqué.
En définitive, par cet effacement de Dieu, du Sujet et du Sens, par ce MU (vide) bouddhiste et ce satori Zen, c'est une autre ontologie qui s'instaure : une ontologie inversée, fondée sur une scopie inversée : ce n'est pas le Sujet qui fonde l'Etre du monde et des signes (par le biais de la parole), mais plutôt l'inverse : l'Etre du monde et ses signes fondent le Sujet (non axiologisé, hors langage) : ce n'est pas le sujet qui regarde le monde et lit ses signes, mais ce sont plutôt  le monde et ses signes qui regardent le Sujet et le manifestent. La métaphore de la photographie inversée qui ouvre et  clôt L'Empire des signes prend ainsi son sens.
Le monde, le fait, l'événement, existent comme spectacle, comme "suite d'événements instantanés", comme "pure signifiance, abrupte, vide, comme une cassure". L'espace centré n'existe pas parce qu'il n’y a pas de Sujet centralisateur et, partant, ordonnateur du monde  et des signes. A la limite on peut avancer que tout L’Empire des signes est "brodé", tissé, filé autour de cette métaphore fondatrice de la scopie inversée. Le Japon comme instantanés inversés : nulle prédication dans cet empire du silence.

L’Orient : le transitoire intransitif

Aux yeux de Barthes toute prédication (attribution d’un nom, d’une qualité, tout établissement d’une typologie) est violence, effraction. Etre nommé, est pour lui, être objet de maltraitance ou d’archive. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, l’auteur « supporte mal toute image de lui-même, souffre d’être nommé. Il considère que la perfection d’un rapport humain tient à cette vacance de l’image : abolir entre soi, de l’un à l’autre, les adjectifs ; un rapport qui s’adjective est du coté de l’image, du coté de la domination, de la mort »[18]. C’est dans ce cadre qu’il il évoque le Maroc : ce qu’il y souligne c’est ce qu’il appelle « la matité de la relation humaine ». La Maroc ne pouvait être un miroir pour Roland Barthes. Cette vacance de l’image –miroir est objet de repos. Le transitoire intransitif du sens est justement résistance à l’agressivité du visible. « Au Maroc naguère… » est justement l’expression de cette résistance.

 Il s’y agit d’un ensemble de 122 fragments. Mis à part un fragment (celui de la page 52 sur les deux autostoppeurs, où il procède en sémiologue-idéologue) et deux autres où les notations ressemblent à des Haiku (p.5 : « l’enfant éternellement assis » ; p.61 « Paix d’une djellaba sur l’âne »), le reste des fragments est classable selon quatre catégories : les portraits, les scènes fixes, les scènes-durée (ou plutôt micro durée) et les paysages.
D’un autre  point de vue, on peut limiter les « thèmes » des « choses vues » à six :
-      L’impur
-      La malveillance (et son corrélatif la violence physique ou morale).
-      L’inertie.
-      La duperie : (mensonge et faux semblant).
-      La déchéance (morale et/ou physique des « personnages » vus, rencontrés).
-      Enfin, le dissonant, le discordant et le dyharmonieux.

Quelle est l’attitude de Barthes devant ce monde vu/vécu ? Quelle attitude devant le sens ?

Le sens est transitoire parce que sans enracinement ; réduit à des notations sans durée (récit), sans développement, sans continuité. Le visible n’a aucune incidence sur l’Etre. Barthes est dans le transitoire intransitif parce que nulle adhésion au réel et nulle adhérence du réel parce que nul don et nul partage. Pas d’aimance (pour reprendre un concept de Khatibi) entre les deux parce que nulle offrande et nul ravissement. Si la lumière du Sud-ouest est habitable (qualité qu’il attribue d’ailleurs à la langue dans Le degré zéro de l’écriture), le Maroc n’est pas « habitable » parce que probablement sans langue.
Le ton dans « Au Maroc naguère… » est celui de la distance/résistance active; il s’agit d’une fiction distante ou plutôt d’une fiction de distanciation[19].
  Ce qui distingue ce texte sur le Maroc des autres incidents c’est justement l’absence de cette « fiction des cultures » : fiction adhérante et adhésive, fiction aimante. Barthes semble être dans une sorte d’absence au monde et à soi.

En définitive, Barthes semble adopter trois postures devant le visible et le sens qui correspondent, chez lui, à des déterminations spécifiques pour chaque entité géo-culturelle :
-      l’Occident est, pour lui, objet de Savoir,
-      l’Extrême- Orient, un objet de Regard,
-      l’Orient, objet d’absence (à soi et au monde) et d’ab- sens[20] (un en-deçà du sens, un neutre) : lieu idéal pour un deuil jamais entièrement fait (celui de la mère) ?







[1] La France, le Japon, le Maroc sont définis ici comme des entités non pas nationales mais culturelles, dotée chacune d’une « ratio » spécifique et où le sens est saisi par Barthes différemment à chaque fois. On pourrait tout aussi bien parler respectivement d’Occident, d’Extrême- Orient et d’Orient. Appellations à valeur simplement opératoire.
[2] Nous référons à l’édition de 1987 qui contient les textes suivants : « La lumière de l’Ouest », « Au Palace ce soir », « Soirées de Paris » et « Incidents, au Maroc naguère… ». Soulignons, nous allons le voir, que l’incident n’est pas le même contenu dans chacun des textes, et, de ce fait, ne revêt pas le même sens.
[3] Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p.7.
[4] Ibid., p.202.
[5] L.-J. Calvet, Roland Barthes. Un regard politique sur le signe, P.B.Payot, 1973, op.cit., p.58.
[6] Incidents, op. cit., p.15
[7] Ibid., p.16
[8] Ibid., p.17
[9] Ibid., p.20
[10] Ibid., p.29.
[11] L’Empire des signes, Paris, Skira, 1970, p.8.
[12] Ibid., p.16.
[13] Ibid., p.90.
[14] Nous reprenons ce terme de "scopie" à Denis Roche dans "Un discours affectif sur l'image", Magazine littéraire, n°314, octobre 1993, pp.65-67.
[15] L'Empire des signes, op.cit., p.13.
[16] Ibid., p.81.
[17] Ibid., p.97.
[18] Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p.47
[19] Ralph Heyndels parlait avec justesse  (lors d’une intervention au colloque) de « distanciation suspensive ».
[20] Ce néologisme m’a été proposé gracieusement par Thami Benkirane lors de la discussion qui a suivi ma communication. Je l’en remercie.

lundi 15 juillet 2013

Textualité/corporéité picturale. La peinture selon Roland Barthes**

Abderrahim Kamal
Université de Fès



Abstract
Nous avons essayé, dans un ouvrage publié en 1998*, de présenter une partie de la production de Roland Barthes : ses écrits sur la photographie. Nous voudrions, dans cet essai, tenter de cerner un autre champ de réflexion barthesienne sur l'art : la peinture. Nous interrogerons particulièrement la question du langage : le langage  (les langages ?) pictural tel qu'il le définit dans les œuvres de certains peintres et tel qu’il l’utilise lui-même pour lire ces langages.
La peinture est-elle un langage?
Question fondamentale à laquelle Barthes a essayé de donner des réponses multiples en soulevant des problématiques et des problèmes d’ordre à la fois théorique, méthodologique et épistémologique.

Langages de la peinture : nombreux, variés, complémentaires, parfois antithétiques. Non seulement ceux des peintres et des peintures dont Barthes parle, mais aussi ceux-là mêmes qu’il utilise pour en parler. En 1969 déjà, l’auteur, en pleine mouvance structuraliste, pose la question : "La peinture est-elle un langage?"[1].
Ses réponses vont varier, se modeler selon les injonctions du texte-tableau lu et selon les dispositions esthétiques qui président à sa composition. A chaque réponse surgit un ensemble d’autres questionnements, une multitude d’autres problématiques d’ordre théorique, méthodologique et épistémologique. Des langages, des savoirs seront tour à tour essayés pour approcher cet art si singulier qu’en dernière analyse il faudrait se poser la question de l’indissociabilité de l’acte de lecture et du langage (verbal) qui lui donne corps.
En effet, le problème, selon Barthes, est de savoir si le langage verbal du lecteur-analyste arrive à « mordre »[2] sur le langage de la peinture. Car le risque est que la lecture devienne une écriture à chaque fois renouvelée, guidée qu’elle est, non pas par les règles de l’œuvre lue, mais par les règles du langage verbal mobilisé à cet effet.  En effet, le tableau " n'existe que dans le récit que j'en donne ; ou encore : dans la somme et l'organisation des lectures que l'on peut en faire : un tableau n'est jamais que sa propre description plurielle."[3] En un mot, avec/ dans la peinture, nous sommes dans "cet infini du langage qui est précisément le système du tableau".[4]
Il est très difficile de concevoir l’idée d’un système fondé sur le principe de l’infini du langage ; mais Barthes, dans les lectures qu’il va consacrer à différents peintres, révélera, à chaque fois, une région de cet infini qui fait système. Pour y parvenir, il va déplacer son point d’attaque de l’œuvre d’art. Il s’intéressera moins à sa structure qu’à sa structuration. Trouvaille ingénieuse qui va ouvrir l’acte de lecture sur l’exploration comme processus et sur la mobilité du regard au lieu de le figer dans les carcans de la structure.  Mobilité du parcours et mobilité du langage rejoignent ainsi la mobilité du langage de l’œuvre elle-même.
La lecture devient, dans cette perspective, non pas captation/appréhension de significations arrêtées mais quête mobile de sens, travail de re- composition. Ainsi le texte pictural sera défini non pas comme structures plus ou moins visibles et saisissables mais comme travail de re-production du tableau par celui qui le lit. Le peintre et l’écrivain se rencontrent dans un acte simultané  de production-réception :
Le travail de la lecture (qui définit le tableau) s’identifie radicalement (jusqu’à la racine) avec le travail de l’écriture : il n’y a plus de critique, ni même d’écrivain parlant peinture ; il y a le grammatographe, celui qui écrit l’écriture du tableau[5]

Le grammatographe (néologisme proprement barthésien) est donc cette conscience "regardante"/ lisante/ écrivante où s’affrontent, fusionnent et se réfléchissent tous les langages de la peinture :
-                     les langages du tableau (les signes, leur grammaire)
-                     les langages objectifs du lecteur (les théories et méthodes utilisées) et subjectifs (dispositions esthétiques propres)
-                     les langages du savoir mobilisé pour lire. 

Le grammatographe et le somatographe (nous y reviendrons) sont l’image de tous les langages de la peinture travaillant dans la conscience d’une personne face au visible. Les études consacrées à Erté, Arcimboldo et Twombly sont, en fait, des  tentatives de saisie du portrait-robot du grammatographe.

La sémiologie classique et orthodoxe ? Elle brille par son impuissance à saisir la dynamique productive (la structuration) de l’œuvre/texte pictural(e). Toute la batterie terminologique ("code", "signe", "signifiant", "signifié", "message", "syntagme", "paradigme", "articulation", "système", "sémantique", "morphème", "pouvoir d'extension et d'articulation", "procès de signification", etc.), se révélera vaine devant le travail de l’œuvre. Prendront place, dans le cas d’Erté, des motifs tels que la chevelure, le vêtement, la coiffure ; des formes telles que la verticale, l’horizontale , l’oblique et la sinueuse ; et surtout des lettres singulières qu’Erté utilisera pour écrire/peindre son monde ou plutôt pour créer un monde. Car pour Barthes, Erté est le semblable d’un Dieu, du moins d’un logothète platonicien[6]. La création d’un monde passe d’abord par la création d’un langage.
Le langage pictural d’Erté ne peut, dans cette optique, être réduit aux traits, lignes, taches, formes et couleurs. Il devient un appel d’autres langages qui manifestent ce que Barthes nomme la mythologie de l’artiste. Une mythologie collective puisqu’elle prend racine dans les langages (Mode, cinéma, Presse) de son époque et plus précisément les langages  d’un style[7].

Ce langage de la mythologie collective compose avec une certaine mythologie individuelle articulée au langage de l’inconscient. Car si Erté ne peint, ne dessine et ne parle que la Femme  c’est que ce "signe féminin" signifie. Il signifie que le corps de la femme est le lieu d’un fétichisme. Cette écriture du corps, Barthes l’appellera somatographie (écriture du corps). Celle-ci révèle des fonctionnements psychiques. L’étude du doigt, du pied, de la croupe et de la silhouette permettent de saisir la fantasmagorie de l’artiste : une fantasmagorie névrotique axée sur la castration. Le langage de la peinture rencontre ainsi le langage de l’inconscient et partant, le langage de la psychanalyse :
"Ce goût des constructions ascensionnelles, conclura Barthes,  (outre les coiffures en échafaudage, il faut voir la princesse Badr al Boudour perchée sur son palanquin et surmontée d'un motif infiniment aérien, ou la du Barry, dont deux anges supérieurs soutiennent et enlèvent les colliers) mériterait peut-être une psychanalyse, comme celle que faisait Bachelard"[8]

Mais ce langage de l’inconscient se nourrit d’un langage culturel qui embrasse parfois l’universel. Ainsi, pour expliquer le sens de certains motifs, Barthes recourt souvent à des explications d’ordre anthropologique ; ainsi le cinquième doigt :
"originairement fouisseur, puis promu symboliquement au rang d'emblème social pour signifier la classe supérieure, chez les peuples qui laissent démesurément pousser l'ongle auriculaire, lequel ne doit être cassé par aucun travail manuel"[9]

La chevelure, elle, est porteuse d’une symbolique culturelle qui rejoint une sorte d’archétype archaïque :
Anthropologiquement, par une métonymie très ancienne, venue du fond des âges, puisque la religion prescrit aux Femmes de la cacher (de la désexualiser) en entrant à l'église, la chevelure est la Femme elle-même, dans sa différence fondatrice[10].

Dans l’explication de la symbolique de la tresse, Barthes convoquera simultanément la psychanalyse freudienne et la tradition chinoise :
La tresse se substitue au pénis manquant (c'est la définition même du fétiche), en sorte que "couper la natte (la tresse), soit amusement de la part des petits garçons à l'égard de leurs sœurs, soit agression sociale chez les Anciens Chinois pour qui la natte était l'apanage phallique des maîtres  et envahisseurs mandchous, est un acte castrateur[11].

Si la somatographie est une écriture complexe c’est parce qu’elle mobilise, au moment de son accomplissement comme au moment de sa réception (structuration), des langages qui révèlent à la fois ce qui est proprement pictural que ce qui est mythologique (collectif et individuel, psychanalytique et anthropologique (culturel archaïque)).
Il existe enfin un dernier langage qui vient s’imbriquer dans cette combinatoire de langages spécifiques : le langage poétique.
En effet, pour Barthes le langage pictural ne peut être analysé dans ses effets si l’on occulte sa dimension poétique. Dans ce sens, les lettres de  Erté sont poétiques non pas parce qu’elles communiquent "quelque impression vague" ou "une sorte de valeur indéfinissable", mais parce qu’elles ont une "capacité symbolique" importante. Et cette capacité symbolique elle-même se manifeste par des "départs" dans un très grand nombre de directions"[12] Ce qui revient à définir ce qu’est le poétique pour Barthes.
Le langage poétique est "ce cheminement infini du symbole, dont on ne peut jamais faire un signifié dernier et qui est en somme toujours le signifiant d'un autre signifiant"[13] Il y a donc une rhétorique poétique de la figure picturale. On peut y lire le travail de la métonymie, de la métaphore et de la synecdoque, entre autres. Barthes poussera cette rhétorique picto-poétique à ses limites puisqu’il y lira la Lettre comme un phénomène phonétique débordant sa manifestation visuelle. Commentant la lettre "K", il la définit d’abord comme une occlusive avant de déployer son phonétisme graphique :



K, occlusive, fait partir les deux jambages obliques de son graphisme d'une sorte de claque, que la barre rigide de sa première ligne impose, par ricochet, au postérieur de la femme (c'est le phonétisme de la lettre qui est exploité, puisque la claque est un mot onomatopéique : vérité linguistique, car nous savons maintenant qu'il existe un symbolisme phonétique, et même, pour certains mots, une sémantique des sons)[14].

C’est par cette dimension poétique, voire cette fonction poétique que l’auteur définira la peinture d’Arcimboldo, car celle-ci "a un fond langagier" :
son imagination est proprement poétique: elle ne crée pas les signes, elle les combine, les permute, les dévoie  -ce que fait exactement l'ouvrier de la langue."[15]

La lecture de la peinture d’Arcimboldo devient ainsi un jeu combinatoire. Le lecteur est appelé à résoudre l’énigme picturale par "le jeu patient des métaphores et des métonymies", car le peintre exploite les "curiosités de la langue, joue de la synonymie et de l'homonymie". L'étude du langage pictural d’Arcimboldo sera donc axée sur l'étude des procédés "poétiques" qu'il utilise. Le parallèle que Barthes établit entre le peintre et l'écriture poétique de Cyrano de Bergerac éclaire cette combinatoire poétique. En effet, si le poète compose ses poèmes en utilisant un procédé de comparaison suivi d'un procédé de métaphorisation, Arcimboldo, lui, fait de même dans ses tableaux :
Si le discours commun compare (ce qu'il fait souvent) une coiffure à un plat renversé, Arcimboldo prend la comparaison à la lettre, il en fait une identification: le chapeau devient un plat, le plat devient un casque (une "salade", celata). Le procédé opère en deux temps: au moment de la comparaison, il reste de pur bon sens, posant la chose la plus banale du monde, une analogie; mais dans un second temps, l'analogie devient folle, parce qu'elle est exploitée radicalement, poussée jusqu'à se détruire elle-même comme analogie: la comparaison devient métaphore: le casque n'est plus comme un plat, il est un plat".[16]

Ce qui unit le langage poétique et le langage pictural, c’est la fonction de jeu qu’ils appellent. Dans cette relation, le sens n’est ni définitif ni fermé, tel un jeu qui présente toujours de nouvelles possibilités. Et comme la lecture n’est jamais définitive ou fermée, "il y a des éclaboussures de sens à l’infini", dit Barthes.[17] En somme, la représentation picturale est une exploitation des possibilités infinies de la langue, comme chez le poète. Et comme l’écriture poétique se définit également par ses procédés rhétoriques, Barthes présentera Arcimboldo comme un rhétoricien à sa manière. "Par ses Têtes, il jette dans le discours de l'Image tout un paquet de figures rhétoriques : la toile devient un vrai laboratoire de tropes"[18].
Par conséquent, Barthes va dégager des toiles d'Arcimboldo toutes les figures de cette rhétorique :
- une métaphore, c'est un "coquillage (qui) vaut pour une oreille",
- une métonymie, c'est "un amas de poissons (qui) vaut pour l'eau",`
-une allégorie, c'est "le feu (qui) devient une tête flamboyante",
-une allusion, c'est "énumérer les fruits, les pêches, les poires, les cerises, les framboises, les épis pour faire entendre l'été",
- une antanalase, c'est "répéter le poisson pour faire ici un nez et là une bouche",
- une annomination, c'est "évoquer un nom par un autre qui a même sonorité",
- une annomination d'images, c'est "évoquer une chose par une autre, qui a même forme (un nez pat la croupe d'un lapin)".


Arcimboldo, L'été

La rhétorique d'Arcimboldo est, pour Barthes, une rhétorique de la substitution et de la transposition, comme dans le langage poétique.
Cependant la figure de style la plus employée par Arcimboldo est la métaphore: "tout est métaphore chez Arcimboldo", dit Barthes avant de préciser que «rien n'est jamais dénoté, puisque les traits (lignes, formes, volutes) qui servent à composer une tête ont déjà un sens, et que ce sens est détourné vers un autre sens, jeté en quelque sorte au-delà de lui-même (c'est ce que veut dire, étymologiquement, le mot "métaphore")[19].
Aux yeux du critique la métaphore est une véritable langue où chaque mot (c'est-à-dire chaque figure)  est utilisé dans son sens premier et dans son sens second, et c'est cela qui permet à Arcimboldo de faire ses transpositions et ses substitutions. Davantage, la métaphore, chez Arcimboldo, donne lieu à des transgressions que Barthes appelle "métaphores extrêmes", c'est-à-dire des métaphores qui produisent du sens :
On peut dire que dans ces métaphores extrêmes, les deux termes de la métabole ne sont pas dans un rapport d'équivalence (d'être), mais véritablement de faire : la chair du petit corps nu fait (fabrique, produit) l'oreille du tyran. Arcimboldo alerte ainsi sur le caractère productif, transitif, des métaphores[20].

Aussi, les métaphores d'Arcimboldo déconstruisent-elles à leur manière des objets qui existent déjà pour produire de nouveaux objets. Par ce caractère Arcimboldo est un peintre visionnaire.


Arcimboldo, Le printemps

Il convient également de noter qu'il y a chez Arcimboldo une autre sorte de métaphores : les métaphores désinvoltes. Ce sont des métaphores qui sont le résultat d'un déplacement d'objets : par exemple, remplacer les dents d'un personnage par les dents d'un squale. La métaphore utilise ici une identité mais en la déplaçant. Ce déplacement permet de créer des objets étranges.
Enfin, Barthes dégage une autre figure de rhétorique : le palindrome, c'est-à-dire une phrase qu'on peut lire dans les deux sens sans que le sens change. Chez Arcimboldo le sens change mais il y a toujours du sens : le plat devient cuisinier. "Tout peut prendre un sens contraire" dit le palindrome d'Arcimboldo, c'est-à-dire : tout a toujours un sens, de quelque façon qu'on lise mais ce sens n'est jamais le même"[21]. Bref, la toile d'Arcimboldo peut être lue de diverses manières et à chaque fois il y a du sens.
Barthes poussera ce parallélisme fonctionnel jusqu’à  l’extrême en décelant dans le langage pictural d’Arcimboldo la double articulation qui structure le langage humain : l’articulation du discours en monèmes et des  monèmes en phonèmes. Exemple :
La tête de Calvin se découpe une première fois en formes qui sont déjà des objets nommables- autrement dit, des mots: une carcasse de poulet, un pilon, une queue de poisson, des liasses écrites: ces objets à leur tour se décomposent en formes, qui, elles ne signifient rien: on retrouve la double échelle des mots et des sons[22].


Par cette restructuration, Arcimboldo apparaît comme un innovateur et comme un pionnier puisqu'il a déréglé le système de la langue picturale (un système défini habituellement comme un système à une seule articulation)[23].
En somme, par cette approche, c'est à une autre théorie picturale que Barthes nous invite dans ce texte : une théorie où le langage pictural et le langage verbal (comme poésie, comme structure à deux articulations) deviennent écriture articulée à deux niveaux, de façon à ce que la Figure apparaît comme écriture et l’écriture, comme Figure[24]. Davantage, les choses (fruits, poissons, livres, etc.)  qui composent les portraits d’Arcimboldo sont, pour Barthes, des unités lexicographiques[25].
C’est donc ce fond verbal qui structure la Figure picturale et l’ouvre aux sens et au jeu des possibles poétiques. Par ailleurs, la dimension verbale du langage pictural d’Arcimboldo apparaît dans l’aspect descriptif- narratif de ses tableaux. Les liens qu’ils tissent avec le récit et les contes de fées sont évidents, notamment dans la figuration/ description des personnages[26]. En effet, les personnages-paysages d’Arcimboldo créent et rappellent un univers du merveilleux. Barthes va plus loin : les personnages et les objets peints par Arcimboldo sont des personnages et des objets doublement imaginaires parce qu'ils ne sont que des paroles :
Les parties du langage, dit-il,  sont transmutées en objets; de la même façon, ce qu'Arcimboldo peint, ce ne sont pas tellement  des choses, mais plutôt la description parlée qu'un conteur merveilleux en donnerait: il illustre ce qui est au fond, déjà, la copie langagière d'une histoire surprenante"[27].

Dans cette perspective, la représentation picturale pure n’existe pas : tout langage pictural est chargé de l’impact du langage, poésie ou récit soit-il. Cet impact produit ce que Barthes appelle un troisième sens.
Pour Barthes en effet, il existe trois niveaux de sens : un niveau dénotatif, un niveau connotatif, et un niveau allégorique. Le niveau dénotatif est le niveau des objets représentés : des fruits, des fleurs, des branches etc. Ces unités forment à leur tour une unité plus grande et communiquent un sens second : celui de la figure représentée : une tête, par exemple. Mais il y a un troisième sens qui est à côté des objets représentés et de cette tête : c'est le sens "été", "hiver", "automne", ou "printemps". Pour Barthes ce troisième sens est le sens allégorique qu’il relie à un autre sens qu'il appelle "sens pathétique" (au sens étymologique du mot), c'est-à-dire le sens de l'affect. Le "procès de signification" tourne ainsi indéfiniment à l'intérieur de ces trois niveaux de sens.
L’approche barthesienne  de Twombly révélera des aspects d’un type nouveau, notamment ceux relatifs à la matérialité de l’œuvre picturale comme langage.
En effet, les tableaux de Twombly contiennent des écritures dont Barthes cherche la/les signification(s). D'abord, elles renvoient à la calligraphie mais ce ne sont pas des calligraphies, car elles font simplement allusion à l'art calligraphique pour montrer leur "essence".[28]



Ainsi, l'écriture n'est pas forcément des mots lisibles et ayant un sens précis. L’écriture est la trace d'un effort, ou encore le semblant de la trace d’un effort. Et c’est cela qui en constitue l’essence. Le vague qui caractérise ces lettres vient du fait que Twombly veut garder "le geste non le produit". Et le geste est "quelque chose comme le supplément d'un acte".  Une fois cette explication donnée, Barthes va distinguer trois niveaux dans l'écriture: le message, le signe et le geste[29].

Dans ce sens, la peinture est une pulsion (poussée) du corps. Corps écrit et corps peint dénotent cet energon devenu à la fois textualité et corporéité. Il faudra donc redéfinir les éléments (les constituants) classiques de base de la peinture (le trait, la couleur, le support).
Ainsi, le geste est quelque chose où "s'abolit la distinction entre la cause et l'effet, la motivation et la cible, l'expression et la persuasion"[30] ; il est une "rupture brusque", et cette rupture  le Zen japonais l'appelle satori :
Je considère, dit-il, les "graphismes de TW comme autant de petits satoris: partis de l'écriture (champ causal s'il en fut: on écrit, dit-on, pour communiquer), des sortes d'éclats inutiles, qui ne sont  même pas des lettres interprétées, viennent suspendre l'être actif de l'écriture, le tissu de ses motivations, même esthétiques.[31]


La peinture chez Twombly est une suspension de l'écriture dans ce sens où elle a un statut ambigu. Elle se situe entre écriture et non-écriture. Et ce niveau d'analyse qui est l'écriture et qui se présente comme une suspension de l'écriture, est en même temps la trace de présence de la culture car "elle rejoint l'idée du livre", du "vieux livre"[32]. C'est comme si ces signes étaient des annotations sur les marges d'un Livre. Barthes appelle ceci "la glose" c'est-à-dire un commentaire qui interprète et qui cherche le sens des écritures. C’est dans ce sens que la couleur, le trait et le support doivent être reconsidérés.




La couleur, quant à elle, est une "jouissance", une "idée sensuelle" et un "évanouissement". Elle renvoie, dans le cas de Twombly, au geste du peintre et qui est un geste de jouissance. La couleur est un niveau de composition qui fait naître sur la toile "quelque chose qui est à la fois attendu (...) et inattendu".[33] Le papier, lui, est un élément du langage pictural que Barthes compare au papier de l'écrivain. Le papier chez le peintre favorise la créativité, alors que chez l'écrivain il bloque la créativité, car le premier est déjà sali, c'est-à-dire colorié, tracé.[34]. Par ailleurs, si l’on oublie souvent ce qui se trouve en dessous d'une image (c'est-à-dire son support : papier, toile, bois etc.), Barthes, lui, le considère comme un niveau de signification/interprétation de l'image. Même plus, le support est un élément des plus importants dans la peinture de Twombly[35]. Enfin, le trait chez ce peintre est également un élément pictural qui manifeste le corps, c'est-à-dire "le corps en tant qu'il griffe, effleure (on peut aller jusqu'à dire: chatouille)."[36] Lié au geste, "le trait, si souple, léger ou incertain soit-il, renvoie toujours à une force, à une direction; c'est un energon, un travail, qui donne à lire la trace de sa pulsion et de sa dépense. Le trait est une action visible"[37]. Différence de trait signifie donc différence de corps et différence de peintres. L'inimitable, chez deux peintres, est donc cette "anthologie de traces" du corps spécifique à chaque peintre[38]. L’inimitable est cette moralité du grammatographe fondu dans un somatographe. L’écriture/ peinture dans son aspect physique (textuel) est le visible d’un invisible éthique (idéologique, mythologique au sens barthésien) et dont la corporéité est indissociable à la corporéité picturale. Cette double corporéité est ce qui définit l’être-dans-le-monde du peintre[39].



Ainsi le regard est un ensemble de commentaires et de langages. La culture détermine ce regard et donc la perception d'une œuvre d'art. Et toute pratique du langage est une pratique complexe parce que fondée sur un langage qui n’est jamais le même parce qu'il est toujours en état de production.
Comme nous l'avons remarqué, Barthes ne propose pas une étude systématique de la peinture, ni un corps homogène de concepts définitionnels, mais des approches fragmentaires différentes les unes des autres selon le cheminement de l'analyse.
L'absence de concepts stables et d'approche stable s'explique par le fait que ce qui est représenté appelle toujours un univers de sens qui est placé en dehors de lui. Mais toute expérience est fondamentalement une expérience de langage. De la jouissance visuelle imaginaire et symbolique du langage pictural à une autre jouissance purement langagière.
L’image est toujours une production infinie du langage. Tout tableau est un glissement vers le pouvoir de la rhétorique, car "la plupart des peintres aiment cette incertitude, cette façon qu'a la peinture de ne jamais être complètement maîtrisée, contrôlée"[40], dans ce cas, pour Lascault lisant Barthes, la peinture ne doit pas obéir  au système définitionnel parce qu'elle se veut libre de tout engagement: elle est a-systématique. Elle atteint son apogée quant elle est in-signifiante, c'est-à-dire quelle est signifiante mais indirectement, ou encore qu'elle a un troisième sens que Barthes ne cesse de chercher. Ce troisième sens Barthes l'appelle sens obtus. Ce troisième sens échappe au modèle établi, au code, à la loi et à la tradition. C'est pourquoi Barthes propose dans ses lectures des œuvres qu'il choisit de parler de l'illisibilité du texte pictural: car celle-ci permet de saisir le sens pluriel d'une œuvre
Ainsi, avec Barthes, la peinture devient une sorte de pensée figurative; elle mobilise le mental et le culturel et indique des directions de réflexions inattendues :
Chaque image serait une chance, dit Gilbert Lascault, pour l'intelligence, une sorte de fortune dont devait profiter l'heureuse possibilité d'une aventure de découverte d'idées inattendues[41].
C'est pourquoi Barthes dans l'article intitulé "La peinture est-elle un langage?" insiste sur l'absence de la dénotation dans la description d'un tableau et sur l'idée d'une lecture infinie, car, dit-il, c'est "cet infini du langage qui est précisément le système du tableau".
En un mot, il y a une textualité du corps peignant mais aussi une corporéité du Texte/Langage de la peinture. Texte et corps sont indissociables chez Barthes.


** Article publié dans la revue Makanasat n°16, Année 2006, pp.103-114




REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Calvet, L.-J.,  Roland Barthes. Un regard politique sur le signe, Paris, "Petite bibliothèque Payot", 1973.
Communications, Roland Barthes, n°36, 1982.
Critique, Roland Barthes, n°423-424, 1982.
Fages, J.-B., Comprendre Roland Barthes,  Toulouse, Privat, Coll. "Pensée", 1979.
Jouve, V., La littérature selon Roland Barthes, Paris, Ed. de Minuit, Coll. "Arguments", 1986.






* La photographie selon Roland Barthes, Publications de la Faculté des Lettres de Meknès, Série « Etudes et Recherches », 1998, 100 pages.
[1] Titre d’un article qui parait dans La Quinzaine littéraire et repris dans L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982. C'est à cette dernière édition que nous référons dans le présent article.
[2] Dans ce même article, Barthes fait le constat que jusqu’alors « la sémiologie, comme science des signes, ne parvenait pas à mordre sur l’art » (p.139).
[3] Ibid., p.140.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p.141.
[6] Barthes, R., "Erté ou la lettre", in L’Obvie et l’obtus, op.cit., p.101.
[7] "L’une des dates les plus fortement individualisées de l’histoire des styles" : l’année 1925. Une mythologie qu’Erté cristallise dans la Figure de la Femme. Celle-ci y devient "une marque, une inscription", une signature pourrait-on dire (lire page 100).
[8] Ibid., p.100.
[9] Ibid., p.101.
[10] Ibid., p.103.
[11] Ibid., p.104.
[12] Ibid., p.117.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p.118.
[15] Ibid., pp.122-123.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p.125.
[18] Ibid., p.128.
[19] Ibid., p.129.
[20] Ibid., p.130.
[21] Ibid., p.132.
[22] Ibid., p.126.
[23] "C’est parce que tout signifie, à deux niveaux, que la peinture d'Arcimboldo fonctionne comme un déni peu terrifiant de la langue picturale." (p126).
[24] « Dans le Trattato della Pittura  (de Leonard de Vinci), l'écriture renversée est parfois entrecoupée de têtes de vieillards ou de couples de vieilles femmes: écriture et peinture sont fascinées, happées l'une par l'autre. De la même façon, devant une tête composée d'Arcimboldo, on a toujours un peu l'impression qu'elle est écrite. Et pourtant nulle lettre. Cela vient de la double articulation. Comme pour Léonard de Vinci, il y a duplicité des graphes: ils sont volontiers à moitié images, à moitié signes. » (p.127).
[25] « Les choses sont présentées didactiquement, comme dans un livre pour enfants. La tête est composée d’unités lexicographiques qui viennent d’un dictionnaire, mais ce dictionnaire est d’images » (p.127).
[26] "De ses personnages allégoriques, dit-il, on pourrait dire: tel avait un champignon en guise de lèvres, un citron en guise de pendentif; tel autre avait une courgette en guise de nez; le cou d'un troisième était fait d'une génisse allongée, etc.". (p.125).
[27] Ibid., p.126.

[28] « TW dit à sa manière l'essence de l'écriture, ce n'est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner: un brouillis, presque une salissure, une négligence », Barthes, R.,  "Cy Twombly ou Non multa sed multum», in L'Obvie et l'obtus, Paris, Seuil, 1982, p.146.
[29] Distinguons donc le message, qui veut produire une information, le signe, qui veut produire une intellection, et le geste, qui produit tout le reste (le "supplément"), sans forcément vouloir produire quelque chose (Ibid., p.148).
[30] Barthes, R.,  "Cy Twombly ou Non multa sed multum" , in L'Obvie et l'obtus, Paris, Seuil, 1982, p.148.
[31] Ibid.
[32] Ibid., p.149.
[33] Ibid., 153.
[34] "Le malheur de l'écrivain, dit-il, sa différence (par rapport au peintre et spécialement au peintre d'écriture, comme l'est TW), c'est que le graffiti lui est interdit: TW, c'est en somme un écrivain qui accéderait au graffiti, de plein droit et au vu de tout le monde" (p.154).
[35] "TW avoue avoir plus le sens du papier que de la peinture" précise-t-il (p.156), il est son "objet de désir", c'est-à-dire le moteur de la créativité.
[36] Ibid., p.156.
[37] Ibid., p.157.
[38] "son œuvre ne relève pas d'un concept (trace), mais d'une activité (tracing) ; ou mieux encore: d'un champ (la feuille), en tant qu'une activité s'y déploie" (p.159).
[39] "Que sont les autres pour moi? Comment dois-je les désirer? Comment dois-je me prêter à leur désir? Comment faut-il se tenir parmi eux?", Ibid, p.159.
[40] Lascault, G., "Ebauche d'un dictionnaire de la peinture selon Roland Barthes", Critique, (Roland Barthes), n° 423-424, p.707.
[41] Ibid.