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mercredi 22 mai 2013

L'impressionnisme de Maupassant*. Etude de quelques aspects



Abderrahim Kamal
Université de Fès


Résumé: Après une présentation schématique des grands traits de l'impressionnisme en peinture, nous tenterons d'étudier quelques aspects impressionnistes dans quatre de ses nouvelles, à savoir: Une partie de campagne, Au printemps, La femme de Paul, Miss Harriet. L'analyse des sujets et du traitement que Maupassant réserve à la lumière, à la couleur et à la matière ainsi que la vision euphorique qui les sous-tend, nous permettra de dégager une similitude étrange entre ces textes et certains tableaux de Renoir, Monet et Manet. Similitude qui nous pousse à avancer l'hypothèse selon laquelle Maupassant se serait servi de ces tableaux comme catalyseur de son travail d'écriture. Enfin, si l'étude de ces aspects nous conduit à poser l'idée d'une poétique impressionniste, nous essayerons en dernier lieu de montrer que les aspects d'un impressionnisme euphorique servent seulement de cadre naturel, de paysage, pour une vision pessimiste et cruelle.
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Nous avons essayé dans le texte qui précède de montrer les liens qui attachent Maupassant  aux peintres et à la peinture; liens, nous l'avons déjà dit, qui fondent une composante importante de son œuvre, au même titre que la femme, la maladie, la philosophie de Schopenhauer, Flaubert, les paysages de la Seine et de la Normandie.
Nous tenterons, dans ce qui suit, d'étudier quelques uns des aspects impressionnistes dans quelques nouvelles de Maupassant. Auparavant, et pour se fixer quelques points de repère à propos de l'impressionnisme, nous procéderons à une présentation très schématique (et donc réductrice par la force des choses) des traits les plus importants de l'esthétique impressionniste.


1- L'impressionnisme: essai de caractérisation schématique
Si ce mouvement pictural se soucie principalement de "rendre purement et simplement l'impression telle qu'elle a été ressentie matériellement [et de] fixer les données pures et immédiates des sens" (1), on peut dire que ce souci et donc ce principe esthétique, s'est manifesté dans les travaux des impressionnistes (du moins dans ceux des peintres qui nous intéressent ici, à savoir Renoir, Manet et Monet) à travers trois aspects que nous allons schématiquement développer. Ces aspects sont: la thématique, la technique et la vision de la nature.

1.1- La thématique : elle est principalement axée sur les sujets suivants: l'eau, la lumière, l'air, le ciel, le brouillard, les paysages de la Seine et de la Normandie. Tous ces sujets sont bien entendu traités avec leurs "imperceptibles nuances": eau dormante, miroitante, houleuse; lumière molle, lactée, frémissante, flamboyante; l'air donné comme transparence légère ou comme surface vibrante; brouillard peint comme vapeur ouateuse ou comme brume onctueuse donnant des images voilées ou bougées.

1.2- La technique : il s'agit d'une technique fondée sur la juxtaposition de touches de couleurs dont les rapports sont construits par l'œil: les critiques d'art appellent ceci "mélange optique". L'usage d'autres outils que la brosse (tel le couteau) et le travail en plein air sans étude préalable débouchent sur une reconsidération des valeurs de la couleur et de la forme, désormais aux contours imprécis.

1.3- Une vision de la nature : ce qui caractérise, en effet, l'impressionnisme des peintres qui préoccupent ici, c'est une vision euphorique de la nature. Celle-ci est présentée comme le lieu d'une certaine sérénité et de repos par excellence. Les paysages sont de véritables poèmes qui exaltent les forces poétiques de la nature et suggèrent une volupté de la couleur pure. Peindre, devient selon cette vision, saisir la fraicheur de la nature et les fugitives impressions euphorisantes, l'instant d'un attendrissement et d'un "abandonnement" des sens.

Ce sont précisément cette thématique, ces techniques et cette vision que nous retrouvons dans les quatre nouvelles de Maupassant qui nous intéressent.

2- Maupassant, peintre des atmosphères
Les personnages de Maupassant sont systématiquement saisis d'un attendrissement inexplicable dès qu'ils quittent l'espace de la ville et  pénètrent l'espace de la campagne. La vue des paysages provoque en eux une hyperesthésie poétique exaltant sens et Nature.
Dans Une partie de campagne, Henriette Dufour se sent, dès qu'elle s'enfonce dans la forêt "prise d'un renoncement de pensée, d'une quiétude de ses membres, d'un abandonnement d'elle-même, comme envahie par cette ivresse multiple [...] un besoin vague de jouissance, une fermentation de sang parcouraient sa chair excitée par les ardeurs de ce jour" (2). Le chant du rossignol "fit se lever dans son cœur la vision des poétiques tendresses" (3). Vision et tendresse qui vont culminer en extase:
"Elle écoutait l'oiseau perdue dans une extase. Elle avait des désirs infinis de bonheur, des tendresses brusques qui la traversaient, des révélations de poésies surhumaines, et un tel amollissement des nerfs et du coeur qu'elle pleurait sans savoir pourquoi" (4).

Cependant, faut-il le souligner, l'élément euphorisant et exaltant dans les nouvelles de Maupassant tout comme chez Renoir, Manet et Monet, c'est la qualité de la lumière.
Dans La femme de Paul  "la nappe de lumière rousse [...] dans la chaleur adoucie du jour finissant" où se mêlent "les flottantes exhalaisons de l'herbe" et "les humides retenues du fleuve" imprègnent "l'air de langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de bien-être". Dans cette lumière paisible :
"une molle défaillance venait aux cœurs, et une espèce de communion avec cette splendeur du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de la vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique qui semblait sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette heure douce et recueillie" (6).

Dans Au printemps, la perception de "la grande nappe bleue du ciel enflammée de soleil" provoque chez le personnage "des troubles vagues [et] des attendrissements sans causes" :
"Un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude [...] une paix chaude planait dans l'atmosphère et un murmure de vivre semblait emplir l'espace" (7).

Plus loin, le soleil devient facteur d'une expansion sensorielle du corps:
"Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J'aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout" (8).

Enfin, dans Miss Harriet  qui raconte les déambulations d'un peintre impressionniste dans les contrées normandes, c'est la lumière qui l'intéresse et l'enfonce dans des sensations jouissives :
"attiré sans doute par l'incendie formidable que le soleil couchant allumait sur la mer, j'ouvris la barrière qui donnait vers la falaise [...] C'était un soir tiède, amolli, un de ces soirs de bien-être où la chair et l'esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout est charme" (9)

Exaltation de la Nature, exaltation des sens, Nature et sens entrant dans une communion extatique débouchant sur une hyperesthésie où la chair et l'esprit s'abandonnent aux caresses de la lumière bienheureuse, de la brise molle et de l'eau qui berce une rêverie poétique de la pureté. Maupassant s'érige ainsi en paysagiste impressionniste et en peintre des atmosphères. Il ne cherche pas seulement à décrire un paysage mais à rendre des impressions et une atmosphère.
La description d'un paysage devient le lieu d'un certain phénoménisme, c'est-à-dire le lieu où les choses prennent sens par la manière dont elles apparaissent dans une vision fugitive, le temps d'une perception, d'une impression. C'est dire que ce phénoménisme est indissociable d'un certain fonctionnement synesthésique que l'écriture essaie de rendre.


3- Techniques et traitement impressionnistes de la lumière et de la couleur
En bon peintre impressionniste parti à la recherche d'impressions fugitives, Léon Chenal, le peintre de Miss Harriet, commence son récit par cette remarque qui va présider à la composition des paysages et des tableaux de la nouvelle :
Mais ce qu'on aime surtout dans ces courses à l'aventure, c'est la campagne, les bois, les levers de soleil, les crépuscules, les clairs de lune. Ce sont pour les peintres, des voyages de noces avec la terre. On est seul tout près d'elle dans ce long rendez-vous tranquille (10).

3.1- Maupassant, peintre de la lumière et de la couleur
Notons que trois des  cinq sujets préférés de notre peintre ont rapport à la lumière: levers de soleil, crépuscules et clairs de lune. En effet, chez Maupassant, la lumière reçoit un traitement particulier de sorte qu'elle devient, comme chez Monet réalisant ses meules, le sujet central de la description du paysage.
Dans La femme de Paul,  l'auteur s'ingénie à noter les différentes variations de la lumière et ses éphémères effets sur la nature: le lecteur suivra l'évolution de cette lumière changeante :
Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel, l'air semblait plein d'une gaieté brûlante: aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers.
Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière crue ses talus fortifiés.
Puis le soleil baisse et "étal[e] dessus les grands foins une nappe de lumière rousse".
Le soir "un buisson [est] incendié par les rayons d'un soleil couchant" (11).


Auguste Renoir, Le déjeuner des canotiers

Quand la nuit est sur le point de tomber, ce sont les lumières artificielles de la Grenouillère et les lumières des lanternes vénitiennes sur les canots en mouvement, qui sont notées par petites touches de toutes les couleurs. Nous y reviendrons.
Suit une description du Mont-Valérien sous un soleil couchant avec un flamboiement final coloré de teintes pourpre, jaune et orange: un paysage qui n'est pas sans rappeler Impression, soleil levant  de Claude Monet :
Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge, apparut, grandit, d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il s'éloignait (12).

Paysage en mouvement, impression évolutive, tons changeant progressivement, nuances chromatiques en accomplissement: à la limite le sujet de la description n'est pas développé pour lui-même, mais pour le traitement pictural qu'il permet. Ce qui importe le plus, c'est la variation tonale de la lumière et de la couleur et l'effet émotionnel, sensoriel et esthétique de cette variation. Aussi les notations chromatiques des lueurs de la lune s'articulent-elles en synesthésies somptueuses:
Sur les larges gazons, la lune versait une molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des grands arbres (13)
Du soleil flamboyant de juillet avec sa lumière crue jusqu'à cette "molle clarté" et cette " pluie brillante qui coule sur les grands arbres, il y a le temps qui s'écoule et qui est saisi par captations fugitives et rapides, par touches instantanées. Car, le tableau est en mouvement continuel, ou plutôt, car la lumière, sujet de la "toile scripturale" est en continuel changement.
Le représenté est ainsi mis entre parenthèses au profit de la manière de représenter: les multiples valeurs tonales de la couleur et de la lumière. Chez Maupassant (du moins dans ces nouvelles) la notion d'équivalence émotionnelle, d'effet sensitif, se substituent à celle de représentation réaliste.
La lumière et la couleur reçoivent un traitement similaire dans Une partie de campagne, Au printemps et Miss Harriet, où Maupassant, à la manière d'un Monet, tente de saisir le dialogue incessant de l'eau et de la lumière et le frémissement argenté du ciel, des arbres et des rivières.

3.2- Palette et techniques de Maupassant
Maupassant se fait ainsi l'interprète des mouvements  de la nature et notamment de la lumière. Il saisit leurs frémissements subreptices et leur Inaperçu. Même plus, tel un Manet, il subordonne la forme à la couleur: au lieu de dessiner une forme aux contours nets, il pose des coulées de couleurs ou, au contraire, travaille par petites touches de couleurs pures.
Dans Une partie de campagne, Maupassant décrit "l'éternel frisson des roseaux [...] d'où s'envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pécheurs" (14). Voici une vision fugitive réduite à un frémissement et à une touche de couleur bleue.
Dans La femme de Paul, la description des ombrelles des femmes qui canotent se réduit à quelques touches de couleurs primaires ou complémentaires :
et pareil à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageaient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s'évanouissaient à l'arrière des canots (15).

Vision évanescente, floue, bougée, comme celle qu'on retrouve quelques pages plus loin, lorsqu'il décrit les lumières des lanternes vénitiennes sur les canots en mouvement, et les grappes de lumière de la Grenouillère:
On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansantes, pareils à ces lucioles en délire [...] L'établissement en fête était orné de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumière [...] en feux de toutes nuances. Des festons enflammés trainaient sur l'eau, et quelquefois un falot rouge ou bleu [...] semblait une grosse étoile (16).

Plus loin, trois touches suffisent pour illuminer les arbres et donc leur donner existence :
Une lueur [...] éclairait de bas en haut les grands arbres [...] dont le tronc se détachait en gris pâle, et les feuille en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel (17).
Maupassant est un coloriste dont la palette chaude et lumineuse organise les objets. Il analyse les taches lumineuses en travaillant les reflets et les transferts de coloration d'un objet à l'autre. Ainsi, son goût pour les couleurs primaires ou pures le conduit à substituer au dessin des objets celui des taches et des tons chauds de la couleur. Les tableaux réalisés par Léon Chenal dans Miss Harriet  thématise cet aspect. Ecoutons-le décrire son tableau représentant la falaise d'Etretat :
Tout le côté droit da ma toile représentait une roche, une énorme roche à verrues, couverte de varechs bruns, jaunes et rouges sur qui le soleil coulait comme de l'huile. La lumière, sans qu'on vît l'astre caché derrière moi, tombait sur la pierre et la dorait de feu. C'était ça. Un premier plan éblouissant de clarté, enflammé, superbe. A gauche, pas la mer bleue, la mer d'ardoise, mais la mer de jade, verdâtre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé (18).


Claude Monet, Grosse mer à Etretat, 1868

Un sujet (une roche de la falaise d'Etretat), quelques touches de couleur (brun, jaune, plusieurs tons de rouge, un vert jade et laiteux, enfin un peu de noir pour faire ressortir le flamboiement de la lumière) suffisent pour donner une présence à la roche. Car ce semis de couleurs pures organise la composition de telle façon que la touche rythmique de Maupassant entremêle toutes les couleurs du prisme et change les objets en taches.
En somme, la composition résulte d'un équilibre entre le petit nombre de valeurs colorées qui entrent en jeu. Par son travail de l'atmosphère, et de synesthésie en synesthésie, Maupassant souligne l'unité profonde qu'il y a entre la lumière et les objets qu'elle touche. Personnages et paysages s'interpénètrent et fusionnent dans la lumière et grâce à cette rythmique et à ces coulées de couleurs pures et chaudes.
Maupassant est un peintre des atmosphères euphoriques, un peintre de la lumière et un coloriste dont la palette est chaude et lumineuse. Ses paysages présentent des similitudes avec certaines toiles de Manet, Manet et Renoir qu'il est légitime, à notre sens, de se demander s'il ne faut pas parler d'intertextes picturaux  à son propos. C'est ce que nous allons voir dans ce qui suit.


4- Intertextes picturaux : une écriture de la peinture
Nous l'avons vu, Maupassant situe ses récits dans les mêmes lieux visités et peints par les impressionnistes: les bords de la Seine et les contrées de la Normandie, berceaux de l'impressionnisme français.


Claude Monet, L'aiguille creuse à Etretat


Certains passages de notre corpus (paysages, descriptions de scènes externes, portraits) ressemblent étrangement à certaines toiles de Renoir, Manet, Monet. Nous nous contentons ici d'énumérer celles que nous avons pu repérer.
Ainsi dans Miss Harriet, Léon Chenal consacre une série de ses tableaux à Etretat, ses falaises, sa mer et ses vallons. Ces "toiles textuelles", ekphrasis, rappellent les trois tableaux de Monet suivants : Grosse mer à Etretat, peint en 1873; L'aiguille Creuse à Etretat et Falaise à Etretat, réalisés ensemble en 1883, l'année même de l'écriture de la nouvelle.

A. Renoir, A la grenouillère

Dans La femme de Paul, Maupassant situe son intrigue au bord de la Seine et plus précisément autour du café La Grenouillère qui est le sujet d'une série de tableaux peints par Monet et Renoir, notamment : La Grenouillère et A la Grenouillère peints par Renoir respectivement en 1868 1879. Monet, lui, peint en 1869 La Grenouillère et en 1876 Les bains de la Grenouillère.
Enfin, dans Une partie de campagne, certains passages rappellent les femmes de Renoir, notamment dans Déjeuner des canotiers  (peint à Chatou en 1881). Un passage de cette nouvelle semble être une pure description mise en fantaisie de son tableau La Balançoire. Enfin, la série de Manet intitulé Déjeuner sur l'herbe  semble également présente dans Une partie de campagne.

Auguste Renoir, La balançoire


5- Conclusion: euphorie impressionniste, vision pessimiste
Les aspects relevés et analysés dans ce qui précède doivent-ils nous conduire à classer son œuvre, du moins les nouvelles étudiés, dans une virtuelle catégorie appelée 'impressionnisme littéraire"? Une telle démarche nous semble excessive. Certes, il y a, dans certains de ses textes, des aspects impressionnistes, tels cette euphorie de la Nature et ces traitements de la couleur, de la lumière et des éléments (eau, air, feu, terre); aspects auxquels il faut ajouter cette intertextualité picturale constituée en majorité des tableaux de Manet, Monet et Renoir. Mais ces aspects sont eux-mêmes fondus dans une vision personnelle de Maupassant: vision pessimiste, schopenhauerienne où ces paysages lumineux ne sont que le cadre pour des drames humains : Une Partie de campagne s'achève sur une attente douloureuse, une déception et une désillusion amères; Au printemps est une mise en garde contre justement les élans d'exaltation que provoquent les beautés de la Nature; enfin, La femme de Paul et Miss Harriett se terminent par le suicide de Monsieur Paul et de Miss Harriet.
En somme, -et nous soulignons encore une fois l'être paradoxal de l'auteur-lorsque Maupassant pose ces paysages où les personnages s'abandonnent à une hyperesthésie heureuse, lorsqu'il utilise cette palette chaude et lumineuse, il faut s'attendre à ce qu'une dernière touche, noire, funèbre, vienne ternir ces tableaux.




NOTES
* Ce texte est à l'origine une communication faite lors du colloque Maupassant, une vie, organisé par le Département de Langue et de Littérature Françaises de Meknès, les 4 et 5 février 1994.

1- M. Serullaz, L'impressionnisme, Paris, PUF, coll. "QSJ", 1961 (6ème édition 1981), p.5
2- Maupassant, G., "Une partie de campagne", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988,  p.216.
3- Ibid., p.217.
4- Ibid.
5- Maupassant, G.,  "La femme de Paul", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988,, p.232.
6- Ibid.
7- Maupassant, G., "Au printemps", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988, p.221.
8- Ibid., p.222.
9- Maupassant, G., "Miss Harriet", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988, p.862.
10- Ibid., p.856-57.
11- Maupassant, G.,  "La femme de Paul", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988, pp. 227-.233.
12- Ibid., 235.
13- Ibid.
14- Maupassant, G., "Une partie de campagne", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988,  p.214.
15- Maupassant, G.,  "La femme de Paul", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988, p. 226.
16- Ibid., p.234.
17- Ibid.
18- Maupassant, G., "Miss Harriet", in Contes et nouvelles (1875-1884) volume.I, coll."Bouquin" Quid, Ed. Laffont, Paris, 1988, p.861.


BIBLIOGRAPHIE

MAUPASSANT, G., Au salon: chronique sur la peinture, Paris, Ed. Balland, 1993.
RICHARD, J.-P., Pages paysages, Paris,  Seuil, 1984.
SERRES, M., Feux et signaux de brume : Zola, Paris, Ed. B. Grasset, 1975.
SERULLAZ, M., L'impressionnisme, Paris, PUF, Coll. "QSJ", 1981 (6ème édition).
THUMEREL, T. et F., Maupassant,  Paris, Ed. A. Colin, Coll. "thèmes et œuvres", 1992.
ZOLA, E., Le roman expérimental, Paris, Flammarion, 1971.
ZOLA, E., Ecrits sur l'Art, Paris, Ed. Gallimard, 1991.


Maupassant, les peintres et la peinture




Abderrahim Kamal
Université de Fès

"Je suis une espèce d'instruments à sensations (...) j'aime la chair des femmes, du même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la mer"
Guy de Maupassant, Lettre adressée à Gisèle d'Estoc- (janvier 1881)

"Mes yeux ouverts à la façon d'une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j'ai la sensation nette et profonde de manger avec mon regard, et de digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits"
Guy de Maupassant, "Vie d'un paysagiste", Chroniques n°3 (septembre 1886)

0- Préambule: un vagabond "sensitif"
Maupassant est cet instrument à sensation, cet œil affamé qui dévore couleurs, lumières et matières. Maupassant est un visuel. Tout s'organise chez lui autour de la vue à laquelle s'associent toucher, ouïe, goût et odorat. De sensation en sensation l'œuvre se construit en synesthésies qui débouchent sur une hyperesthésie. D’ailleurs l'hyperesthésie qui se saisit  des personnages de Maupassant trouve sa source dans la perception à dominante visuelle de la nature: couleur, lumière et éléments se combinent en véritables tableaux impressionnistes.
Par ailleurs, Maupassant est un être paradoxal, multiple, inclassable. Un vagabond qui esquive les étiquettes reposantes. Dans une lettre adressée à Alexis le 17 janvier 1875, il dit: "Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme" (1). Il fréquente tous les milieux et erre dans les salons et les cafés des artistes. Ses promenades le conduisent jusqu'aen Afrique du Nord à la recherche, peut-être, de sensations et d'idées nouvelles. Comme le précise Marie-Claire Banquart, dans son fascicule consacré à la commémoration du centenaire de sa mort:
"Maupassant n'est pas un intellectuel [...] les sensations ne lui parviennent pas filtrées par les livres, et les systèmes d'idées lui paraissent très pauvres, à côté des "courtes et bizarres et violentes révélations de la beauté" (lettre à Jean Bourdeau, 1889)" (2).  
Aussi transforme-t-il tout en sensation. Une idée qu'il rencontre au coin d'une rue ou dans le café Guerbois (3), une émotion qui le saisit devant un coucher de soleil, la brillance d'une feuille lactée par la lune, les parfums fauves de la Grenouillère (4), ne sont "utilisables" que s'ils sont intériorisés, assimilés, puis digérés par cet "instrument à sensation"
C'est dire les liens qui rattachent Maupassant  à la peinture et fondent une composante importante de son œuvre, au même titre que la femme, la maladie, la philosophie de Schopenhauer, Flaubert, les paysages de la Seine et de la Normandie.
Aussi, essayerons-nous ici de présenter schématiquement les relations que Maupassant entretenait avec cet art par un rappel de ses fréquentations du milieu  et par l'analyse  de ses chroniques et de sa propre pratique du dessin et de l'aquarelle.


1-Maupassant, un visiteur des lieux et des milieux impressionnistes
Dans cette "vie errante", il côtoie des hommes et des femmes de tout rang et de tout métier, et fréquente les milieux artistiques. Son goût pour le non-conforme, le non-dogmatique, le poussera à la défense des principes esthétiques des Refusés du Salon de 1863 qui reçurent les noms de "peintres indépendants", puis péjorativement, d' "impressionnistes". Dans Vie d'un paysagiste, Maupassant raconte sa rencontre enchantée avec Monet, Courbet et Corot:

"Que d'autres peintres, dit-il, j'ai vus passer par ce vallon où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelles" (5)

Maupassant ne se contente pas de rencontres éphémères et infructueuses. Il suit ces peintres dans leur chasse d'impression fugitives, observe leurs techniques de travail et cerne leurs sujets. Bref, il s'en imprègne :

"L'an dernier, en ce même pays [Etretat], j'ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d'impressions. Ce n'était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur" (6).
Plus loin, il rencontre ce "vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier [...] une petite toile carré".
Il avait, dit-il, "des cheveux blancs, assez longs, l'air doux et du sourire sur la figure. Je le revis le lendemain dans Etretat. Ce vieux peintre s'appelait Corot" (7).

A ces multiples rencontres, il faudrait ajouter, entre autres, ses relations régulières avec des peintres comme Gervex, Louis le Poittevin, Jeau-Paul Guth, son portraitiste. Ajoutons que si l'auteur fréquentait les milieux impressionnistes et leurs ateliers, il fréquentait également leurs lieux, c'est-à-dire les lieux dont ils ont fait leurs sujets: la Normandie et les bords de la Seine, berceaux de l'impressionnisme français.

2- Maupassant aquarelliste et dessinateur
Si Maupassant aimait regarder le monde comme des images vivantes, et s'il était curieux de ce qui se faisait en peinture, il produisait lui-même des images. Nous savons en effet, que ses lettres étaient accompagnées de dessins. En témoigne ce dessin exécuté et légendé par l'auteur dans une lettre adressée à Louis le Poittevin le 20 février 1875: dessin où il met en séquences les épisodes de Boule de suif  et d'autres projets de nouvelles (8) Cette visualisation du verbal n'est pas, à notre avis, sans conséquences sur sa pratique d'écriture.
Enfin, le volume I de la même collection Bouquin reproduit dans un hors-texte une aquarelle exécutée par l'auteur en 1885 et représentant la plage d'Etretat. La qualité du trait, la justesse de la composition montrent un homme qui était loin d'ignorer les techniques plastiques.


3- Maupassant, critique d'art
Voyageur, ami des artistes, défenseurs des impressionnistes, lui-même aquarelliste et dessinateur, Maupassant était également un chroniqueur assidu et un critique d'art à sa manière. Dans ses deux chroniques intitulées Au salon et publiées le 30 avril 1886 et les 2, 6, 10 et 18 mai de la même année, Maupassant au lieu de pratiquer une critique d'art en bonne et due forme (ce qu'il avoue ignorer: faux aveu ou modestie si l'on pense à certains passages très techniques de Miss Harriet ), Maupassant passe au crible un certain nombre de problèmes relatifs aux rapports peintre/ œuvre/ récepteur. Il situe cette pratique artistique dans un contexte sociopolitique qui la détermine. Toute cette réflexion est menée avec beaucoup d'ironie et d'amertume.

4- Maupassant, un paysagiste impressionniste
Si l'auteur jette, dans ses Salons, un regard dur et cynique sur la peinture institutionnelle et salonnière, dans Vie d'un paysagiste  il se propose et se définit comme paysagiste en esquissant les traits d'un impressionnisme littéraire:
"Il faut, dit-il ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tout ceux qui cherchent à découvrir l'Inaperçu de la nature" (9).

Par ailleurs, Etretat est pour lui le lieu où il peut vivre la peinture concrètement:
"En ce moment, dit-il, je vis, moi, dans la peinture à la façon de poissons dans l'eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir ce qu'est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu'elle donne à ceux qui ont des yeux pour voir" (10)

Dans ses longues promenades en Etretat, il découvre les capacités exceptionnelles de l'œil et les beautés saisissantes de la nature. Il "digère les couleurs comme on digère les viandes et les fruits" (11). Ces découvertes, il faut doublement le souligner, transformeront aussi bien sa façon de voir que sa façon d'écrire :
"Jusqu’ici, dit-il, je travaillais en sécurité. Et maintenant je cherche! [...] Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d'herbe m'arrêtent des temps infinis, et je les contemple avidement plus ému qu'un chercheur d'or qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer les imperceptibles tons et les insaisissables reflets" (12)



 Claude Monet, Falaises à Etretat, 1883

Dans la suite de cette même chronique, Maupassant développera toute une réflexion sur la lumière, le reflet et la couleur. Il utilisera, chose très significative, les mêmes termes pour traiter ces problèmes que les impressionnistes et leurs défenseurs. Ecoutons parler Duranty de l'apport de ceux-ci en 1876 :

"La découverte de ceux-ci [les impressionnistes] consiste proprement à avoir reconnu que la grande lumière décolore les tons, que le soleil reflété par les objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse qui fond sept rayons prismatiques en un seul éclat -incolore, qui est la lumière" (13).

Progressivement, Maupassant assimilera les techniques et les problèmes des peintres dont il parle (Monet, Courbet, Corot) à ses techniques d'écriture propres et à ses  propres problèmes de description:
"Toute cette bataille superbe et effroyable de l'artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude [le peintre d'Une vie et peut-être double du peintre Claude Monet] , avec d'imperceptibles  tons, avec d'indéfinissables accords que mon œil seul, peut-être, constate et note: et je passe des jours douloureux à regarder, sur une seule route blanche, l'ombre d'une borne en constatant que je ne puis la peindre" (14).

Passage capital où écrire et peindre deviennent interchangeables, où la pratique scripturale s'analyse avec des termes picturaux. Interchangeabilité et ambivalence qui proposent Maupassant comme un paysagiste impressionniste et qui font de cette chronique un véritable manifeste pour une une littérature visuelle, ou encore, pour un impressionnisme littéraire.

Peindre avec des mots le "surprenant et fugitif effet de cet insaisissable éblouissement"; peindre avec des mots "les innombrables et imperceptibles tons" et les "indéfinissables accords" et "modulations" de la couleur; bref, peindre avec des mots "cet Inaperçu de la Nature" auquel les impressionnistes ont consacré tout leur œuvre, était donc un principe esthétique intégré dans la pratique scripturale de Maupassant.

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Notes
1- Marie-Claire Banquart, Guy de Maupassant,  Publications du Ministère des affaires étrangères (Sous-Direction du  Livre et de l'Ecrit), 1993, p.6.
2- Ibid.
3- Lieu de rencontre des artistes de l'époque: écrivains, peintres et critiques y débattaient de questions diverses à propos de l'art. Zola, dans L'œuvre, en fait un portrait on ne peut plus fidèle.
4- La Grenouillère, lieu de plaisance et de promenade des parisiens de l'époque, était l'un des thèmes favoris des impressionnistes et des naturalistes.
5- Maupassant, G., Chroniques 3,  U.G.E., coll. 10X18, 1975, p.287.
6- Ibid., p.285.
7- Ibid., p.286.
8-Ce dessin est reproduit (dans les pages...) par Dominique Fremy dans la collection Bouquin "Quid" de l'édition Laffont qui rassemble l'œuvre de Maupassant en deux volumes, Paris, 1988.
9- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.283.
10- Ibid., p.284.
11- Ibid.
12- Ibid.
13- M. Serullaz, L'impressionnisme, Paris, PUF, coll. "QSJ", 1961 (6ème édition 1981), p.48.
14- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.287.

lundi 20 mai 2013

Paradigme des paradigmes. Un exemple de comparatisme conceptuel (1)


Abderrahim Kamal
Université de Fès



 Résumé : L’analyse comparative à laquelle nous nous livrons ici vise à montrer que par-delà les différences de domaines, de langue et de champ d'investigation, par-delà les frontières géo-culturelles et temporelles, les concepts de "synchronie", de "série", d'épistémè" et de "paradigme" constituent les avatars d'un concept générique, d'un méta-paradigme: celui de réflexivité  systémique. La "ratio européenne" apparaît, en dernière analyse, comme un espace cognitif articulé en continuités et en discontinuités.


0- Remarques préliminaires
Première remarque : comme le sous-titre du présent article le laisse  entendre, il s'agit  ici non pas de comparatisme littéraire mais de comparatisme conceptuel. Quatre concepts seront, en effet, réfléchis, mis en parallèle, confrontés, croisés, situés les uns par rapport aux autres à l'intérieur de leur système conceptuel et de système à système. Ces concepts sont: le concept de synchronie  de F.de Saussure, le concept de série  des Formalistes russes, le concept d'épistémè  de  M.Foucault et enfin le concept de paradigme de T.Kuhn.
La deuxième remarque concerne la situation de ces concepts  sur l'axe du temps et sur l'axe de l'espace. Sur l'axe du temps émerge d'abord le concept de "synchronie" puisqu'il apparaît officiellement et de façon posthume en 1916, date de publication du Cours de linguistique générale. Le concept de "série" s'intègre à l'intérieur du système théorique élaboré par les Formalistes russes entre 1916 et 1930. Le concept de "paradigme" apparaît en 1962, date de publication de La structure des révolutions scientifiques. Enfin le concept foucaltien d'"épistémè" investi dans le champ épistémologique que nous lui connaissons (et avec la fortune qu'il a eu ) subit une utilisation systématique dès Les mots et les choses  (1966) pour être développé de façon claire dans Archéologie du savoir  (1969).
Sur l'axe de l'espace on traverse de bout en bout l'hémisphère nord de la planète: ex-U.R.S.S., Suisse, France, U.S.A.
La troisième remarque concerne les champs d'investigation des quatre concepts qui nous préoccupent :
1- le concept de synchronie et son corrélat, le concept de "diachronie", sont mobilisés dans le champ de la science du langage;
2- le concept de série, lui, décrit l'objet littéraire. Il est, de ce fait, mobilisé dans le champ de la science de la littérature, la poétique.
3- le concept d'épistémè sert à analyser les articulations du savoir dans les domaines des sciences humaines.
4- le concept de paradigme, enfin, est investi dans le double champ de l'histoire et de la philosophie des sciences.

La quatrième et dernière remarque concerne une distinction qui a des conséquences significatives. En effet, alors que les concepts de "série" et de "synchronie" décrivent les structures et l'évolution d'objets (en l'occurrence la langue et le texte littéraire), les concepts de paradigme et d'épistémè décrivent les structures et l'évolution de savoirs , de sciences.
Cette dernière remarque a des conséquences que nous formulons de la manière suivante:
a- peut-on établir une comparaison entre des concepts situés sur des niveaux différents : niveau de l'objet et niveau du savoir (produit sur tel ou tel objet) ?
b- peut-on comparer des concepts investis dans des champs scientifiques et épistémologiques différents ?
c- peut-on comparer des concepts situés à des points différents sur l'échelle du temps?
d- peut-on comparer des concepts élaborés dans des aires linguistiques, géographiques et culturelles différentes.


Toutes ces questions resteront en suspens car, nous l'avons déja dit, ce qui nous intéresse se situe en dehors de toutes ces déterminations. Le comparatisme conceptuel que nous tentons ici n'a pas pour visée d'étudier les formes d'influence et d'emprunt entre ces concepts (et leur champ), mais de les rapprocher et de voir le comment  de la continuité-discontinuité d'un certain méta-paradigme.

1- Problématique: un méta-paradigme : la réflexivité systémique
Notre hypothèse est la suivante: les concepts de synchronie, de série, d'épistémè et de paradigme sont les termes d'un même paradigme qui prend ses racines non pas dans les travaux de Saussure mais au XIXème siècle. Ce paradigme  des paradigmes, ou ce méta-paradigme (puisqu'il surplombe, articule et structure les quatre concepts et leur système conceptuel respectif) nous lui donnerons le nom de réflexivité systémique. Il s'agit, en effet, d'un méta-paradigme qui instaure une similarité, une continuité (tout en évoluant de façon discontinue) entre des concepts descripteurs d'objets ou de sciences, situés à des temps différents et des aires linguistiques, géographiques et culturelles différentes. Ce méta-paradigme est donc une sorte de schème présent dans les quatre systèmes conceptuels relatifs aux quatre concepts; nous le formulons ainsi:
soit un système homogène corrélé  à d'autres systèmes homogènes contemporains (co-existants, avoisinants), les variations des types de corrélation existant entre systèmes influent sur la structuration  interne des éléments de chaque système ; de même, c'est en réfléchissant leur positionnement les uns par rapport aux autres à l'intérieur d'un même système que les corrélations entre systèmes se modifient.
Pour vérifier cette hypothèse nous allons définir et analyser chacun des quatre concepts en lui-même et à l'intérieur de son système avant de les mettre tous en rapport et de les croiser.

2- Le concept de synchronie: synchronies simultanées et synchronies successives

Les concepts de "synchronie" et de "diachronie" sont indissociables et forment la dichotomie fondatrice de la linguistique contemporaine par excellence. En outre cette dichotomie est elle-même indissociable du concept de "système". En effet, pour Saussure la langue n'est pas une nomenclature mais un système. Ce système, placé sur l'axe du temps, subit des changements. On passe ainsi (et de façon imperceptible, presque à l'insu de l'homme qui parle cette langue) d'un système linguistique à un autre système linguistique; ou encore, et pour reprendre les termes de Saussure, d'un "état de langue" à un autre "état de langue". En outre, "la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l'état momentané de ses termes" (2); de ce fait "synchronie et diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase d'évolution" (3). Plus loin, il ajoute :
"la linguistique diachronique étudie, non plus les rapports entre termes co-existants d'un état de langue, mais entre termes successifs qui se substituent les uns aux autres dans le temps" (4).

Ainsi, le concept de synchronie est lié à celui de diachronie, et la dichotomie est elle-même inanalysable en dehors du concept de système, lui-même défini par la valeur.
Cette notion de "valeur" est la pierre angulaire de l'idée de système. Nous allons nous en rendre compte en suivant pas à pas comment Saussure arrive à poser ce concept en s'inspirant d'autres domaines, en l'occurrence, les sciences économiques.
Effectivement, si l'on relit les pages 115 et 116 du Cours de linguistique générale, on remarquera qu'au moment même où il pose une continuité entre deux domaines différents (l'économie politique et l'histoire économique) appartenant à une science englobante, il les sépare presque simultanément et de façon nette, avant d'ajouter:
"Il est certain que toutes les sciences auraient intérêt à marquer plus scrupuleusement les axes sur lesquels sont situées les choses dont elles s'occupent; il faudrait partout distinguer [...] l'axe des simultanéités concernant les rapports entre choses co-existantes, d'où toute intervention du temps est exclue et l'axe des successivités sur lequel on ne peut jamais considérer qu'une chose à la fois, mais où sont situées toutes les choses du premier axe avec leurs changements. Pour les sciences travaillant sur des valeurs, cette distinction devient une nécessité pratique, et dans certains cas une nécessité absolue. Dans ce domaine on peut mettre les savants au défi d'organiser leurs recherches d'une façon rigoureuse sans tenir compte des deux axes, sans distinguer le système des valeurs considérées en soi, de ces mêmes valeurs considérées en fonction du temps".

Il s'agit donc de deux démarches différentes mais complémentaires. Elles ne peuvent être menées simultanément, mais le chercheur "peut jusqu'à un certain point suivre cette valeur dans le temps, tout en se souvenant qu'à chaque moment elle dépend d'un système de valeurs contemporaines" (5). L'étude peut porter soit sur "les rapports dans le temps" soit sur "les rapports dans le système".
Saussure était donc  conscient du fait que la distinction entre ces deux ordres (synchronique et diachronique), ces deux axes (de la simultanéité et de la successivité), ces deux types de rapports (rapports dans le système, rapports dans le temps), n'était qu'opératoire et correspond à des choix théoriques et méthodologiques préalables.
J'aimerais, à présent, discuter la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps à la lumière du chapitre 5 du Cours de linguistique générale  et qui s'intitule "Eléments internes et éléments externes de la langue".
En effet, on peut dire que la dichotomie éléments internes/éléments externes est la projection respective de la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps sur le plan de "l'espace cognitif". Notre but ici est de mettre en relief les conséquences théoriques de cette projection.  Dans cette perspective, l'étude interne de la langue est l'étude de son système synchronique et des rapports que ses éléments entretiennent entre eux; alors que l'étude externe de la langue consiste en l'analyse des rapports qu'une langue (elle-même définie comme "synchronie") entretient avec les autres synchronies:
"Notre définition de la langue que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de "linguistique externe". Cette linguistique-là s'occupe pourtant de choses importantes, et c'est surtout à elles que l'on pense quand on aborde l'étude du langage" (6).

Et Saussure de faire l'inventaire des autres synchronies qui corrèlent avec la synchronie linguistique:
a-Les phénomènes culturels interagissent avec les phénomènes linguistiques; en ce sens la synchronie linguistique corrèle avec la synchronie anthropologique," toutes les relations, dit-il, qui peuvent exister entre l'histoire d'une langue et celle d'une race ou d'une civilisation. Ces deux histoires se mêlent et entretiennent des rapports réciproques. Cela rappelle un peu les correspondances constatées entre les phénomènes linguistiques proprement dits; les moeurs d'une nation ont un contre-coup sur la langue"(7).
b- Les phénomènes linguistiques sont marqués par les phénomènes politiques; en ce sens, la synchronie linguistique est corrélée à la synchronie politique. "Il faut mentionner, dit-il, les relations existant entre la langue et l'histoire politique. De grands faits historiques ont eu une portée incalculable pour une foule de faits linguistiques" (8); et il ajoute plus loin "la politique intérieure des états n'est pas moins importante pour la vie des langues" (9).
c- Les phénomènes linguistiques subissent l'impact des structures institutionnelles qui régissent une société tout en agissant sur elles; synchronie linguistique et synchronie institutionnelle sont intimement liées (10).
d- Les phénomènes linguistiques sont solidaires des phénomènes littéraires; autrement dit, synchronie linguistique et synchronie littéraire sont systématiquement corrélées: "celles-ci [les institutions], à leur tour, sont intimement liés au développement littéraire d'une langue, phénomène d'autant plus général qu'il est lui-même inséparable de l'histoire politique"(11).
e- Les phénomènes linguistiques sont liés aux phénomènes d'extension géographiques de la langue.
En somme, le concept de synchronie désigne un état d'une langue à un moment précis de son évolution; le passage d'une synchronie linguistique à une autre synchronie linguistique est donc passage d'un état 1 à un état 2 de cette langue. Seulement la synchronie linguistique est corrélée simultanément à des synchronies externes simultanées (culturelle, économique, institutionnelle, littéraire, géographique, etc.). L'ensemble des synchronies forme pour reprendre une terminologie foucaltiènne- "un ensemble de simultanéités"; entendez "ensemble de simultanéités épistémiques" régi par les mêmes principes.

3- Le concept de série
Le concept de série désigne chez les Formalistes russes un ensemble structuré et dynamique d'éléments formant ainsi un système. Ce système est soit littéraire, soit social soit culturel. Le système littéraire constitue une série à la fois autonome et corrélée avec ce que Tynianov appelle "série sociale" et "série secondaire". L'évolution de l'un des  systèmes est indissociable des deux autres
"Si nous étudions, dit Tynianov, l'évolution en nous limitant à la série littéraire préalablement isolée, nous butons à tout moment contre les séries voisines, culturelles, sociales, existentielles au sens large du terme; et par conséquent nous sommes condamnés à rester incomplets" (12).

Plus loin il ajoute:
"Le système de la série littéraire est avant tout un système des fonctions de la série littéraire, laquelle est en perpétuelle corrélation avec les autres séries" (13)

Ce qu'il faudrait souligner dans les deux citations précédentes ce sont les termes suivants : évolution, série voisines, système de la série littéraire, système de la fonction de la série, et enfin le concept de corrélation.
En effet la série littéraire (définie comme ensemble structuré et dynamique d'œuvres, d'esthétiques, de poétiques, de courants littéraires et critères de littérarité ) est ici :
1- projetée sur l'axe du temps : c'est-à-dire qu'elle est conçue comme objet autonome dont l'évolution est structurelle c'est-à-dire dépendante de la modification de ses éléments constitutifs; c'est le système de la série;
2- corrélée aux autres séries elles-mêmes en évolution: série sociale, série culturelle, série existentielle, série secondaire.
Mais ce qu'il faut doublement souligner ici c'est l'idée maîtresse suivante : le système de la série littéraire et corrélé aux systèmes avoisinants et contemporains grâce à un autre système: le système des fonctions de la série.
Ce qui ressort de ce qui précède c'est que la perspective épousée par les Formalistes russes est à la fois systémique et évolutive, synchronique et diachronique. Elle étudie  les formes littéraires à la fois sur l'axe des simultanéités et sur l'axe des successivités. Il ne faut cependant pas en déduire que le rythme et le caractère d'évolution des séries sont identiques et synchrones:
"l'évolution littéraire aussi bien que l'évolution des autres séries culturelles ne coïncide ni dans son rythme ni dans son caractère (à cause de la nature spécifique du matériau qu'elle manie) avec les séries qui sont corrélatives" (14).

Autrement dit, selon les époques chacune des séries peut (si son rythme d'évolution est supérieur à celui des autres) piloter les séries corrélatives.
Arrivé à ce stade de la réflexion nous voudrions proposer le concept d'archi-série pour désigner cet ensemble de schèmes (d'idées, de faits et de comportements) qui organisent les trois séries dans leur corrélation même. Cependant, et nous l'avons déjà dit, à l'intérieur de cette archi-série, chaque série est susceptible -selon les données immédiates- de devenir le moteur de changement des autres séries, et partant, le facteur de passage d'une archi-série à une autre archi-série. Autrement dit, et pour reprendre la terminologie d'Eco, l'archi-série est un Ur-système à l'intérieur duquel se structurent des sous-systèmes synchroniques (littéraire, social, et secondaire). L'instauration du concept d'Archi-série nous permet ainsi de dépasser sur le plan théorique le problème de la distinction (uniquement opératoire) entre synchronie et diachronie. Et les Formalistes n'étaient pas sans savoir qu'une synchronie pure ne pouvait exister:
"La synchronie pur se trouve maintenant une illusion: chaque système synchronique contient son passé et son avenir qui sont des éléments structuraux inséparables du système" (15).


De ce fait au lieu d'opposer la synchronie à la diachronie, les Formalistes ont souligné leur caractère dialectique:
"L'opposition de la synchronie à la diachronie opposait la notion de système à la notion d'évolution; elle perd son importance de principe puisque nous reconnaissons que chaque système nous est obligatoirement présenté comme une évolution et que, d'autre part, l'évolution a un caractère systématique." (16).

A présent on peut définir le concept de série de la manière suivante: le concept de série investi dans le champ de la poétique sert à isoler les maillons successifs qui constituent la chaîne de l'évolution littéraire et à marquer le lieu de leur articulation en étudiant le comment et le pourquoi du passage d'une série littéraire à une autre, d'une synchronie littéraire à une autre. Il désigne donc un état de la littérature à un moment précis de son évolution; le passage d'une synchronie littéraire à une autre synchronie littéraire est un passage conditionné par le réseau de schèmes organisateurs de l'archi-série.

4- Le concept d'épistémè
Dans Les mots et les choses  Foucault essaie de voir quelles sont les conditions qui ont rendu possible la naissance et la réflexion systématique sur l'Homme. Pour lui, au tournant du 18ème et du 19ème siècle nous sommes passés d'une positivité à une autre positivité, c'est-à-dire d'une science et d'une conception du savoir à une autre science et une autre conception du savoir. Son archéologie est donc à la fois une histoire et une épistémologie :
"L’archéologie, s'adressant à l'espace général du savoir, à ses configurations et au mode d'être des choses qui y apparaissent, définit des systèmes de simultanéités, ainsi que la série des mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil d'une nouvelle possibilité"

Foucault envisage le savoir  européen accumulé depuis plusieurs siècles comme un "espace" c'est-à-dire comme un continuum ininterrompu de la ratio européenne. Mais à l'intérieur de ce continuum, il trace des configurations, des tranches cognitives correspondant à des tranches temporelles. Cette opération de séparation des configurations cognitives est possible en étudiant "le mode d'être des choses" qui apparaissent sur cet espace cognitif; autrement dit, chaque science, chaque savoir fait exister son objet et la manière d'exister de cet objet et de la faire scientifiquement exister change d'une époque à l'autre. Seulement, l'existence de l'objet (ici l'Homme) et de sa science est définie par un système de "simultanéités". En termes clairs, cette science et cet objet sont situés simultanément à l'intérieur d'un système qui englobe d'autres sciences et d'autres objets. De ce fait  -et c'est le plus important ici- l'étude archéologique ne porte pas seulement sur des simultanéités cognitives (qu'on pourrait également appeler synchronies épistémiques, mais aussi et surtout sur "la série des mutations successives" de ces simultanéités ou de ces synchronies. En d'autres termes ce qui intéresse l'archéologie foucaltiènne c'est de "circonscrire le seuil d'une nouvelle positivité", c'est-à-dire le point de passage d'un état du savoir produit sur l'Homme à un autre état, le point d'articulation de deux épistémès. Ces épistémès sont les suivantes :
a- l'épistémè classique : où l'Homme n'était pas encore né comme objet de savoir parce que ce savoir était fondé sur la représentation;
b- l'épistémè moderne qui est une re-disposition du savoir classique, un abandon de la représentation et une invention de l'Homme; car, pour Foucault "l'Homme n'est qu'une invention récente, une figure qui n'a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qui disparaitra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle" (17).

On peut donc définir l'épistémè de la manière suivante : une épistémè est un ensemble homogène et disséminé de principes organisateurs du savoir d'une communauté culturelle, à un moment de son évolution. Le passage d'une épistémè à l'autre est un passage d'un état du savoir à un autre état, d'une formation discursive à une autre; en un mot, d'une synchronie épistémique à une autre.


5- Le concept de paradigme.
Le concept de paradigme, comme celui d'épistémè foucaltien, désigne "un corps de principes qui sont à l'œuvre simultanément dans plusieurs disciplines et qui varient avec le temps de façon discontinue" (18).
Si dans le cas de l'épistémè il s'agit plus particulièrement de principes agissant dans les domaines des sciences humaines, dans le cas du paradigme, ces principes homogènes agissent dans les domaines des sciences dites exactes ou de la Nature.

Les recherches de Kuhn sont nées d'une impasse. En effet, c'est après avoir remarqué que la conception traditionnelle d'approcher la science ne résistait pas au traitement historique et encore moins à la démarche historique, sociologique et psychosociologique que s'est formée chez lui l'idée de paradigme. L'histoire des sciences selon Kuhn emprunte plusieurs voies et prend une perspective multiple:
a- la perspective de la sociologie de la communauté scientifique,
b- la perspective de la psychologie sociale de l'homme  scientifique,
c- la perspective de l'histoire des institutions scientifiques.

Ce qui intéresse Kuhn c'est l'étude du comment émerge un concept scientifique  directeur, une théorie, une invention technologique dans le continuum des productions scientifiques.
A côté de ce concept d'émergence, il y a le concept de processus de transition, c'est-à-dire, le passage d'un paradigme à l'autre (remarquons l'équivalence des concepts de "transition" kuhnien et de "seuil" foucaltien). Mais qu'est-ce qu'un paradigme?
Le concept de paradigme reçoit chez Kuhn des définitions diverses. Ce n'est qu'à la postface de l'édition française qu'il définira avec précision ce concept : un paradigme est une matrice disciplinaire; il est également un exemple, un modèle offrant des solutions concrètes à des problèmes précis. En voici une définition fonctionnelle:
un paradigme est un ensemble de règles, de lois, de méthodes de travail, de croyances scientifiques, de fonctions homogènes. Il est produit par une communauté scientifique à un moment donné de l'évolution d'une culture. Un paradigme est donc un réseau d'idées et de comportements qui orientent la réflexion scientifique d'une époque. Un paradigme ne structure pas seulement un domaine scientifique mais tous les domaines scientifiques d'une époque."De nouveaux instruments, comme le microscope électronique, ou de nouvelles lois, comme celles de Maxwell, peuvent se développer dans un domaine tandis que leur assimilation crée une crise dans un autre domaine  (19).

En d'autres termes, un paradigme est un organisme idéel et comportemental homogène qui dirige le travail de recherche de la communauté scientifique à un moment donné de l'évolution du savoir scientifique. Mais ce qui intéresse particulièrement Kuhn c'est de savoir comment on passe d'un paradigme directeur à un autre paradigme rectificateur du premier; c'est-à-dire on comment passe d'un paradigme à un autre, ou encore (et pour reprendre la terminologie saussurienne), d'une synchronie scientifique à une autre synchronie scientifique. En d'autres termes, ce qui intéresse Kuhn c'est d'analyser les facteurs qui contribuent aux "transformations successives des paradigmes" (20). Mais cette étude diachronique des paradigmes scientifiques ne peut se faire que de façon discontinue, c'est-à-dire en étudiant chaque paradigme comme une synchronie qui interfère avec d'autres synchronies.
Nous nous contentons dans ce qui suit d'énumérer les facteurs constitutifs de la matrice:
a- la généralisation symbolique,
b- les croyances métaphorisantes,
c- les valeurs,
d- la cohérence interne et externe du paradigme directeur,
e- la fonction sociale de la science.

Quant au passage d'un paradigme à un autre, il est annoncé par des anomalies, parmi lesquelles on peut citer:
a- incapacité du paradigme de répondre à toutes les questions;
b- incapacité du paradigme à décrire tous les cas de figure ;
c- introduction de techniques nouvelles d'observation qui remettent en question les acquis de la science établie.
Remarquons que les deux dernières anomalies font partie de synchronies externes contemporaines et de séries avoisinantes. L'une est technologique, voire économique, l'autre est sociale et a affaire à la fonction qu'une société assigne à la science qu'elle produit.
En définitive, un paradigme est un corps de principes homogènes, de règles et de lois mobilisées dans le champ scientifique d'une communauté à une époque déterminée de son évolution. Le passage d'un paradigme à un autre est un passage révolutionnaire et non pas cumulatif. Chaque paradigme constitue une synchronie scientifique corrélée aux synchronies externes simultanées. Sur l'axe de la successivité toute évolution est une révolution.

6- Conclusions
Après cette discussion croisée des concepts qui nous préoccupent nous voudrions tirer les conclusions qui en découlent:
Conclusion 1: si l'on regarde attentivement les résultats d'analyse de chaque concept, on remarquera que les quatre penseurs utilisent les deux axes : l'axe des simultanéités et l'axe des successivités.

Conclusion 2: les quatre concepts s'inscrivent à l'intérieur d'une pensée systémique qui accorde cependant de l' importance à l'histoire et à l'évolution.
Conclusion  3: On peut s'interroger sur la validité du concept générique que nous avons proposé : le méta-paradigme de la réflexivité systémique.
Si l'on considère les résultats obtenus, on remarquera que les quatre chercheurs inscrivent directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment leur réflexion à l'intérieur de ce méta-paradigme. Tous les quatre travaillent œuvrent et sont orientés par ce paradigme des paradigmes qu'est la réflexivité systémique. De quelle manière?

a- Tous considèrent l'objet d'étude d'un point de vue systémique ou structural.
b- Tous définissent réflexivement le système; c'est-à-dire:
                        -en soi: les éléments d'un système (linguistique, littéraire, épistémique, scientifique) sont définis par leurs positionnements réciproques dans un système donné : c'est l'axe des simultanéités;
                        -par rapport à d'autres systèmes : les systèmes contemporains, voisins;
                        -enfin, ces éléments structurés à l'intérieur de ces systèmes, et ces systèmes organisés en simultanéités sont placés sur l'axe du temps, pour suivre leur évolution/révolution : c'est l'axe des successivités.

En somme, de Saussure à Kuhn en passant par les Formalistes russes et par Foucault, de la science du langage aux sciences exactes, en passant par la science de la littérature (poétique) et par les sciences humaines, c'est le même méta-paradigme qui est en œuvre, traçant, au-dessous ou au-dessus des continuités et des discontinuités de l'espace cognitif occidental, une épaisseur sémantique/conceptuelle dont la forme change mais dont la substance est toujours la même.


Notes
1- Le présent article a été publié dans la revue Maknassat (Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès)  n°7, 1992-1993.
2- Cours de linguistique générale, Ed. Payot, Paris, p.116.
3- Ibid., p.117.
4- Ibid. , p.193.
5- Ibid., p.116.
6- Ibid., p.40.
7- Ibid., p.40.
8- Ibid.
9- Ibid., p.41.
10- Ibid. p.41.
11- Ibid.

12- Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, traduits et présentés par T.Todorov, Paris, Seuil, 1965, p.120.
13- Ibid.
14- Ibid., p.130.
15- Ibid., p.129.
16- Ibid.
17- Ibid., p.15.
18- Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F., 1990, p.4
19-Kuhn,T., Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Coll."Champ", 1972, pour l'édition française, p.247.
20- Ibid., p.32.





BIBLIOGRAPHIE

Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F. , 1990.
Foucault, M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
Foucault, M., Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
Kuhn, T., Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Coll. "Champ" , 1972, pour l'édition française.
Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972.
Théorie de la littérature, textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par T. Todorov, Paris, Seuil, Coll. "Tel Quel", 1965.