Abderrahim Kamal
Université de Fès
Journée d’étude : L’aventure de l’écriture,
Faculté
des Lettres et des Sciences Humaines- Fès Dhar Mehraz- 10 mai 2012
« Mais
toute grande œuvre tend à etre profonde comme une conscience est
profonde : par sa relation à un monde lui-même profond, c’est lourd d’etre
et de sens »
Mikal Dufrenne, Esthétique et philosophie
L’écriture chez Claude Simon a pour fonction de
conquérir le monde par la mise en question de celui-ci[i].
La conscience écrivante[ii]
est l’espace-temps-processus d’une recherche qui ne s’arrêtera jamais. Car le
monde est illimité et le langage qui permet sa connaissance, infini. Les
figures de cet illimité du monde sont multiples. Nous en avons choisies deux
qui nous semblent caractéristiques de cette écriture conquérante : le fonctionnement
parenthétique et la dialectique Référent/Figure/Image.
1- Les mondes parenthétiques : L’illimité des
mondes possibles
La typologie parenthétique que nous avons
établie vise à dire l’illimité du monde et de sa connaissance qui fonde et
l’ontologie de Simon et son esthétique.
La parenthèse est conventionnellement définie comme
une forme de ponctuation qui indique "les limites entre les divers
constituants de la phrase complexe ou des phrases constituant un
discours"([iii]).
Elle est également considérée de moindre importance que le reste de la phrase
ou du discours où elle se trouve. Elle "introdui[t] et délimit[e] une
réflexion incidente, considérée comme moins importante et dite d'un ton plus
bas"([iv]).
Chez Claude Simon, la parenthèse est le lieu d’une
dialectique entre le monde perçu et les mondes possibles ou encore, entre le
monde visible et ses devenirs. Elle est un marqueur de structuration
conscientielle du monde : la structuration qu'elle dévoile est simultanément
textuelle et cognitive. Elle manifeste les modes et opérations qui ont
participé à l'élaboration du monde qu’elle dit.
Nous partons dans l’analyse qui suit de l’idée
maîtresse de Merleau-Ponty selon laquelle il y a des mondes cachés dans un seul
et même monde, et nous prenons en compte la figure qui, pour lui, structure
l’Etre : c’est-à-dire l’emboîtement et l’englobement. On
peut, en effet, par l’étude des types de rapport que les contenus parenthétique
(c'est-à-dire les éléments qui se trouvent à l'intérieur d'une parenthèse), périparenthétique
(c'est-à-dire les éléments qui se trouvent avant la parenthèse -le pré-parenthétique-
ou après elle -le post-parenthétique) et inter-parenthétique
(l’emboîtement des parenthèses), analyser les figures de cet illimité du monde.
En fait, les types de parenthèses recensés (au nombre de 23) peuvent être groupés en
cinq catégories relatives aux modes de déploiement/ dévoilement du monde
dans la conscience écrivante. Modes intimement liés entre eux, car
l’espace-temps de la conscience est le site de déroulement (au sens propre du
mot) du monde perçu et vécu par le sujet (le corps voyant) : l’expansion
linéaire (horizontale, combinatoire) y est consubstantielle à l’expansion
en profondeur (verticale, possibles paradigmatiques).
On peut énumérer ainsi les cinq catégories d’expansion
qui contiennent chacune un ensemble de
types de parenthèses :
a-
l’expansion du monde dans le temps :
contient les types de parenthèses :
i.
analeptique,
ii.
proleptique
iii.
remémorative
b-
l’expansion du monde comme négativité :
contient les types de parenthèses :
i.
antithétique
ii.
négative
iii.
oppositive
c-
l’expansion du monde comme prolifération :
contient les types de parenthèses :
i.
additive
ii.
citative
iii.
descriptive
iv.
énumérative
v.
de spécification
vi.
de figuration de référentiation de la figure
d-
l’expansion du monde comme rationalisation du sens :
contient les types de parenthèses :
i.
causale
ii.
consécutive
iii.
commentatrice
iv.
explicative
v.
de nuance
vi.
corrective
e-
l’expansion du monde comme langage et comme écriture :
contient les types de parenthèses :
i.
métatextuelle
ii.
métalinguistique
iii.
questionnement-recherche
1.1
L’expansion du monde dans le temps :
Les
parenthèses analeptique, proleptique et remémorative inscrivent le
déroulement du monde dans le temps. L’avant et l’après tracent le monde comme
continuité infinie :
mais
sans doute lui restait-il encore quelque chose (…) sinon à convaincre tout ou
moins à racheter, même au risque de cette vie que le consul s'employait à
sauver (il en avait fait le sacrifice quelques mois plus tôt lorsqu'il
était venu se fourrer dans cette affaire[…]) (GR, p.273).
La parenthèse constitue ainsi une sorte de
"trou" dans la linéarité du "récit premier" ; un trou
qui opère une rétroaction temporelle. Elle juxtapose une temporalité seconde et
antérieure par rapport à la temporalité pré-parenthétique. La parenthèse
remémorative actualise, elle, par rétroaction, des éléments du
pré-parenthétique lointain dans le but de rendre explicite, cohérent
l'enchaînement diégétique où elle apparaît. Elle joue, de ce fait, une fonction
de mémoire du monde raconté
Il
y avait déjà longtemps alors (tandis que les hommes revenus de patrouille, à
genoux devant les poêles, encore sanglés dans leurs buffleteries, contemplaient
en jurant les cuisses grasses et pâles des bonniches déculottées (GR, p.110).
La parenthèse proleptique trace dans le continuum
diégétique périparenthétique une incise temporelle anticipative :
choisissant
avec soin le drap le plus fin, en enveloppant la jeune morte, ramenant sur son
visage cireux le pan du rabat (comme elle devait le faire pour lui vingt-deux
ans plus tard)...( GR, p.408).
Dans l’espace conscientiel tous les temps deviennent simultanés
parce que le présent de la conscience transforme les passées et les futurs en
présent. Le monde raconté n’apparaît à aucun moment comme une surface lisse,
solidement articulée et répondant à une logique unique. Il est par définition
multi-temporel.
1.2-
L’expansion du monde comme négativité
Nous entendons par négativité l’activité de négation
s’enrichissant du terme opposé qu’elle nie et apportant une dimension nouvelle.
Dans la parenthèse antithétique, le monde qu’elle ouvre se situe à l’extrême
opposé du monde posé par le pré-parenthétique. Dans l’exemple qui suit l’effet
de cet englobement est l’idée de l’injurieux et de l’injustice du temps :
d'autre
part le vaste mausolée au centre duquel le salon resplendissait une fois par
mois de tous ses feux (l'antithèse, un injurieux pendant à cette unique pièce
enfumée qui servait à la fois de cuisine et de chambre...) (GR, p.183).
La parenthèse négative, elle, nie les termes du
pré-parenthétique tout en posant des possibles négatifs :
le
même imperturbable personnage connu tantôt sous le nom de Grigoriev, tantôt
sous celui de Grigoriévitch ou encore Goriev (et, en réalité, ce n'était ni
Grégoriev, ni Grigoriévitch, ni Goriev, mais Berzine, mais Stern)...( GR,
p.340-341).
L’expansion devient recherche par négation. Dans
l'heuristique du texte conscientiel les mondes négatifs emboîtés font partie
intégrante des mondes posés. Dans ce sens, contrairement à la parenthèse
négative et à la parenthèse antithétique, la parenthèse oppositive introduit un
point de vue différent : en l’occurrence celui d’un x, c’est-à-dire
d’un double du capitaine qui perçoit la réalité non pas d’en haut (une
conscience omnisciente) mais d’un point de vue humain :
Le
capitaine continue de marcher au rythme de ses pas de géant et la colonne
derrière lui s'étire (quoique tout ce que l'on puisse distinguer ce soit la
queue et la croupe du cheval devant soi, sombre sur le fond de neige)...(
GR, p.91).
Le point de vue relativise et enrichit le monde raconté par des
mondes qu’il contient en négatif.
1.3
L’expansion du monde comme proliférations :
Cette expansion contient les types de parenthèses
suivants : additive, citative, descriptive, énumérative, de spécification,
de figuration de référentiation de la figure.
La parenthèse additive a une relation de
complémentation avec son périparenthétique. Elle introduit dans le monde
raconté des pans de « réalité » pouvant le rendre plus complexe :
non
seulement qu'il existât entre la vieille dame et lui une énorme différence de
fortune (il était resté en dépit du phylloxéra immensément riche) (GR, p.178-179).
La parenthèse citative, comme son nom l'indique, est
une parenthèse qui rapporte un extrait, un fragment de registre. Les rapports
qu'elle entretient avec le pré- et le postparenthétique constituent une sorte
de motivation thématique où le parenthétique exemplifie le périparenthétique :
ici le mot " les observations" est immédiatement suivi de la
parenthèse qui cite un exemple d'observations.
les
deux pages du registre divisées en sept colonnes, les états civils, les
communes et les départements d'origine de ces hommes qu'il avait commandés,
leurs états de services, les observations (servant bien, a des talents mais
peu de zèle, aurait besoin d'un emploi fixe d'autant que sa blessure le fait
souffrir lorsque le vent change) consignés de l'écriture appliquée du
secrétaire...( GR, p.371).
Au delà de ce fonctionnement formel, la parenthèse met
en équation le monde du vivre et le monde de l’écrire. Par cette
succession/ juxtaposition, le monde situé entre le vivre et l’écrire finit par
puiser sa substance dans les deux : le vivre est dans l’écrire et l’écrire
est dans le vivre.
Face au discours sommaire du pré-parenthétique, la
parenthèse descriptive introduit un développement descriptif :
un
homme qu'il n'avait non plus jamais vu (l'homme grand, pâle, assez beau, âgé
d'une trentaine d'années et en vêtements civils) (GR, p.355).
L’inversion de la stratégie d’écriture
(traditionnelle) a pour fonction d’effacer les distinctions classiques entre le
fondamental et le secondaire. Le fondamental naît parfois du secondaire. Chez
Claude Simon, il existe des personnages fondateurs du sens de l’Etre du monde
qui apparaissent au détour d’une caractérisation, ou, comme ici, enfermés dans
des incises : citons Corinne dans La Route des Flandres, la belle-fille
dans L’Herbe, Batti dans Les Géorgiques, Oncle Charles dans Histoire,
le beau-père dans Le Sacre du printemps, etc.
L’énumération est, en principe, un facteur de densification
du monde. Chez Simon elle est un facteur d’éclatement du monde. Chaque terme de
l’énumération est un possible ouvrant sur des ré-interprétations du monde et
donc sur des récits possibles :
maudissant
ceux quels qu'ils soient (hommes d'Etat, généraux, politiciens,
journalistes)..( GR, p.210).
Le détail peut être poussé à son extrême. Il peut
prendre la forme d'une énumération paradigmatique comme dans l'exemple suivant
:
l'habituelle
et silencieuse confusion de bruits (tintement d'acier, de mors, et de filets
mâchonnés, de fers qui parfois se cognent, les souffles de chevaux qui
renâclent, le piétinement des sabots assourdis par la neige)..( GR, p.90).
L’habituelle et silencieuse confusion de bruits
rend la structure oxymorique de la phrase à l’image de la structure oxymorique
et multiple du monde. Logique du monde et logique du langage coïncident
parfois.
Cette fonction on la perçoit mieux dans la description
de spécification où l’élément parenthétique spécificateur propose à la fois une
formule (généralement un mot) qui joue la double fonction de condensation de
traits déjà vus et qui, simultanément, tranchent avec ces traits :
figure-concept présentant des êtres étrangers à l’univers crée mais le
déterminent par leur présence souterraine : l’idiot, l’Homme-babouin,
le nain, le visiteur, le proscrit :
et
plus tard (il (l'idiot) paraissait maintenant pris d'une sorte de frénésie..)
plus tard donc, l'homme- babouin courant (GR, p.159-60).
pérorant
(le nain, l'invité d'honneur) ou plutôt monologuant (GR, p.178).
puis
(le nain) se redressant...( GR, p.184).
quand
il (le visiteur) eut dit son nom, referma le battant (GR, p.236).
mais
cette nation d'où le troisième personnage (le proscrit) allait se retrancher,
s'exclure de sa propre volonté...( GR, p.437).
sont autant de figures-concepts qui font proliférer les récits du
monde vers des régions non encore explorées. Ce fonctionnement est encore plus
visible dans la dialectique qui lie le référentiel au figural et qui met en
relief la dimension ontologiquement figurale du langage.
A ce propos, il faudrait rappeler cette idée
simonienne que la malédiction de l’être est de vivre dans la métaphore.
En effet, ce qui définit, selon lui, la nature humaine, plus encore, sa
condition, ce n'est pas d'être mortel, mais de vivre dans le langage qui est
essentiellement métaphorique. D'ailleurs Simon se demande "si notre
langage ne nous faisait pas, le plus souvent, vivre en plein fantastique" [v]Michel
Deguy va plus loin dans son analyse du tragique simonien: "Etre déchu,
dit-il, c'est être victime d'une métaphore". Ailleurs, l’auteur affirme
que "toute mon œuvre est construite sur la nature métaphorique de la
langue. Je m'étonne qu'aucune étude n'ait souligné ce genre de faits"[vi]
Si l'auteur insiste sur cet aspect, c'est pour la simple raison que pour lui
"la métaphore est [..] le fondement de la langue, et donc de tout
écrit."[vii]
C’est dire que la dialectique référent/ Figure (qui
retrouve par ailleurs la dialectique concept/percept/affect) introduit non pas
forcément des dimensions fantastiques du monde mais au moins des puissances de
sens (elles-mêmes référentielles) contenues dans le mondé dénoté : la
prolifération de ces puissances révèlent des aspects inconnus du monde : la
parenthèse de figuration donne un correspondant figural au
"référentiel" préparenthétique. La juxtaposition de ces deux modes de
"représentation" d'un même fait rend l’approche du monde
multidimensionnellle :
Entouré
de froid (comme une sorte de chape, d'ogive, lui-même ogival dans son vaste
manteau plissé...) (GR, p.114).
Cependant, le discours parenthétique et le discours
préparenthétique peuvent être du même type figural :
semblable
à lui seul à quelque forteresse, quelque machine de guerre ou quelque animal à
carapace, une tortue, un obus posé verticalement, gourd, raide, avec, comme une
sorte d'attribut phallique (comme ces coquilles que portent les boxeurs...)
Du discours référentiel au discours figural, et de
celui-ci à un emboîtement de parenthèses figurales, se met en place un processus
d’expansion infinie du représenté. Cependant le processus inverse (celui de
référentiation de la figure), lui, joue le même rôle de synthèse
« conceptuelle » tentant de rationaliser un perçu aux figures
multiples, comme dans l’exemple suivant :
(le
froid) implacable, vivant, c'est-à-dire comme une sorte de force sauvage
aussi, comme les puissants et apocalyptiques chevaux roux, à la fois
tranquille et opiniâtre, inflexible, comme un étau ou plutôt ces presses
en fonte que l'on voit encore dans les activités de relieurs, peintes en noir
(le ciel était le plus souvent d'un gris fer, uniforme et bas), avec un
tourniquet aux extrémités ampoulées...( GR, p.102).
Ainsi, la parenthèse de référentiation juxtapose au
figural péri-parenthétique, un "référentiel" d’ancrage.
1.4
L’expansion du monde comme rationalisation du sens : variation de points
de vue
Cette expansion contient les types de
parenthèses : causale, consécutive, commentatrice, explicative, de nuance,
corrective.
Les parenthèses causale, consécutive, commentatrice,
corrective, explicative et de nuance introduisent dans la perception un point
de vue de rationalisation du sens du monde perçu. Celui-ci obéit à une logique
que le point de vue atteste ou modifie. Et dans l’acte de
modification-variation se découvrent les possibles devenirs de ce monde, étant
donné que, nous l’avons vu, le corps voyant a toujours un rapport problématique
avec le visible.
Ainsi, les parenthèses causale et consécutive
juxtaposent au pré-parenthétique consécutif ou causal son terme logique. Cette
relation conséquence/cause qui n’était pas explicitée auparavant comme dans un
récit traditionnel trouve sa justification dans la coïncidence de la logique du
monde et de la logique de la conscience écrivante. Celle-ci ne raconte pas mais
explore le sens de ce qui est donné à voir :
la
parution des journaux (car on continuait à en imprimer et à les diffuser, Dieu
sait comment).( GR, p.305).
s'activant
frénétiquement (…(…)…) à construire une barricade pour protéger le cinéma
derrière un mur de pavés arrachés et des sacs remplis du cailloutis qui se
trouvait sous les pavés (de sorte que les choses se trouvaient maintenant au
sens propre du terme sens dessus dessous) (GR, p.297).
Les parenthèses commentatrice et explicative ne sont
pas des parenthèses dont le discours est métalinguistique ou métatextuel : leur
commentaire introduit des points de vue explicites d’analyse. Le parenthétique
et le pré-parenthétique ont une relation mise en vis-à-vis de points de
vues :
enfin
la désagrégation elle-même, consommée pour ainsi dire, entérinée comme fait
accompli, irréversible, la cessation de toute cohésion, de toute discipline
(chose presque inconcevable dans un corps aux traditions aussi sévères et
rigides que celui de la cavalerie) (GR, p.95).
alors
qu'il leur était donné de percevoir dans leur chair (c'est-à-dire sollicitant
-ou agressant- en plus de la vue, leurs autres sens : odorat, ouïe, toucher)
l'espèce d'épais magma, tiède, puant...( GR, p.208).
Les parenthèses corrective et de nuance corrigent ou
modulent la proposition préparenthétique
et, partant, le perçu et y introduisent, de ce fait, des possibles. La
correction n'y est pas négation, mais approximation, nuance. L’écriture du
monde reste une sempiternelle recherche, une sempiternelle approximation :
badigeonné
d'une sorte de teinture couleur jus de pipe délayé à travers laquelle
transparaissait faiblement le bleu pervenche (en fait tourné au vert) des nœuds
Louis XV...( GR, p.155).
ouvrit
la porte à son importun visiteur (ou plutôt l'entrouvrit, glissa dans l'entrebâillement
un regard...) (GR, p.236).
La rationalisation du sens du monde paraît, en
définitive, une tâche impossible et illusoire. Elle paraît surtout condamnée à
l’infinitude car à chaque avancée le monde révèle d’autres mondes insoupçonnés.
Sont-ce les mondes du langage ? Sont-ce « les mondes du
monde » ?
2 Emboîtement parenthétique, emboîtement de mondes
Nous avons vu comment fonctionnent quelques types de
parenthèses. Le texte conscientiel est ainsi texte de la conscience en
mouvement et puisque tout mouvement est indissociable des contenus de cette
conscience et des contenus du monde perçu, les mondes construits ne peuvent
qu’être discontinus et fragmentaire. La logique de l’expansion de la conscience
et du texte diffère de la logique d’écriture traditionnelle. Cependant cette
logique d’expansion est encore plus lisible dans l’emboîtement parenthétique.
Les exemples sont légions chez Claude Simon.
Ainsi, la dialectique inter-parenthétique, doit-on le
souligner, se réalise au sein, d'un emboîtement de parenthèses. L'effet
immédiat de l'emboîtement est la "fissuration" syntagmatique,
phrastique et transphrastique. La continuité est rompue non seulement entre
deux syntagmes sémantiquement "autonomes", mais aussi à l'intérieur
d'un même syntagme. Les assertions sur le monde s’organisent par emboîtement
comme dans l'exemple suivant :
ni
les circonstances naturelles (pour si rigoureux que soit le froid, cela fait
déjà des mois -on est en février- qu'ils y sont accoutumés ni la nature de
l'opération elle-même (peut-être la longueur de l'étape a-t-elle été mal
calculée et le commandement n'a-t-il pas suffisamment tenu compte des effets
conjugués de la basse température et de l'effort physique exigé (assez
considérable, certes, mais enfin n'excédant pas les forces humaines, comme il
fut prouvé) -à moins de supposer que la chose ait été montée comme une sorte
d'ordalie voulue, de même que leur départ du cantonnement où ils ont passé les
premiers mois de l'hiver et pris leurs habitudes (ainsi certains ordres de
religieuses soignantes déplacent-ils systématiquement celles-ci et dès
qu'apparaît le risque que se forme autour d'elles (et réciproquement) un réseau d'amitiés ou de sympathies dans le
service hospitalier qui les emploie), quoi qu'il soit cependant plus
vraisemblable que ce mouvement ait été ordonné dans un esprit de routine et en
application d'instructions ou de règlements sur la rotation de corps de troupe
de première ou de deuxième réserve). Et non plus aucune circonstance ou
accident dramatique, du genre de ceux auxquels on peut normalement s'attendre
en cas de guerre, comme par exemple un raid inopiné d'avions ou un sabotage des
voies (le seul incident -mais peut-on employer ce terme, quoique le fait ait eu
sans doute un effet normalement traumatisant ?- ayant été le passage du train
de voyageurs civils (GR, p.82).
Dans cet exemple, l'emboîtement parenthétique
peut-être représenté de la manière suivante :
(0 0) (1
(2 2) (3 (4 4) 3) 1) (5 5)
Ainsi l'emboîtement parenthétique est un aspect de la
réflexivité conscientielle. Il dévoile
la dialectique interparenthétique où chaque mot, chaque syntagme, chaque phrase
appelle une parenthèse à fonction déterminée, et où chaque parenthétique est
simultanément un périparenthétique d'un autre parenthétique. Ici la parenthèse
hypothétique (entourée d'une parenthèse additive et d'une parenthèse de
questionnement) structure un emboîtement de parenthèses qui, par le biais du
dialogisme, affiche non seulement la double recherche du discours et de
l'histoire, mais encore sa logique interne, c'est-à-dire l'ensemble des
opérations logiques transcrites dans le texte. Logique du récit et logique
cognitive se rejoignent pour mettre en relief leur processus de recherche par
l'intermédiaire d'une dialectique complexe.
Pour conclure, nous dirons que la dialogique
parenthétique/péri-parenthétique/interparenthétique pose le texte, non comme
une entité de signifiance achevée, mais comme quête d'un ordre à la fois
textuel et ontique qui tend vers l'achèvement sans jamais l'atteindre ;
l'histoire n'est pas donnée d'emblée : elle est continuellement en quête d'un
discours, d'elle même et de ses sens. Ainsi, la fonction première de la
parenthèse est de tracer le second terme d'une dialectique (mais, nous l'avons
vu, ce second terme peut-être lui-même un premier terme d'une autre
dialectique) : question (réponse) et inversement ; affirmation (négation) ;
présent (passé) ; thèse (antithèse) ; conséquence (cause) ; Rapport libre
(citation) ; paraphrase (commentaire) ; proposition (correction de la
proposition) ; référentiation (figuration) ; langage (métalangage) ; texte
(métatexte) ; présent (futur) etc..
Pour résumer, nous dirons que la dialectique
parenthétique/périparenthétique/inter-parenthétique donne à lire un certain fonctionnement
heuristique du texte indissociable de la quête d’une connaissance illimitée
d’un monde lui-même illimité.
[i] Qu'est-ce que donc "écrire" pour
Claude Simon?
« L’écriture comme questionnement :
Ecrire,
c'est questionner le monde. En 1959 déjà, Claude Simon affirmait: "écrire
me semble être un nouveau moyen de connaissance, car cela consiste
essentiellement à établir des rapports entre les choses" ([i]).
L'établissement de ces rapports ne peut se faire que par l'établissement de
nouveaux types de rapports entre les mots qui les désignent. Ecrire suppose
donc un double travail de contestation : contestation des règles
"traditionnelles" qui lient les mots et les ensembles de mots entre
eux, et contestation des modes stéréotypés de voir les choses ([i]).
Ecrire,
c'est également se découvrir et découvrir le monde tel qu'il se révèle en nous
dans/ par l'écriture. Il s'agit donc de "dire le monde et les choses (ou
plutôt UN monde et DES choses" ([i])
en vue de les interroger, car l'écriture "est une mise en question" ([i])
d'une expérience vécue, sentie.
Cette
conception de l'écriture comme questionnement, Simon va la résumer treize ans
plus tard en répondant à une question d'André Clavel : "Comment était-ce?
Comment savoir?, dit-il, c'est en partie pour répondre à cette question que
j'écris" ([i]).
Si
l'on affirme, communément que philosopher, c'est poser la question, il apparaît
de ce qui précède qu'écrire, pour Claude Simon, c'est poser la question et
écrire l’impossibilité d’y répondre. »
Abderrahim
Kamal, Le voir Simonien. Esthétique et
poétique de Claude Simon. Un abécedaire, Ed. CNPREST, Rabat, 2001 (Maroc),
p.17-18
[ii] La conscience écrivante, le texte conscientiel
« Dans
l'esthétique simonienne, écrire est indissociable d'un penser et
d'un voir. Réflexivité scripturale et réflexivité conscientielle sont
consubstantielles face au monde écrit (ou à écrire) et pendant ce présent de
l'écriture qui est, en fait, un présent conscientiel : présent où
mémoire, perception, imagination et intellection (ou entendement) sont appréhendées dans leur fonctionnement
scriptural; présent où l'écriture est appréhendée dans son fonctionnement
mnésique, perceptif et imaginationnel. La conscience est le site de l’écriture
de Claude Simon : « Tant de choses, dit l’auteur, coexistent et
s'interpénètrent dans notre conscience! Le point, la phrase courte, amènent des
césures, coupent ce qui n'est pas coupé dans la réalité mentale. » ([ii])
Ce
qui intéresse Simon, ce n'est donc pas la perception pure mais la perception
vécue de l'intérieur et dans son interaction avec les autres plans de la
conscience: mémoire, imagination, entendement. Ainsi, l’écriture de la
conscience intéresse l'auteur par sa dimension omni-temporelle, car "on
n'écrit jamais que ce qui se passe au présent de l'écriture": voilà un
principe esthétique qui commande les formes et les contenus du roman simonien.
Si l'on essaie d'énumérer tout ce qu'un tel principe contient, on pourrait
parler de types et de plans de réflexivité:
1- dans le présent de l'écriture, le temps des
horloges s'annule : on accède à une temporalité textuelle où il n'y a ni passé
ni futur, mais passé et futur de formes textuelles qui s'engendrent les unes
des autres;
2- dans le présent de l'écriture, il n'y a plus un
"avant l'écriture" et un "après l'écriture" : ni schéma
d'écriture, ni destinataire réel en fonction duquel (ou plutôt de son attente)
le texte est écrit;
3- dans le présent de l'écriture, les mots deviennent
le lieu de cristallisation de la mémoire (de l'histoire : celle des mots, celle
de l'écrivain et celle de la société) et le lieu de fertilisation des
potentialités "fictionnelles"/conceptuelles contenues dans chacun des
niveaux linguistiques (phonique, sémantique, figural, syntaxique, etc.);
4- dans le présent de l'écriture, confluent et
s'interpénètrent l'écrit, le pensé, le senti, le perçu, le remémoré et
l'imaginé. Bien entendu, seule la conscience de celui qui écrit peut
rassembler dans une simultanéité vive
tous ces plans du vivre. Ou plutôt, le présent de l'écriture est, en fait, le
présent d'une conscience écrivante qui se mime et s'analyse dans cet acte
d'écriture; coïncidence du "percevoir", "imaginer",
"remémorer", "comprendre" dans un écrire-voir-penser
que l'auteur a mis du temps à comprendre :
j'ai mis un moment à comprendre que c'était cela, que l'on n'écrit
jamais quelque chose qui se serait passé
(ou pensé) avant que l'on
se mette à écrire, mais ce qui se passe (se pense) au présent de
l'écriture." ([ii]);
5- enfin, le présent de l'écriture, est un présent
éternel, ou plutôt, un présent atemporel, non mesurable, non identifiable
quantitativement : dans la conscience, tous les temps (passé, présent, futur)
se fondent dans ce présent conscientiel et scriptural. Ecriture de la
conscience et conscience écrivante sont les termes d’un processus productif qui
a lieu dans l’écrire et le vivre. »
Abderrahim
Kamal, Le voir Simonien. Esthétique et
poétique de Claude Simon. Un abécedaire, Ed. CNPREST, Rabat, 2001 (Maroc),
p.20-22
[iii]- Dubois,
J., et alii, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973,
p.383.
[iv]- Ibid., p.384.
[v] Nouveau
Roman, : Hier, aujourd’hui, Union Générale d’éditions, Paris, 10X18,
t.2, 1972.
[vi] La Nouvelle Critique ,
1977.
[vii] APPELDOORN,
J. (van) et GRIVEL, Ch., "Entretien avec Claude Simon (le 17 avril
1979)", in Ch. Grivel (Dir.), Ecriture de la religion. Ecriture du
roman, Groningue, Centre Culturel Français, P.U.L., 1979, pp.87-107.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire