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lundi 20 mai 2013

L’atelier de Claude Simon. Sur l’usage de la parenthèse par Claude Simon

Abderrahim Kamal
Université de Fès



Journée d’étude : L’aventure de l’écriture,
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines- Fès Dhar Mehraz-  10 mai 2012

« Mais toute grande œuvre tend à etre profonde comme une conscience est profonde : par sa relation à un monde lui-même profond, c’est lourd d’etre et de sens »
Mikal Dufrenne, Esthétique et philosophie
L’écriture chez Claude Simon a pour fonction de conquérir le monde par la mise en question de celui-ci[i]. La conscience écrivante[ii] est l’espace-temps-processus d’une recherche qui ne s’arrêtera jamais. Car le monde est illimité et le langage qui permet sa connaissance, infini. Les figures de cet illimité du monde sont multiples. Nous en avons choisies deux qui nous semblent caractéristiques de cette écriture conquérante : le fonctionnement parenthétique et la dialectique Référent/Figure/Image.

1- Les mondes parenthétiques : L’illimité des mondes possibles
La typologie parenthétique que nous avons établie vise à dire l’illimité du monde et de sa connaissance qui fonde et l’ontologie de Simon et son esthétique.
La parenthèse est conventionnellement définie comme une forme de ponctuation qui indique "les limites entre les divers constituants de la phrase complexe ou des phrases constituant un discours"([iii]). Elle est également considérée de moindre importance que le reste de la phrase ou du discours où elle se trouve. Elle "introdui[t] et délimit[e] une réflexion incidente, considérée comme moins importante et dite d'un ton plus bas"([iv]).
Chez Claude Simon, la parenthèse est le lieu d’une dialectique entre le monde perçu et les mondes possibles ou encore, entre le monde visible et ses devenirs. Elle est un marqueur de structuration conscientielle du monde : la structuration qu'elle dévoile est simultanément textuelle et cognitive. Elle manifeste les modes et opérations qui ont participé à l'élaboration du monde qu’elle dit.
Nous partons dans l’analyse qui suit de l’idée maîtresse de Merleau-Ponty selon laquelle il y a des mondes cachés dans un seul et même monde, et nous prenons en compte la figure qui, pour lui, structure l’Etre : c’est-à-dire l’emboîtement et l’englobement. On peut, en effet, par l’étude des types de rapport que les contenus parenthétique (c'est-à-dire les éléments qui se trouvent à l'intérieur d'une parenthèse), périparenthétique (c'est-à-dire les éléments qui se trouvent avant la parenthèse -le pré-parenthétique- ou après elle -le post-parenthétique) et inter-parenthétique (l’emboîtement des parenthèses), analyser les figures de cet illimité du monde.
En fait, les types de parenthèses recensés  (au nombre de 23) peuvent être groupés en cinq catégories relatives aux modes de déploiement/ dévoilement du monde dans la conscience écrivante. Modes intimement liés entre eux, car l’espace-temps de la conscience est le site de déroulement (au sens propre du mot) du monde perçu et vécu par le sujet (le corps voyant) : l’expansion linéaire (horizontale, combinatoire) y est consubstantielle à l’expansion en profondeur (verticale, possibles paradigmatiques).
On peut énumérer ainsi les cinq catégories d’expansion qui contiennent  chacune un ensemble de types de parenthèses :
a-      l’expansion du monde dans le temps : contient les types de parenthèses :
                                                                     i.      analeptique,
                                                                   ii.      proleptique
                                                                 iii.      remémorative
b-      l’expansion du monde comme négativité : contient les types de parenthèses :
                                                                     i.      antithétique
                                                                   ii.      négative
                                                                 iii.      oppositive
c-      l’expansion du monde comme prolifération : contient les types de parenthèses :
                                                                     i.      additive
                                                                   ii.      citative
                                                                 iii.      descriptive
                                                                  iv.      énumérative
                                                                    v.      de spécification
                                                                  vi.      de figuration de référentiation de la figure

d-      l’expansion du monde comme rationalisation du sens : contient les types de parenthèses :
                                                                     i.      causale
                                                                   ii.      consécutive
                                                                 iii.      commentatrice
                                                                  iv.      explicative
                                                                    v.      de nuance
                                                                  vi.      corrective
e-      l’expansion du monde comme langage et comme écriture : contient les types de parenthèses :
                                                                     i.      métatextuelle
                                                                   ii.      métalinguistique
                                                                 iii.      questionnement-recherche



1.1 L’expansion du monde dans le temps :

Les parenthèses analeptique, proleptique et remémorative inscrivent le déroulement du monde dans le temps. L’avant et l’après tracent le monde comme continuité infinie :
mais sans doute lui restait-il encore quelque chose (…) sinon à convaincre tout ou moins à racheter, même au risque de cette vie que le consul s'employait à sauver (il en avait fait le sacrifice quelques mois plus tôt lorsqu'il était venu se fourrer dans cette affaire[…]) (GR, p.273).
La parenthèse constitue ainsi une sorte de "trou" dans la linéarité du "récit premier" ; un trou qui opère une rétroaction temporelle. Elle juxtapose une temporalité seconde et antérieure par rapport à la temporalité pré-parenthétique. La parenthèse remémorative actualise, elle, par rétroaction, des éléments du pré-parenthétique lointain dans le but de rendre explicite, cohérent l'enchaînement diégétique où elle apparaît. Elle joue, de ce fait, une fonction de mémoire du monde raconté
Il y avait déjà longtemps alors (tandis que les hommes revenus de patrouille, à genoux devant les poêles, encore sanglés dans leurs buffleteries, contemplaient en jurant les cuisses grasses et pâles des bonniches déculottées (GR, p.110).
La parenthèse proleptique trace dans le continuum diégétique périparenthétique une incise temporelle anticipative :
choisissant avec soin le drap le plus fin, en enveloppant la jeune morte, ramenant sur son visage cireux le pan du rabat (comme elle devait le faire pour lui vingt-deux ans plus tard)...( GR, p.408).

Dans l’espace conscientiel tous les temps deviennent simultanés parce que le présent de la conscience transforme les passées et les futurs en présent. Le monde raconté n’apparaît à aucun moment comme une surface lisse, solidement articulée et répondant à une logique unique. Il est par définition multi-temporel.

1.2- L’expansion du monde comme négativité

Nous entendons par négativité l’activité de négation s’enrichissant du terme opposé qu’elle nie et apportant une dimension nouvelle. Dans la parenthèse antithétique, le monde qu’elle ouvre se situe à l’extrême opposé du monde posé par le pré-parenthétique. Dans l’exemple qui suit l’effet de cet englobement est l’idée de l’injurieux et de l’injustice du temps :
d'autre part le vaste mausolée au centre duquel le salon resplendissait une fois par mois de tous ses feux (l'antithèse, un injurieux pendant à cette unique pièce enfumée qui servait à la fois de cuisine et de chambre...) (GR, p.183).

La parenthèse négative, elle, nie les termes du pré-parenthétique tout en posant des possibles négatifs :
le même imperturbable personnage connu tantôt sous le nom de Grigoriev, tantôt sous celui de Grigoriévitch ou encore Goriev (et, en réalité, ce n'était ni Grégoriev, ni Grigoriévitch, ni Goriev, mais Berzine, mais Stern)...( GR, p.340-341).
L’expansion devient recherche par négation. Dans l'heuristique du texte conscientiel les mondes négatifs emboîtés font partie intégrante des mondes posés. Dans ce sens, contrairement à la parenthèse négative et à la parenthèse antithétique, la parenthèse oppositive introduit un point de vue différent : en l’occurrence celui d’un x, c’est-à-dire d’un double du capitaine qui perçoit la réalité non pas d’en haut (une conscience omnisciente) mais d’un point de vue humain :

Le capitaine continue de marcher au rythme de ses pas de géant et la colonne derrière lui s'étire (quoique tout ce que l'on puisse distinguer ce soit la queue et la croupe du cheval devant soi, sombre sur le fond de neige)...( GR, p.91).
Le point de vue relativise et enrichit le monde raconté par des mondes qu’il contient en négatif.

 

1.3 L’expansion du monde comme proliférations :

Cette expansion contient les types de parenthèses suivants : additive, citative, descriptive, énumérative, de spécification, de figuration de référentiation de la figure.
La parenthèse additive a une relation de complémentation avec son périparenthétique. Elle introduit dans le monde raconté des pans de « réalité » pouvant le rendre plus complexe :
non seulement qu'il existât entre la vieille dame et lui une énorme différence de fortune (il était resté en dépit du phylloxéra immensément riche) (GR, p.178-179).

La parenthèse citative, comme son nom l'indique, est une parenthèse qui rapporte un extrait, un fragment de registre. Les rapports qu'elle entretient avec le pré- et le postparenthétique constituent une sorte de motivation thématique où le parenthétique exemplifie le périparenthétique : ici le mot " les observations" est immédiatement suivi de la parenthèse qui cite un exemple d'observations.
les deux pages du registre divisées en sept colonnes, les états civils, les communes et les départements d'origine de ces hommes qu'il avait commandés, leurs états de services, les observations (servant bien, a des talents mais peu de zèle, aurait besoin d'un emploi fixe d'autant que sa blessure le fait souffrir lorsque le vent change) consignés de l'écriture appliquée du secrétaire...( GR, p.371).
Au delà de ce fonctionnement formel, la parenthèse met en équation le monde du vivre et le monde de l’écrire. Par cette succession/ juxtaposition, le monde situé entre le vivre et l’écrire finit par puiser sa substance dans les deux : le vivre est dans l’écrire et l’écrire est dans le vivre. 
Face au discours sommaire du pré-parenthétique, la parenthèse descriptive introduit un développement descriptif :
un homme qu'il n'avait non plus jamais vu (l'homme grand, pâle, assez beau, âgé d'une trentaine d'années et en vêtements civils) (GR, p.355).
L’inversion de la stratégie d’écriture (traditionnelle) a pour fonction d’effacer les distinctions classiques entre le fondamental et le secondaire. Le fondamental naît parfois du secondaire. Chez Claude Simon, il existe des personnages fondateurs du sens de l’Etre du monde qui apparaissent au détour d’une caractérisation, ou, comme ici, enfermés dans des incises : citons Corinne dans La Route des Flandres, la belle-fille dans L’Herbe, Batti dans Les Géorgiques, Oncle Charles dans Histoire, le beau-père dans Le Sacre du printemps, etc.
L’énumération est, en principe, un facteur de densification du monde. Chez Simon elle est un facteur d’éclatement du monde. Chaque terme de l’énumération est un possible ouvrant sur des ré-interprétations du monde et donc sur des récits possibles :
maudissant ceux quels qu'ils soient (hommes d'Etat, généraux, politiciens, journalistes)..( GR, p.210).

Le détail peut être poussé à son extrême. Il peut prendre la forme d'une énumération paradigmatique comme dans l'exemple suivant :
l'habituelle et silencieuse confusion de bruits (tintement d'acier, de mors, et de filets mâchonnés, de fers qui parfois se cognent, les souffles de chevaux qui renâclent, le piétinement des sabots assourdis par la neige)..( GR, p.90).

L’habituelle et silencieuse confusion de bruits rend la structure oxymorique de la phrase à l’image de la structure oxymorique et multiple du monde. Logique du monde et logique du langage coïncident parfois.
Cette fonction on la perçoit mieux dans la description de spécification où l’élément parenthétique spécificateur propose à la fois une formule (généralement un mot) qui joue la double fonction de condensation de traits déjà vus et qui, simultanément, tranchent avec ces traits : figure-concept présentant des êtres étrangers à l’univers crée mais le déterminent par leur présence souterraine : l’idiot, l’Homme-babouin, le nain, le visiteur, le proscrit :
et plus tard (il (l'idiot) paraissait maintenant pris d'une sorte de frénésie..) plus tard donc, l'homme- babouin courant (GR, p.159-60).

pérorant (le nain, l'invité d'honneur) ou plutôt monologuant (GR, p.178).

puis (le nain) se redressant...( GR, p.184).
quand il (le visiteur) eut dit son nom, referma le battant (GR, p.236).

mais cette nation d'où le troisième personnage (le proscrit) allait se retrancher, s'exclure de sa propre volonté...( GR, p.437).
sont autant de figures-concepts qui font proliférer les récits du monde vers des régions non encore explorées. Ce fonctionnement est encore plus visible dans la dialectique qui lie le référentiel au figural et qui met en relief la dimension ontologiquement figurale du langage.
A ce propos, il faudrait rappeler cette idée simonienne que la malédiction de l’être est de vivre dans la métaphore. En effet, ce qui définit, selon lui, la nature humaine, plus encore, sa condition, ce n'est pas d'être mortel, mais de vivre dans le langage qui est essentiellement métaphorique. D'ailleurs Simon se demande "si notre langage ne nous faisait pas, le plus souvent, vivre en plein fantastique" [v]Michel Deguy va plus loin dans son analyse du tragique simonien: "Etre déchu, dit-il, c'est être victime d'une métaphore". Ailleurs, l’auteur affirme que "toute mon œuvre est construite sur la nature métaphorique de la langue. Je m'étonne qu'aucune étude n'ait souligné ce genre de faits"[vi] Si l'auteur insiste sur cet aspect, c'est pour la simple raison que pour lui "la métaphore est [..] le fondement de la langue, et donc de tout écrit."[vii]
C’est dire que la dialectique référent/ Figure (qui retrouve par ailleurs la dialectique concept/percept/affect) introduit non pas forcément des dimensions fantastiques du monde mais au moins des puissances de sens (elles-mêmes référentielles) contenues dans le mondé dénoté : la prolifération de ces puissances révèlent des aspects inconnus du monde : la parenthèse de figuration donne un correspondant figural au "référentiel" préparenthétique. La juxtaposition de ces deux modes de "représentation" d'un même fait rend l’approche du monde multidimensionnellle :
Entouré de froid (comme une sorte de chape, d'ogive, lui-même ogival dans son vaste manteau plissé...) (GR, p.114).
Cependant, le discours parenthétique et le discours préparenthétique peuvent être du même type figural :
semblable à lui seul à quelque forteresse, quelque machine de guerre ou quelque animal à carapace, une tortue, un obus posé verticalement, gourd, raide, avec, comme une sorte d'attribut phallique (comme ces coquilles que portent les boxeurs...)
Du discours référentiel au discours figural, et de celui-ci à un emboîtement de parenthèses figurales, se met en place un processus d’expansion infinie du représenté. Cependant le processus inverse (celui de référentiation de la figure), lui, joue le même rôle de synthèse « conceptuelle » tentant de rationaliser un perçu aux figures multiples, comme dans l’exemple suivant : 

(le froid) implacable, vivant, c'est-à-dire comme une sorte de force sauvage aussi, comme les puissants et apocalyptiques chevaux roux, à la fois tranquille et opiniâtre, inflexible, comme un étau ou plutôt ces presses en fonte que l'on voit encore dans les activités de relieurs, peintes en noir (le ciel était le plus souvent d'un gris fer, uniforme et bas), avec un tourniquet aux extrémités ampoulées...( GR, p.102).
Ainsi, la parenthèse de référentiation juxtapose au figural péri-parenthétique, un "référentiel" d’ancrage.


1.4 L’expansion du monde comme rationalisation du sens : variation de points de vue

Cette expansion contient les types de parenthèses : causale, consécutive, commentatrice, explicative, de nuance, corrective.
Les parenthèses causale, consécutive, commentatrice, corrective, explicative et de nuance introduisent dans la perception un point de vue de rationalisation du sens du monde perçu. Celui-ci obéit à une logique que le point de vue atteste ou modifie. Et dans l’acte de modification-variation se découvrent les possibles devenirs de ce monde, étant donné que, nous l’avons vu, le corps voyant a toujours un rapport problématique avec le visible.
Ainsi, les parenthèses causale et consécutive juxtaposent au pré-parenthétique consécutif ou causal son terme logique. Cette relation conséquence/cause qui n’était pas explicitée auparavant comme dans un récit traditionnel trouve sa justification dans la coïncidence de la logique du monde et de la logique de la conscience écrivante. Celle-ci ne raconte pas mais explore le sens de ce qui est donné à voir :
la parution des journaux (car on continuait à en imprimer et à les diffuser, Dieu sait comment).( GR, p.305).

s'activant frénétiquement (…(…)…) à construire une barricade pour protéger le cinéma derrière un mur de pavés arrachés et des sacs remplis du cailloutis qui se trouvait sous les pavés (de sorte que les choses se trouvaient maintenant au sens propre du terme sens dessus dessous) (GR, p.297).
Les parenthèses commentatrice et explicative ne sont pas des parenthèses dont le discours est métalinguistique ou métatextuel : leur commentaire introduit des points de vue explicites d’analyse. Le parenthétique et le pré-parenthétique ont une relation mise en vis-à-vis de points de vues :

enfin la désagrégation elle-même, consommée pour ainsi dire, entérinée comme fait accompli, irréversible, la cessation de toute cohésion, de toute discipline (chose presque inconcevable dans un corps aux traditions aussi sévères et rigides que celui de la cavalerie) (GR, p.95).

alors qu'il leur était donné de percevoir dans leur chair (c'est-à-dire sollicitant -ou agressant- en plus de la vue, leurs autres sens : odorat, ouïe, toucher) l'espèce d'épais magma, tiède, puant...( GR, p.208).

Les parenthèses corrective et de nuance corrigent ou modulent la proposition préparenthétique  et, partant, le perçu et y introduisent, de ce fait, des possibles. La correction n'y est pas négation, mais approximation, nuance. L’écriture du monde reste une sempiternelle recherche, une sempiternelle approximation :
badigeonné d'une sorte de teinture couleur jus de pipe délayé à travers laquelle transparaissait faiblement le bleu pervenche (en fait tourné au vert) des nœuds Louis XV...( GR, p.155).

ouvrit la porte à son importun visiteur (ou plutôt l'entrouvrit, glissa dans l'entrebâillement un regard...) (GR, p.236).

La rationalisation du sens du monde paraît, en définitive, une tâche impossible et illusoire. Elle paraît surtout condamnée à l’infinitude car à chaque avancée le monde révèle d’autres mondes insoupçonnés. Sont-ce les mondes du langage ? Sont-ce « les mondes du monde » ?

2 Emboîtement parenthétique, emboîtement de mondes

Nous avons vu comment fonctionnent quelques types de parenthèses. Le texte conscientiel est ainsi texte de la conscience en mouvement et puisque tout mouvement est indissociable des contenus de cette conscience et des contenus du monde perçu, les mondes construits ne peuvent qu’être discontinus et fragmentaire. La logique de l’expansion de la conscience et du texte diffère de la logique d’écriture traditionnelle. Cependant cette logique d’expansion est encore plus lisible dans l’emboîtement parenthétique. Les exemples sont légions chez Claude Simon.
Ainsi, la dialectique inter-parenthétique, doit-on le souligner, se réalise au sein, d'un emboîtement de parenthèses. L'effet immédiat de l'emboîtement est la "fissuration" syntagmatique, phrastique et transphrastique. La continuité est rompue non seulement entre deux syntagmes sémantiquement "autonomes", mais aussi à l'intérieur d'un même syntagme. Les assertions sur le monde s’organisent par emboîtement comme dans l'exemple suivant :
ni les circonstances naturelles (pour si rigoureux que soit le froid, cela fait déjà des mois -on est en février- qu'ils y sont accoutumés ni la nature de l'opération elle-même (peut-être la longueur de l'étape a-t-elle été mal calculée et le commandement n'a-t-il pas suffisamment tenu compte des effets conjugués de la basse température et de l'effort physique exigé (assez considérable, certes, mais enfin n'excédant pas les forces humaines, comme il fut prouvé) -à moins de supposer que la chose ait été montée comme une sorte d'ordalie voulue, de même que leur départ du cantonnement où ils ont passé les premiers mois de l'hiver et pris leurs habitudes (ainsi certains ordres de religieuses soignantes déplacent-ils systématiquement celles-ci et dès qu'apparaît le risque que se forme autour d'elles (et réciproquement) un  réseau d'amitiés ou de sympathies dans le service hospitalier qui les emploie), quoi qu'il soit cependant plus vraisemblable que ce mouvement ait été ordonné dans un esprit de routine et en application d'instructions ou de règlements sur la rotation de corps de troupe de première ou de deuxième réserve). Et non plus aucune circonstance ou accident dramatique, du genre de ceux auxquels on peut normalement s'attendre en cas de guerre, comme par exemple un raid inopiné d'avions ou un sabotage des voies (le seul incident -mais peut-on employer ce terme, quoique le fait ait eu sans doute un effet normalement traumatisant ?- ayant été le passage du train de voyageurs civils (GR, p.82).
Dans cet exemple, l'emboîtement parenthétique peut-être représenté de la manière suivante :
(0  0)  (1  (2  2)   (3  (4  431)  (5  5)
Ainsi l'emboîtement parenthétique est un aspect de la réflexivité conscientielle.  Il dévoile la dialectique interparenthétique où chaque mot, chaque syntagme, chaque phrase appelle une parenthèse à fonction déterminée, et où chaque parenthétique est simultanément un périparenthétique d'un autre parenthétique. Ici la parenthèse hypothétique (entourée d'une parenthèse additive et d'une parenthèse de questionnement) structure un emboîtement de parenthèses qui, par le biais du dialogisme, affiche non seulement la double recherche du discours et de l'histoire, mais encore sa logique interne, c'est-à-dire l'ensemble des opérations logiques transcrites dans le texte. Logique du récit et logique cognitive se rejoignent pour mettre en relief leur processus de recherche par l'intermédiaire d'une dialectique complexe.
Pour conclure, nous dirons que la dialogique parenthétique/péri-parenthétique/interparenthétique pose le texte, non comme une entité de signifiance achevée, mais comme quête d'un ordre à la fois textuel et ontique qui tend vers l'achèvement sans jamais l'atteindre ; l'histoire n'est pas donnée d'emblée : elle est continuellement en quête d'un discours, d'elle même et de ses sens. Ainsi, la fonction première de la parenthèse est de tracer le second terme d'une dialectique (mais, nous l'avons vu, ce second terme peut-être lui-même un premier terme d'une autre dialectique) : question (réponse) et inversement ; affirmation (négation) ; présent (passé) ; thèse (antithèse) ; conséquence (cause) ; Rapport libre (citation) ; paraphrase (commentaire) ; proposition (correction de la proposition) ; référentiation (figuration) ; langage (métalangage) ; texte (métatexte) ; présent (futur) etc..
Pour résumer, nous dirons que la dialectique parenthétique/périparenthétique/inter-parenthétique donne à lire un certain fonctionnement heuristique du texte indissociable de la quête d’une connaissance illimitée d’un monde lui-même illimité.











[i] Qu'est-ce que donc "écrire" pour Claude Simon?
                « L’écriture comme questionnement :
Ecrire, c'est questionner le monde. En 1959 déjà, Claude Simon affirmait: "écrire me semble être un nouveau moyen de connaissance, car cela consiste essentiellement à établir des rapports entre les choses" ([i]). L'établissement de ces rapports ne peut se faire que par l'établissement de nouveaux types de rapports entre les mots qui les désignent. Ecrire suppose donc un double travail de contestation : contestation des règles "traditionnelles" qui lient les mots et les ensembles de mots entre eux, et contestation des modes stéréotypés de voir les choses ([i]).
Ecrire, c'est également se découvrir et découvrir le monde tel qu'il se révèle en nous dans/ par l'écriture. Il s'agit donc de "dire le monde et les choses (ou plutôt UN monde et DES choses" ([i]) en vue de les interroger, car l'écriture "est une mise en question" ([i]) d'une expérience vécue, sentie.
Cette conception de l'écriture comme questionnement, Simon va la résumer treize ans plus tard en répondant à une question d'André Clavel : "Comment était-ce? Comment savoir?, dit-il, c'est en partie pour répondre à cette question que j'écris" ([i]).
Si l'on affirme, communément que philosopher, c'est poser la question, il apparaît de ce qui précède qu'écrire, pour Claude Simon, c'est poser la question et écrire l’impossibilité d’y répondre. »
Abderrahim Kamal, Le voir Simonien. Esthétique et poétique de Claude Simon. Un abécedaire, Ed. CNPREST, Rabat, 2001 (Maroc), p.17-18

[ii] La conscience écrivante, le texte conscientiel

« Dans l'esthétique simonienne, écrire est indissociable d'un penser et d'un voir. Réflexivité scripturale et réflexivité conscientielle sont consubstantielles face au monde écrit (ou à écrire) et pendant ce présent de l'écriture qui est, en fait, un présent conscientiel : présent où mémoire, perception, imagination et intellection (ou entendement) sont  appréhendées dans leur fonctionnement scriptural; présent où l'écriture est appréhendée dans son fonctionnement mnésique, perceptif et imaginationnel. La conscience est le site de l’écriture de Claude Simon : « Tant de choses, dit l’auteur, coexistent et s'interpénètrent dans notre conscience! Le point, la phrase courte, amènent des césures, coupent ce qui n'est pas coupé dans la réalité mentale. » ([ii])
Ce qui intéresse Simon, ce n'est donc pas la perception pure mais la perception vécue de l'intérieur et dans son interaction avec les autres plans de la conscience: mémoire, imagination, entendement. Ainsi, l’écriture de la conscience intéresse l'auteur par sa dimension omni-temporelle, car "on n'écrit jamais que ce qui se passe au présent de l'écriture": voilà un principe esthétique qui commande les formes et les contenus du roman simonien. Si l'on essaie d'énumérer tout ce qu'un tel principe contient, on pourrait parler de types et de plans de réflexivité:
1- dans le présent de l'écriture, le temps des horloges s'annule : on accède à une temporalité textuelle où il n'y a ni passé ni futur, mais passé et futur de formes textuelles qui s'engendrent les unes des autres;
2- dans le présent de l'écriture, il n'y a plus un "avant l'écriture" et un "après l'écriture" : ni schéma d'écriture, ni destinataire réel en fonction duquel (ou plutôt de son attente) le texte est écrit;
3- dans le présent de l'écriture, les mots deviennent le lieu de cristallisation de la mémoire (de l'histoire : celle des mots, celle de l'écrivain et celle de la société) et le lieu de fertilisation des potentialités "fictionnelles"/conceptuelles contenues dans chacun des niveaux linguistiques (phonique, sémantique, figural, syntaxique, etc.);
4- dans le présent de l'écriture, confluent et s'interpénètrent l'écrit, le pensé, le senti, le perçu, le remémoré et l'imaginé. Bien entendu, seule la conscience de celui qui écrit peut rassembler  dans une simultanéité vive tous ces plans du vivre. Ou plutôt, le présent de l'écriture est, en fait, le présent d'une conscience écrivante qui se mime et s'analyse dans cet acte d'écriture; coïncidence du "percevoir", "imaginer", "remémorer", "comprendre" dans un écrire-voir-penser que l'auteur a mis du temps à comprendre :
j'ai mis un moment à comprendre que c'était cela, que l'on n'écrit jamais quelque chose qui se serait passé  (ou pensé) avant que l'on  se mette à écrire, mais ce qui se passe (se pense) au présent de l'écriture." ([ii]);
5- enfin, le présent de l'écriture, est un présent éternel, ou plutôt, un présent atemporel, non mesurable, non identifiable quantitativement : dans la conscience, tous les temps (passé, présent, futur) se fondent dans ce présent conscientiel et scriptural. Ecriture de la conscience et conscience écrivante sont les termes d’un processus productif qui a lieu dans l’écrire et le vivre. »
Abderrahim Kamal, Le voir Simonien. Esthétique et poétique de Claude Simon. Un abécedaire, Ed. CNPREST, Rabat, 2001 (Maroc), p.20-22


[iii]Dubois, J., et alii, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973, p.383.
[iv]-  Ibid., p.384.
[v] Nouveau Roman, : Hier, aujourd’hui, Union Générale d’éditions, Paris, 10X18, t.2, 1972.
[vi] La Nouvelle Critique, 1977.
[vii] APPELDOORN, J. (van) et GRIVEL, Ch., "Entretien avec Claude Simon (le 17 avril 1979)", in Ch. Grivel (Dir.), Ecriture de la religion. Ecriture du roman, Groningue, Centre Culturel Français, P.U.L., 1979, pp.87-107.



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