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jeudi 27 juin 2013

Tanger fauve*



Abderrahim  Kamal
Université de Fès

Si Tanger était, un demi siècle durant  (des années 20 aux années 70 du siècle dernier) une colonie littéraire[1]grâce au statut international qu’elle eut en 1923, elle était devenue un siècle auparavant, c’est-à-dire  depuis  la visite de Delacroix au Maroc en ce janvier 1832, une « colonie plastique. » Le passage de Delacroix au Maroc sera bref mais déterminant aussi bien pour l’art du peintre que pour l’art de tout le 19ème siècle. Delacroix inaugure non seulement une peinture nouvelle (dite orientaliste[2], même si l’Orient existait déjà dans la peinture occidentale du 18ème siècle[3]) mais aussi et surtout une vision nouvelle fondée sur le traitement de la couleur et de la lumière plus que sur le traitement du motif.  
Tanger devient ainsi un territoire plastique où se succéderont plusieurs peintres d’horizons et de tendances diverses. La  « communauté» fauve (dont les représentants les plus connus demeurent  Kees van Dogen, Henri Matisse, James Morrice, Charles Camoin et Albert Marquet) semble celle qui a le plus marqué ce territoire.
Par ailleurs, contrairement à la littérature et au cinéma qui ont essayé de doter Tanger d’une spécificité ontologique conditionnant les faits et gestes des êtres et des choses[4], la peinture ne semble, dans cette expérience, occupée que d’elle-même : le Tanger de Delacroix et surtout des Fauves est d’abord un Tanger plastique qui révèle non pas les essences de cet espace mais les potentiels plastiques internes que permet sa lumière. Avec les Fauves on est loin de l’orientalisme : Tanger espace révélateur et non pas espace révélé. 
L’intérêt du travail des Fauves sur Tanger vient d’un déplacement qu’ils ont effectué en faisant glisser la représentation plastique de la référentialité (généralement stéréotypée) à une autoréférentialité planaire. Grâce à eux la modernité picturale prendra un élan insoupçonné. Les contenus plastiques changeront ainsi à une vitesse vertigineuse : avec Delacroix on était dans la figuration représentative, avec les impressionnistes on est passé à la figuration sensitive et, avec les Fauves, à la figuration auto-expressive. Autant dire que les Fauves contiennent en germes autant l’expressionnisme que l’abstraction lyrique. En fait, ce parcours (figure, sensation, auto-expression), les fauves le condensent dans leurs œuvres de manière à mettre en avant le support-matière-couleur. Le tableau proposera désormais en premier lieu sa propre matérialité. Tanger semble ainsi le lieu de fondation de la modernité picturale relative à l’Orient. Elle est lieu de rupture d’avec une esthétique classique définitivement abandonnée parce que cet Orient est excentré[5]. C’est, entre autres,  la découverte de la lumière tangéroise, et plus généralement marocaine, à travers l’œuvre de Delacroix qui a permis une reconsidération du rapport lumière/couleur. Ainsi l’après Delacroix est un déplacement de la vision thématique vers une vision purement plastique. La couleur accèdera de cette façon à la primauté des moyens de création et permettra ce qui jusqu’alors était attendu du dessin : la composition, le volume et la perspective.
La comparaison de ses Fanatiques de Tanger et de deux de ses œuvres tangéroises Les environs de Tanger et Ruelle à Tanger, toutes datant de 1832, permet de souligner la primauté de la lumière même si la première pose un Orient typique obéissant aux canons stéréotypés, notamment la représentation du vestimentaire, de l’architecture et des postures du corps.

Eugène DELACROIX, Les fanatiques de Tanger- 1832
Huile sur toile, 98 x 131 cm

Le traitement de la couleur et de l’espace dans les deux autres s’éloigne de l’académisme  de la première. Tanger y vacille entre un monde vu et un monde rêvé comme image plastique. Delacroix déplace son attention du thème vers « l’opportunité plastique » que lui offre ce visible : l’espace est réduit à une étude de la lumière-couleur : dans Ruelle à Tanger, la ruelle devient simplement couleur et celle-ci simplement lumière.

Eugène DELACROIX, Ruelle à Tanger- 1832

Dans Les environs de Tanger, Delacroix déconstruit la composition académique et, à la manière impressionniste dont il prépare la poétique, il efface les contours et pose le flou et la transparence comme des valeurs esthétiques.

Eugène DELACROIX, Les environs de Tanger – 1832

Les peintres Fauves pousseront cet hymne à la couleur–lumière jusqu’à ses limites abstractives, c’est-à-dire jusqu’à la négation presque définitive du volume et de la perspective.
Désormais, paysage et portraits restent figuratifs mais d’une représentation simplifiée. Le tableau fauve s’accorde à la planéité du support, nie la profondeur et les volumes. La couleur prend tellement de place que la figure se dissout presque réduisant le perçu à de grandes plages de couleurs pures, tranchantes  et intensément lumineuses.
Le portrait des Marocaines au Cap Spartel (1910) de Kees van Dongen est davantage  composition de formes et de couleurs qu’ « enregistrement du réel » : les rectangles, carrés de couleurs s’agencent aux deux formes ovales trouées de losanges couleur terre des deux « personnages » féminins. L’intérêt du tableau n’est plus anecdotique mais purement plastique. Presque sans profondeur, les corps et les murs sont réduits à des aplats aux couleurs inattendues: des plages de couleurs irréalistes posées les unes à coté des autres. Les formes-couleurs indiquent non pas la présence mais la figure ou plutôt la figurabilité.



Kees VAN DONGEN, Marocaines au Cap Spartel,  1910
Huile sur toile (0,64 x 0,46 m) - Collection particulière

C’est cependant Matisse qui poussera l’exploration – expérimentation de ce principe jusqu’à l’épuisement. En effet, dans les séries représentant Zohra et Hamidou, ce qui commande la composition, ce n’est ni le souci réaliste ni l’impression ressentie mais la variation chromatique liée à la composition spatiale et objectale.




Henri MATISSE,  Zohra debout, 1912





Henri MATISSE,  Zohra sur la terrasse,  1913
Huile sur toile, (1,15 x 1,00 m) - Musée Pouchkine à Moscou


En effet, ce n’est pas l’expressivité des personnages peints (d’ailleurs aucune sensualité « orientale » ou orientalisante ne se dégage de ces portraits de Zohra) ou des espaces saisis (généralement l’arrière fond est un mur ou une surface plane monochrome et sans profondeur) qui intéresse Matisse mais ce que ceux-ci (les espaces et les corps) peuvent faire découvrir au peintre comme potentiel plastique.

Dans ce sens, Camoin dans Vue de la plage de Tanger, 1919, reprenant la même plage tangéroise peinte par Matisse (Vue de la baie de Tanger, 1912), pousse cette logique plastique jusqu’à la transfiguration. En épurant l’espace, il met en relief la composition chromatique et spatiale. Les distorsions de la ligne rappellent étrangement les traits de couleurs tourbillonnant d’un Van Gogh « affolé » par ce qui lui advient de la  couleur et de lui-même. L’irréel de la couleur ne dit pas le Tanger vu ou senti, mais le Tanger expérimenté plastiquement.




Henri MATISSE, Vue de la baie de Tanger, 1912
Huile, plume et encre sur toile, (60 x 73 cm) Musée de Grenoble




Charles CAMOIN, Vue de la plage de Tanger,  1913,
Huile sur toile (0,60 x 0,73 m) Musée des Arts Africains et Océaniens, Paris


En Fait, le Tanger Fauve est un appel du corps du peintre mais aussi et surtout un appel du corps de la peinture ; la peinture vécue comme substances, formes et couleurs.
Avec les Fauves, le Tanger « picturaliste » est né. Un Tanger où le stéréotype (orientalisant, mythologisant ou simplement réaliste) cède la place au plastique pur, ouvert à toutes les découvertes (révélations[6]) esthétiques, c’est-à-dire à toutes les expérimentations, combinatoires modernes de la couleur, de la matière et de la figure.








*Publié dans Poétique de la ville, Actes de colloque (2008), Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès, Collection "Colloques"2010.

[1] Formule de  Marie- Haude Caraës et de  Jean Fernandez dans leur Tanger ou la dérive littéraire. Essai sur la colonisation littéraire d’un lieu, Publisud, 2003.
[2]  « De son bref séjour Delacroix a rapporté tout un monde » disait Théophile Gauthier.
[3] Sa thématique était esentiellement centrée sur un ailleurs fantasmé.
[4] Approche cristallisée autour de Paul Bowles et autres Beat Generation en littéraure; vision inaugurée en 1919 déjà par un titre emblématique, Mektoub, de Jean Pinchon et Daniel Quentin; auquel fait pendant Les tamps qui changent d’André Téchiné, en passant par toute la fimographie du polar américain.
[5] En cela elle diffère de la vision portée sur des villes comme Fès, Meknès ou Marrakech, enfermée elle dans des clichés qui perdurent à nos jours.
[6] Résumant son parcours en 1947, Matisse affirme:"La révélation de ma peinture m'est venue de mes deux voyages au Maroc, à Tanger". 

lundi 3 juin 2013

Le Horla de Maupassant : naissance du nouvel Etre (L’AuBersein), avènement d’une nouvelle épistémè?*





Abderrahim Kamal

Université de Fès


Résumé

Le Horla est un texte où Maupassant pose une question relative au savoir. Le questionnement vise simultanément deux plans : le plan de l’Homme en tant qu’Etre, objet du savoir (plan ontologique) et le plan du savoir sur l’Homme et plus précisément de l’évolution historique de ce  savoir (plan épistémologique). Le fait de mener simultanément cette réflexion dans un même texte souligne le caractère dialectique et la relation de réciprocité qui lie les deux plans.
Nous voudrions par cette lecture montrer comment Maupassant (en penseur) annonce la venue d’une autre manière de penser l’Homme en levant le voile sur des dimensions humaines nouvelles. Il annonce donc la naissance de nouveaux objets du savoir humain, et, partant, de nouvelles sciences. Autrement dit, -et pour reprendre le terme foucaltien – Maupassant se fait l’écho de la transition, en gestation à l’époque,  d’une épistémè moderne à une épistémè ultra-moderne qui reconfigure les structures des sciences humaines et où un autre type d’approche du savoir commence à prendre forme.

1- L’auβersein : « l’Etre à côté de », « l’Etre en plus de », « l’Etre en dehors de » l’Etre

Rappelons très schématiquement l’histoire.
Un aliéniste[1] invite trois collègues, aliénistes également, et quatre savants à un entretien clinique avec un cas. Celui-ci raconte son histoire avec un souci de rigueur et de démonstration et avec un esprit d’observation, d’expérimentation et de vérification qui le présente comme un rationaliste et un bon positiviste. Par son récit où tout l’argumentaire vise à convaincre les aliénistes de la naissance d’un « Etre nouveau », il finit par semer le doute et par ébranler les certitudes cognitives relatives aussi bien à l’objet du savoir (l’Homme) qu’au savoir lui-même qu’ils ont construit sur cet objet
Dans ce sens le choix du mot « horla » pour désigner cet « être nouveau » (et pour nous un « nouvel Etre ») n’est pas gratuit. Comme tout le monde il m’a fait penser à l’adverbe de lieu et préposition  « Hors » suivi cet autre adverbe désignant le lieu « là ». Si je dois traduire, en fonction de ce que suggère le texte, je dirais le horla est « Ce-qui-est en dehors-du-là », ou encore « l’Etre en dehors –du-là », « L’être –à-côté-du-là » et enfin, « l’Etre-en-plus-du-là ». L’adverbe allemand AuBer signifie à la fois « en dehors de », « en plus de » et « à côté de… ». Et comme il faudrait donner à « Etre » son sens philosophique, le mot « auBersein » et le titre de notre lecture proposés ici s’éclairent : la naissance du nouvel Etre, de l’Objet humain ou l’objet-Homme ; celui-ci est reconsidéré d’une manière nouvelle qui nécessite la formation d’un nouveau discours, de nouvelles sciences et d’une nouvelle philosophie de l’Etre. Le Horla est donc la thématisation  de la rupture épistémologique qui s’est opérée à la fin du 19ème siècle et dont la formation a commencé déjà au 18ème siècle. En un mot : une nouvelle épistémè, au sens foucaltien[2], naît. 

2- Un aliéné positiviste et rationaliste

La situation de la narration est déjà en elle-même significative : il s’agit d’une sorte de séminaire informel où le savoir est au centre de la réflexion. L’observation (/évaluation) concerne aussi bien l’objet du savoir (en l’occurrence le « cas clinique ») que le savoir lui-même :

Le Docteur Marrande, le plus illustre et le plus éminent des aliénistes, avait prié trois de ses confrères et quatre savants, s’occupant de sciences naturelles  (p.876)[3]

Si le savoir est au centre de ce «séminaire », il est également défini par rapport à un modèle de scientificité et que représentaient, à l’époque, les sciences naturelles ; ou la science positiviste. Le regard de ces positivistes compte beaucoup du moment que la démarche observation des faits, hypothèses, expérimentation, vérification des hypothèses avait fait ses preuves sur les objets de science matériel. [4] Observons la démarche du « fou » :
1-    Rappel des faits
2-    Observation des faits pertinents
3-    Observation des facteurs environnants les faits
4-    Hypothèses
5-    Auto-observation
6-    Procédure de mise en doute
7-    Expérimentation
8-    Confrontation des observations et des faits
9-    Déduction – Explication
Par cette démarche, c’est non seulement la connaissance en tant qu’ensemble de savoirs produits, constitués et situés, mais encore la méthode du savoir qui est ainsi thématisée. Cette connaissance concerne aussi bien l’objet de la connaissance que le sujet qui assigne à cet objet un ensemble de caractéristiques.

3-  L’inexplicable e(s)t l’épouvantable : l’incognito (l’inconnu)  et   l’incognitio (l’in-cognition)

La lecture attentive du texte révèle un aspect intéressant :  l’articulation systématique de l’inexplicable et de l’épouvantable : les mots « épouvantable » et « épouvante » sont répétés sept fois dans le texte[5]. L’épouvantable est la caractéristique de l’inconnaissable et de l’inexplicable. L’épouvantable n’est pas le doute (parce que celui-ci est une démarche, une méthode) mais le non- explicable, l’Incognito. Ou encore l’Incognitio (l’in-cognition). L’inexplicable est d’autant plus épouvantable qu’il affecte un être (le personnage) imprégné de valeurs et de croyances positivistes ou matérialistes (le personnage consultera un médecin puis un Docteur, un savant) et qui a une démarche positiviste. Il a totalement conscience de toutes les dimensions possibles en jeu dans ce qui lui arrive. Cherchant à établir les liens de causalité entre les faits observés et les mutations qui l’affectent, il articule dans une phrase les trois registres les plus importants quant à la compréhension des faits : le registre logique ou rationnel, le registre perceptif (précisément c’est le  plan de perception, réel ou irréel, qui est invoqué ), et le registre affectif ou émotionnel :

Je pensai donc, dit-il, qu’il y avait dans la maison une influence fiévreuse due au voisinage du fleuve et j’allais m’en aller pour deux ou trois mois, bien que nous fussions en pleine saison de chasse, quand un petit fait très bizarre, observé par hasard, amena pour moi une telle suite de découvertes invraisemblables, fantastiques, effrayantes, que je restai (p.877)

 - découvertes invraisemblables : registre logique ou rationnel parce que c’est par rapport à une logique du vrai que l’invraisemblable se mesure ;
- découvertes fantastiques : registre perceptif  parce que c’est par rapport à une logique du réel et de l’irréel que le fantastique se mesure ;
- découvertes effrayantes : registre affectif ou émotionnel parce que c’est par rapport à la subjectivité du sujet que se définit la découverte.
Voici le Sujet aux prises avec des catégories qui modifient sa relation au monde : Le vrai, le réel, l’irréel, ajoutés à cette dimension subjective, conditionnent l’acte de cognition. Pour anticiper, nous dirons que la rupture d’avec l’épistémè classique est justement la prise en considération de l’impact du Sujet observateur sur l’objet observé pendant l’acte d’observation même.

4-  La dialectique  observable/observation/ observé et l’in-su du Sujet

Chez notre personnage, c’est l’attitude positiviste qui guide la quête ou la cognition : « Je voulus faire la même épreuve. Je fermai donc ma porte à clef…etc. ». L’objet d’observation et le sujet observateur faisant « un même corps » ou faisant corps, c’est contre les ruses de soi-même que le personnage va monter tous ses scénarios d’observation- vérification, car il est conscient d’une chose : le regard  de l’observateur modifie les caractéristiques de l’objet observé. Par ailleurs, le personnage essaiera de déjouer les « tours » de l’inconscient :

« alors, dit-il, j’eus recours à des ruses pour me convaincre que je n’accomplissais point ces actes inconscients… » (p.878).

Le doute persiste : 

N’étais-ce pas moi qui me levais sans en avoir conscience, et qui buvais même les choses détestés, car mes sens engourdis par le sommeil somnambulique pouvaient être modifiés, avoir perdu leurs répugnances ordinaires et acquis des goûts différents (p.878)

Conclusion : l’objet observé peut modifier aussi bien l’observateur que l’observation.
Puis le plan du questionnement se précise d’un coup : « Qui donc était là, toutes les nuits, près de moi ? ». Il porte désormais sur un « Etre-à-côté-de… », d’un « Etre –en-dehors de… », d’un Etre-en-plus de… ». Bref un « auBersein ».
Le visible objectif cache et dévoile un invisible inconnu jusque là. Le passage de la fleur est éloquent à ce propos. Un On impersonnel vit dans, en dehors de, à côté du « je », du sujet connaissant et de l’objet de connaissance.
En bon rationaliste, en bon cartésien, le personnage écarte rapidement la thèse du surnaturel et de l’hallucinatoire  :

Il n’est pas permis à un homme raisonnable et sérieux d’avoir de pareilles hallucinations… (p.879)

Et plus loin :
Je ne croyais pas au surnaturel, je n’y crois pas même aujourd’hui ; mais, à partir de ce moment-là, je fus certain, certain comme du jour et de la nuit, qu’il existait près de moi un être invisible qui m’avait hanté, puis m’avait quitté, et qui revenait. (p.879)

Enfin vient l’acte le plus important dans ce processus de connaissance : nommer :

Attendez. L’Etre ! Comment le nommerai-je ? L’invisible. Non , cela ne suffit pas. Je l’ai baptisé le Horla. Pourquoi ? Je ne sais point. (p.880)

5- L’Etre invisible : la dialectique du pensable et du non pensable : les nouveaux objets du savoir

Nommer, ici, pour nous, signifie, désigner cette région obscure du visible connu, désigner ce nouvel objet du savoir qui reste difficile à circonscrire, nommer ce Nouvel Etre : c’est-à-dire à la fois ce nouvel objet du savoir, cette nouvelle conception de l’Etre-au-monde, et cette nouvelle façon d’approcher, d’observer l’Etre. Les mots du texte sont heureux :

Donc Messieurs, un Etre, un Etre nouveau, qui sans doute se multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient d’apparaître sur terre.
Ah ! vous souriez ! Pourquoi ? parce que cet Etre demeure invisible. Mais notre œil, Messieurs, est un organe tellement élémentaire qu’il peut distinguer à peine ce qui est indispensable à notre existence. Ce qui est trop petit lui échappe, ce qui est trop grand lui échappe, ce qui est trop loin lui échappe. Il ignore les milliers de petites bêtes qui vivent dans une goutte d’eau. Il ignore les habitants, les plantes et le sol des étoiles voisines ; il ne voit pas le transparent (p.881)

Nous sommes à la fin du 19ème siècle, c’est-à-dire en plein essor du positivisme et des résultats auxquels il a conduit : principalement la naissance des sciences positives, leur spécialisation, et leur compartimentation. La découverte du microscopique et du macroscopique et les moyens de leur connaissance sont au centre du débat scientifique. Le texte de Maupassant se fait ainsi la caisse de résonance  de ce qui se débattait à son époque sur le plan du savoir. Autant dire que la question du savoir, des moyens pour l’atteindre et de ses champs concerne tout autant le sujet qui constitue ces connaissances. Le Nouvel Etre dont il s’agit ici est tout simplement le nouveau traitement réservé à la question de l’Etre, ou encore du Sujet pris dans sa dimension cognitive. Désormais, on ne peut plus appréhender la question de l’Etre de la même manière. On le verra avec l’avènement de systèmes d’idées et de champs disciplinaires nouveaux : n’oublions pas que c’est dans cette fin du 19ème siècle que des sciences humaines comme la psychologie, la sociologie (Durkheim), la psychanalyse (Freud) verront le jour. Une nouvelle épistémè naît. La philosophie connaît elle-même un renouvellement  extraordinaire avec Hegel (avec l’idée de l’Etre historique de l’Homme), Bergson (avec l’idée de la connaissance intuitive), et surtout Nietzsche (avec l’idée de la fin de l’histoire et de la métaphysique et avec l’idée du surhomme). Le horla ne serait-il pas ce surhomme dont parle Nietzsche, surtout lorsqu’on pense aux traits dionysiaques du personnage et à sa volonté de puissance ?
Enfin, nous sommes à la veille de la constitution de la phénoménologie husserlienne qui rétablira l’homme face au monde et opérera un retour aux choses mêmes. Dans ce sens, la deuxième version, qui est un journal, est la concrétisation de la naissance de l’Etre, c’est-à-dire d’un sujet phénoménologique devenu la mesure du monde et du savoir. Ceci est une hypothèse. Elle est susceptible d’éclairer le changement des formes d’écriture intervenu d’une version à l’autre. Toute forme est une pensée et une forme donnée de la pensée.
Si la nouvelle pose le problème de la connaissance positive (empirique) du visible face à la connaissance intuitive de l’invisible, elle thématise aussi la question du pensable épistémiquement : le personnage a l’air de dire « c’est cela que nous pouvons connaître étant donné l’état des connaissances constituées jusqu’à présent, et étant donné la constitution du sujet producteur de la connaissance » Cependant, le personnage se présente à la fin de la nouvelle comme un prophète ; et c’est par sa prophétie, qu’il prend l’allure d’un personnage nietzschéen :

Cet être, que j’ai nommé le Horla, existe aussi !Qui est-ce ? Messieurs, c’est celui que la terre attend, après l’homme !Celui-ci vient nous détrôner, nous asservir, nous dompter, et se nourrit de nous peut-être, comme nous nous nourrissons des bœufs et des sangliers.Depuis  des siècles, on le pressent, on le redoute et on l’annonce ! La peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères.
Il est venu.Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elle parlaient, de lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjàEt tout ce que vous faites vous-mêmes, Messieurs, depuis quelques ans, ce que vous appelez l’hypnotisme, la suggestion, le magnétisme[6] – c’est lui que vous annonces, que vous prophétisez ! (p.882). (Nous soulignons).

Au-delà du ton prophétique nietzschéen, il faudrait remarquer ici tout le travail d’intertextualité qui organise ce passage. Il faut, en effet, rappeler que la deuxième moitié du 19ème siècle est une période de désillusion et de remise en question de la philosophie des Lumières. La philosophie du progrès comme gage du bonheur humain commence à s’effriter. Certaines événements marquent la conscience collective : la révolution de juillet 1830, la révolution de 1848 et surtout la guerre franco-prussienne que Maupassant a réfléchi dans ses nouvelles.
Sur un autre plan Marx publie son Capital en 1867, la philosophie pessimiste de Schopenhauer est  de vogue et marque tout un courant de pensée et de création. L’incertitude constitue un fondement de la pensée du 19ème siècle, sans parler du courant relativiste qui se met en place dès cette fin de siècle [7]. Fonyl Antonia présente ainsi Maupassant face à cette période qu’elle caractérise par « la fatalité » :

Irrationnelle par définition, cette fatalité sera, cependant, rationalisée par un écrivain qui se veut réaliste. Elle apparaît comme inhérente à un réel inconnaissable pour «nos sens entrouverts et cadenassés» – chez Maupassant, les idées de Schopenhauer renforcent les doutes empiristes –, et, sur le plan idéologique, comme la conséquence des incertitudes relativistes, de la pluralité des systèmes de valeurs, caractéristiques d’une société en voie de désagrégation. Elle devient de la sorte la source d’une pensée agnostique, et ouvre le domaine intellectuel au désespoir.

Enfin, il faudrait rappeler qu’en 1886 (date de parution de cette nouvelle), Nietzsche (qui est, dans un certain sens, continuateur de Schopenhauer surtout sur la question de la volonté), avait déjà publié Humain trop humain (1878), le Gai savoir (1882), Ainsi parlait Zarathoustra (1883). Nietzsche dont tout le travail, pour reprendre une formule de Jean Granier, consistera à « dissoudre  les déterminations fixes de la pensée » et à détruire systématiquement l’idée d’un Etre métaphysique.

6- Le Nouvel Etre, l’Etre Nietzschéen : encore une hypothèse

Ainsi au-delà de cette dimension réflexive du texte (dans le sens où le texte reflète la pensée de son époque), il y a une dimension philosophique que je résumerai ainsi : le Nouvel Etre est la nouvelle pensée de l’Etre, davantage il désigne de la naissance de l’Etre Nietzschéen qui va marquer tout la pensée du 20ème siècle. Ceci est une hypothèse.


NOTES

*Le présent texte est une version récrite d’une communication faite dans le cadre d’un séminaire organisé par l’UFR « Production et réception du texte littéraire» de Meknes (avril 2002) autour du Horla de Maupassant.
[1] « Aliéniste » est dérivé du latin alienum qui signifie « étranger ». Le mot désigne un spécialiste en trouble psychique où le patient se sent étranger à lui-même. Dans ma lecture, je voudrais attribuer à ce mot une acception active : l’aliéniste est celui qui – partant d’une connaissance arrêtée qui n’admet aucun doute – fait tout pour faire se conformer l’objet de son savoir aux catégories – elles-mêmes incertaines- dont il dispose. Autrement dit, il rend l’objet étranger à lui-même de manière à ce que celui-ci n’est jamais approché d’après lui-même et à partir de ses caractéristiques propres. Il s’agit donc de ce qu’on pourrait appeler un « aliénisme épistémologique » : savoir et objet du savoir ne coïncident pas.

[2] Définition très schématique : au sens foucaltien, l’épistémè est un ensemble homogène et disséminé de principes organisateurs du savoir d’une communauté culturelle à un moment de son évolution. Le passage d’une épistémè à l’autre est un passage d’un état du savoir à un autre état, d’une formation discursive à une autre ; en un mot d’une synchronie épistémique à une autre (Foucault parle du passage d’une positivité à l’autre) Foucault distingue deux épistémè : l’épistémè classique ou l’Homme comme objet de savoir n’était pas encore né parce que ce savoir était fondé sur la représentation ; l’épistémè moderne, elle, est une re-disposition du savoir classique, un abandon de la représentation et une invention de l’Homme ; car pour Foucault, « l’Homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qui disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle.[2] » (Foucault, Michel, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.15.)
[3] Maupassant, Œuvres complètes, Ed. Laffont, Coll. Bouquins, Nous référons, dans ce travail, à cette édition.
[4] Remarquons au passage que le mot « Docteur » n’apparaît que trois fois dans le texte : au début (pour souligner la nature du séminaire : séminaire de doctes personnes (savantes, érudites, instruites) ; au milieu du texte lorsque le DR Marrande, miné par le doute, est allé lui-même vérifier les faits racontés au pays du « patient ». Et enfin, à la fin, lorsque le Docteur (la Docte personne sûre de son savoir) va exprimer des doutes sur son propre savoir :
« Moi non plus. Je ne sais pas si cet homme est fou ou si nous le sommes tous les deux…., ou si,…notre successeur est réellement arrivé » (p.882). )

[5] « Épouvantable sensation », « je ne sais rien d’épouvantable », « une épouvantable angoisse », « ces réveils plus épouvantables encore », « saisi d’une épouvante folle », « une curiosité énervée, mêlée de colère et d’épouvante », « je l’avais vu. L’épouvante m’en est restée qui me fait encore frissonner » 

[6] Comme le note Michel Monglon dans son annotation de l’édition Laffont  l’hypnotisme, la suggestion et le magnétisme étaient très à la mode à l’époque et faisaient l’objet d’une très grande vulgarisation grâce aux polémiques que ces « sciences » soulevaient. Les travaux de l’Ecole de Nancy notamment de son fondateur Hyppolite Bernhein[6] étaient très lus. Les travaux de Liebault,  de James Braid (1775 –1860) -chirurgien écossais qui est le premier expérimentateur médical de l’hypnotisme[6]- et de Charcot faisaient l’objet d’un travail de vulgarisation. Freud était en fait le continuateur logique de ces chercheurs
[7] Simmel publiera son Introduction de la morale (1892), et Volkelt ses Sources de la certitude (1900).