Abderrahim Kamal
Université de Fès
Si Tanger était, un demi siècle durant (des années 20 aux années 70 du siècle dernier)
une colonie littéraire[1]grâce
au statut international qu’elle eut en 1923, elle était devenue un siècle
auparavant, c’est-à-dire depuis la visite de Delacroix au Maroc en ce
janvier 1832, une « colonie plastique. » Le passage de
Delacroix au Maroc sera bref mais déterminant aussi bien pour l’art du peintre
que pour l’art de tout le 19ème siècle. Delacroix inaugure non seulement
une peinture nouvelle (dite orientaliste[2],
même si l’Orient existait déjà dans la peinture occidentale du 18ème
siècle[3])
mais aussi et surtout une vision nouvelle fondée sur le traitement de la couleur
et de la lumière plus que sur le traitement du motif.
Tanger devient ainsi un territoire plastique
où se succéderont plusieurs peintres d’horizons et de tendances diverses.
La « communauté» fauve (dont les représentants les plus connus demeurent Kees van Dogen, Henri Matisse, James Morrice,
Charles Camoin et Albert Marquet) semble celle qui a le plus marqué ce
territoire.
Par ailleurs, contrairement à la littérature et
au cinéma qui ont essayé de doter Tanger d’une spécificité ontologique
conditionnant les faits et gestes des êtres et des choses[4],
la peinture ne semble, dans cette expérience, occupée que d’elle-même : le
Tanger de Delacroix et surtout des Fauves est d’abord un Tanger plastique qui
révèle non pas les essences de cet espace mais les potentiels plastiques
internes que permet sa lumière. Avec les Fauves on est loin de
l’orientalisme : Tanger espace révélateur et non pas espace
révélé.
L’intérêt du travail des Fauves sur Tanger vient
d’un déplacement qu’ils ont effectué en faisant glisser la représentation plastique
de la référentialité (généralement stéréotypée) à une autoréférentialité
planaire. Grâce à eux la modernité picturale prendra un élan insoupçonné. Les
contenus plastiques changeront ainsi à une vitesse vertigineuse : avec
Delacroix on était dans la figuration représentative, avec les
impressionnistes on est passé à la figuration sensitive et, avec les
Fauves, à la figuration auto-expressive. Autant dire que les Fauves
contiennent en germes autant l’expressionnisme que l’abstraction lyrique. En
fait, ce parcours (figure, sensation, auto-expression),
les fauves le condensent dans leurs œuvres de manière à mettre en avant le support-matière-couleur.
Le tableau proposera désormais en premier lieu sa propre matérialité. Tanger
semble ainsi le lieu de fondation de la modernité picturale relative à
l’Orient. Elle est lieu de rupture d’avec une esthétique classique définitivement
abandonnée parce que cet Orient est excentré[5].
C’est, entre autres, la découverte de la
lumière tangéroise, et plus généralement marocaine, à travers l’œuvre de
Delacroix qui a permis une reconsidération du rapport lumière/couleur. Ainsi
l’après Delacroix est un déplacement de la vision thématique vers une vision
purement plastique. La couleur accèdera de cette façon à la primauté des moyens
de création et permettra ce qui jusqu’alors était attendu du dessin : la
composition, le volume et la perspective.
La comparaison de ses Fanatiques de Tanger
et de deux de ses œuvres tangéroises Les environs de Tanger et Ruelle
à Tanger, toutes datant de 1832, permet de souligner la primauté de la
lumière même si la première pose un Orient typique obéissant aux canons
stéréotypés, notamment la représentation du vestimentaire, de l’architecture et
des postures du corps.
Eugène
DELACROIX, Les fanatiques de Tanger-
1832
Huile
sur toile, 98 x 131 cm
Le traitement de la couleur et de l’espace dans
les deux autres s’éloigne de l’académisme
de la première. Tanger y vacille entre un monde vu et un monde rêvé
comme image plastique. Delacroix déplace son attention du thème vers
« l’opportunité plastique » que lui offre ce visible : l’espace
est réduit à une étude de la lumière-couleur : dans Ruelle à Tanger,
la ruelle devient simplement couleur et celle-ci simplement lumière.
Eugène
DELACROIX, Ruelle à Tanger- 1832
Dans Les environs de Tanger, Delacroix
déconstruit la composition académique et, à la manière impressionniste dont il
prépare la poétique, il efface les contours et pose le flou et la transparence
comme des valeurs esthétiques.
Eugène
DELACROIX, Les environs de Tanger –
1832
Les peintres Fauves pousseront cet hymne à la couleur–lumière
jusqu’à ses limites abstractives, c’est-à-dire jusqu’à la négation presque
définitive du volume et de la perspective.
Désormais, paysage et portraits restent
figuratifs mais d’une représentation simplifiée. Le tableau fauve s’accorde à
la planéité du support, nie la profondeur et les volumes. La couleur prend
tellement de place que la figure se dissout presque réduisant le perçu à de
grandes plages de couleurs pures, tranchantes
et intensément lumineuses.
Le portrait des Marocaines au Cap Spartel
(1910) de Kees van Dongen est davantage
composition de formes et de couleurs qu’ « enregistrement du réel » :
les rectangles, carrés de couleurs s’agencent aux deux formes ovales trouées de
losanges couleur terre des deux « personnages » féminins. L’intérêt
du tableau n’est plus anecdotique mais purement plastique. Presque sans
profondeur, les corps et les murs sont réduits à des aplats aux couleurs
inattendues: des plages de couleurs irréalistes posées les unes à coté des
autres. Les formes-couleurs indiquent non pas la présence mais la figure ou
plutôt la figurabilité.
Kees
VAN DONGEN, Marocaines au Cap
Spartel, 1910
Huile sur toile (0,64 x 0,46 m ) - Collection
particulière
C’est cependant Matisse qui poussera
l’exploration – expérimentation de ce principe jusqu’à l’épuisement. En effet,
dans les séries représentant Zohra et Hamidou, ce qui commande la composition,
ce n’est ni le souci réaliste ni l’impression ressentie mais la variation
chromatique liée à la composition spatiale et objectale.
Henri MATISSE,
Zohra debout, 1912
Henri MATISSE,
Zohra sur la terrasse,
1913
Huile sur toile, (1,15 x 1,00 m ) - Musée Pouchkine à
Moscou
En effet, ce n’est pas l’expressivité des
personnages peints (d’ailleurs aucune sensualité « orientale » ou
orientalisante ne se dégage de ces portraits de Zohra) ou des espaces saisis
(généralement l’arrière fond est un mur ou une surface plane monochrome et sans
profondeur) qui intéresse Matisse mais ce que ceux-ci (les espaces et les
corps) peuvent faire découvrir au peintre comme potentiel plastique.
Dans ce sens, Camoin dans Vue de la plage de Tanger, 1919, reprenant la même plage tangéroise
peinte par Matisse (Vue de la baie de Tanger,
1912), pousse cette logique plastique jusqu’à la transfiguration.
En épurant l’espace, il met en relief la composition chromatique et spatiale. Les
distorsions de la ligne rappellent étrangement les traits de couleurs
tourbillonnant d’un Van Gogh « affolé » par ce qui lui advient de
la couleur et de lui-même. L’irréel de
la couleur ne dit pas le Tanger vu ou senti, mais le Tanger expérimenté
plastiquement.
Henri MATISSE, Vue de
la baie de Tanger, 1912
Huile, plume et encre sur toile, (60 x 73 cm ) Musée de Grenoble
Charles CAMOIN, Vue de la plage de Tanger, 1913,
Huile sur toile (0,60 x 0,73 m ) Musée des Arts
Africains et Océaniens, Paris
En Fait, le Tanger Fauve est un appel du corps
du peintre mais aussi et surtout un appel du corps de la peinture ;
la peinture vécue comme substances, formes et couleurs.
Avec les Fauves, le Tanger « picturaliste » est né. Un Tanger où le stéréotype
(orientalisant, mythologisant ou simplement réaliste) cède la place au
plastique pur, ouvert à toutes les découvertes (révélations[6])
esthétiques, c’est-à-dire à toutes les expérimentations, combinatoires modernes de la couleur, de la matière et de la figure.
*Publié dans Poétique de la ville, Actes de colloque (2008), Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès, Collection "Colloques"2010.
[1] Formule de
Marie- Haude Caraës et de Jean
Fernandez dans leur Tanger ou la dérive littéraire. Essai sur la
colonisation littéraire d’un lieu, Publisud, 2003.
[2] « De
son bref séjour Delacroix a rapporté tout un monde » disait Théophile
Gauthier.
[4] Approche cristallisée autour de Paul Bowles et autres Beat
Generation en littéraure; vision inaugurée en 1919 déjà par un titre
emblématique, Mektoub, de Jean Pinchon et Daniel Quentin; auquel fait
pendant Les tamps qui changent d’André Téchiné, en passant par toute la
fimographie du polar américain.
[5] En cela elle diffère de la
vision portée sur des villes comme Fès, Meknès ou Marrakech, enfermée elle dans
des clichés qui perdurent à nos jours.
[6] Résumant
son parcours en 1947, Matisse affirme:"La révélation de ma peinture m'est
venue de mes deux voyages au Maroc, à Tanger".
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