Abderrahim Kamal
Université
de Fès
La pensée de Roland Barthes est une pensée
du questionnement et de l’exploration du secondaire, du non-remarquable, du
non-notable. Mais elle est aussi investissement de ce qui déborde les
structures arrêtées, les clôtures toutes faites. Sa pratique herméneutique et
les théorisations ad hoc qui en résultent visent à dévoiler,
méthodiquement, la part in-quantifiable, in-structurable des objets,
champs, notions et concepts. Et c’est cela qui fait l’originalité de la pensée
et de la pratique barthésiennes.
Mon propos ici est présenter un exemple
de ce type de traitement barthésien -celui relatif à l’écriture de l’Histoire
et de la Fiction- et donc d’en cerner les problématiques (parfois insolubles) en vue de faire ressortir
la difficulté à manier ces concepts/notions dans le champ de la critique et de
la théorie littéraire.
*
La section 4 du Bruissement de la
langue. Essais critique IV[1]
s’intitule « De l’histoire au réel » et
comprend trois textes : « Le discours de l’Histoire »,
« L’effet de réel » et « L’écriture de l’événement » (sur
les événements de mai 1968). Trente pages dans lesquels R.Barthes mène une
réflexion critique, propose une approche pratique et théorique de la
problématique histoire/fiction et soumet au questionnement épistémologique les notions et concepts qui
lui sont afférents : leur contenu, leur validité et leurs retombées théoriques
et pratiques et donc leur maniement souvent problématiques. Réflexions et
questionnements qu’il met en pratique dans deux textes figurant dans la section
intitulée « Lecture » et qui
portent sur Michelet l’historien (le romancier ?!)
I-
« L’illusoire
chasteté de l’Histoire »
Cette
expression empruntée par R.Barthes à Fustel de Coulanges dit, en fait,
l’impossibilité d’écrire l’Histoire par un historien : une histoire qui se
voudrait neutre, objective, impersonnelle. L’Histoire n’est pas chaste parce
que l’écriture n’est pas chaste, neutre, objective. Il n’y a pas de degré zéro
de l’écriture de l’Histoire et encore moins de la fiction historique. Justement
R.Barthes y analyse la différence entre « récit fictif » et « récit
historique ». Fraichement sémioticien structuraliste (à sa manière
« désinvolte » faut-il le préciser ?), R.Barthes applique les
nouveaux outils de la linguistique structuraliste, notamment dans le domaine de
l’énonciation; il relève les composants et le fonctionnement du discours
historique : « embrayeurs d’écoute », «shifters
d’organisation », « énoncé », « énonciation »,
« énonçant », déictique, sens, signification, etc.
Cette
étude formaliste lui permet d’interroger des aspects d’ordre
théorico-épistémologique. Interrogation qu’on peut formuler ainsi :
-
Qu’est-ce qu’un
événement ?
-
Qu’est-ce un
événement écrit ? (par l’Historien)
-
Objectivité et
subjectivité de « l’énonçant » : quels sont les marques de cette
subjectivité/objectivité ?
La
réponse est sans ambigüité : il n’y a pas de degré zéro de l’écriture
historique, ou de l’écriture du fait historique ; il n’y a qu’une
« illusion référentielle », caractéristique qu’il utilisera plus tard
pour parler d’un certain ir-réalisme en littérature Mieux, R.Barthes parle de
« l’imaginaire neutralité de l’écriture ».
II-
Prédicat et notations scandaleuses insignifiantes
Dans
le récit historique tout comme dans le récit fictionnel intervient ce que
Barthes appelle « la personne passionnelle » qui induit
automatiquement des prédicats. La prédication (caractérisation, attribution de
qualité, « coloration ») introduit donc le Sujet qui modifie le
réel et l’événement. Autrement dit, dans le récit historique, la
prédication introduit le trouble subjectif où agit le choix du détail. Pourquoi
tel historien décide-t-il de s’arrêter sur tel détail d’un grand événement
historique ? : les vêtements d’un roi, les lieux, la présence de tel
objet, le temps qu’il faisait ce jour-là, l’ambiance etc.
Ces
détails R.Barthes les appelle des « notations scandaleuses » ou
« notations insignifiantes » : scandaleuses ou insignifiantes
dans le registre historique et par rapport à la grandeur de l’événement
historique : la prise de la Bastille, l’assassinat d’un homme politique
par exemple.
Autrement
dit, là où s’immisce le détail insignifiant/scandaleux, (généralement c’est là
que s’ouvre la marge de la description), c’est là où la prédication
devient modalisation, modulation du réel. C’est que l’écriture[2]
-qu’elle soit historique ou fictionnelle- est un ensemble de contraintes
et de possibles. Il faut donc chercher la signification de cette
insignifiance.
III-
Contraintes et possibles de l’écriture :
On peut relever, en
lisant R.Barthes, plusieurs types de contraintes et de possibles. On peut les
synthétiser en trois types :
-
Les contraintes
du vraisemblable esthétique : où l’historien tout comme le
romancier essaie de « mettre la chose sous les yeux de … ». La
recherche de cet effet fait basculer le
discours historique dans le registre littéraire où agissent l’Ekphrasis
(représentation picturale écrite) et l’hypotypose. Exemple, la ville de
Rome (d)écrite par Flaubert et Michelet.
-
Les contraintes
culturelles : l’exemple de la description où le sens dépend de
« sa conformité aux règles culturelles de la représentation »[3]
-
Les possibles
fantasmatiques des mots : « l’éclat du
désir » : Barthes aborde une question à laquelle on ne prête pas
souvent attention : l’activité scripturale comme exploration des possibles
fantasmatiques des mots. Dans l’écriture, les possibles sont offertes par les
différentes charges sémantiques, phoniques mais aussi associations
fantasmatiques. R.Barthes appelle cela « l’éclat du désir »[4]
Et c’est à ce moment
que Barthes distingue deux activités : dénoter et décrire. Dénoter
c’est rester près du réel concret ; décrire c’est aller vers le
sens du réel, vers ce qu’il désigne sous le nom d’intelligible et qui
dit la vérité de l’événement, du fait historique.
IV-
Le paradoxe barthésien : la vérité est dans l’intelligible
esthétique
C’est
dans ce paradoxe que se rejoignent historien moderne et romancier
moderne : la recherche de l’intelligible, de la vérité de ce qui se
voit.
La
vérité du réel, que celui-ci soit historique ou fictionnel, est dans le vraisemblable
esthétique moderne[5].
Ainsi l’écriture moderne de l’événement est définie par R.Barthes comme la
« rencontre d’un objet et de son expression ». Très belle formule qui
dit la con-fusion histoire/fiction dans le langage et l’écriture prédicative
troublante (au sens de « mélangeante »).
V-
Les troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage
Dans
les deux textes qu’il réserve à Michelet, à savoir « Michelet
aujourd’hui » et « Modernité de Michelet », R.Barthes étudie
justement ces troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage qui
mènent à l’intelligible.
Il relève
un certain nombre de caractéristiques de l’écriture de Michelet. Une écriture
elliptique qui fonctionne par asyndète et par rupture ; une écriture qu’il
qualifie de poétique où le prédicat et le jugement modalisent le fait
historique. Pour Barthes, chez Michelet l’historien « l’être du langage n’est
pas le constatif (le thétique) mais l’appréciatif (l’épithétique) »[6]
Ce
qui précède conduit Barthes à souligner « le lyrisme de Michelet »,
moteur de ce qu’il appelle « trouble de la rationalité discursive »
qui nécessitent une ré-interrogation du fait : le fait historique et le fait fictionnel.
VI-
Qu’est-ce qu’un fait ?
Le
fait est une notion trouble, imprécise. Là où interviennent le langage, l’écriture
et le corps, le fait subit des modulations et des distorsions. En
effet, Barthes repère chez Michelet deux aspects qui troublent l’écriture de
l’Histoire et font coïncider écriture historique et écriture littéraire :
le déplacement et ce qu’il
appelle « l’avant-même ».
a-
Le déplacement :
Michelet
déplace les faits. Il agit comme un romancier. Au lieu de présenter un
événement, un fait, dans sa grandeur (une guerre), il s’attache aux détails
insignifiants et scandaleux (dans le sens de « sortant de la normalité »)
« Les faits [chez Michelet] ne sont jamais là où ont les attends »[7]
Ce déplacement dans le regard des faits et de leur « taille » modifie
la nature même du texte et du fait.
b-« L’avant-même » :
Par
cette notion, Barthes met l’accent sur les dispositions psychologiques,
langagières et idéologiques de l’auteur qui conditionnent son choix du fait
et sa manière de le dire et de l’organiser. Dans ce cas, le langage, dépositaire
de cet avant-même, précède le fait en quelque sorte.
Inutile
de souligner que ces deux aspects scripturaux peuvent caractériser aussi bien
l’historien que le romancier. Barthes le dit explicitement : «
Michelet est en somme l’écrivain (historien) du avant-même »[8]
VII-
Pour conclure : le sensuel de l’Histoire
On
peut dire que « Histoire » et « Fiction » sont des notions qu’il
faut redéfinir indéfiniment ad hoc et par cas. L’écriture (historique,
fictionnelle) est un processus, un procès, où agissent des déterminations
esthétiques, idéologiques, psychologiques et langagières. Déterminations sur
lesquelles R.Barthes insiste en appelant le corps. Le corps écrivant
échappe aux catégories scientifiques, logiques, matérialistes, froides.
D’ailleurs dans une sorte de mise au point épistémologique. R.Barthes parle de
la scientificité-objectivité-rationalité comme « dé-corporation »
de la connaissance : « avec lui [Michelet], dit Barthes, le corps
devient le fondement du savoir comme discours […] Cette façon de déporter
l’intelligible historique reste très singulière, car elle contredit la croyance
qui continue à nous dire que pour comprendre il faut abstraire, et, en quelque
sorte, décorporer la connaissance »[9].
C’est ce que Barthes scellera dans une formule simple
mais profonde. Il parlera du « sensuel de l’Histoire ».
[1]
Nous référons à l’édition du Seuil, Coll. « points », 1993.
[2] Remarque : je ne parle pas d’écriture
littéraire » tout simplement parce que je suppose, avec Barthes, la
littérarité du texte historique.
[3] p.168
[4] p.184
[5] Barthes donnera comme
exemple « le baromètre de Flaubert, ou « la petite porte » de
Michelet), Ibid., p.186.
[6] Ibid., p.242
[7] Ibid., p. 203.
[8] Ibid., p.243.
[9] Ibid., p.256.