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dimanche 31 décembre 2017

Histoire, fiction et prédicat. Les troubles de l’écriture selon Roland Barthes ou le « sensuel de l’Histoire »



Abderrahim Kamal
Université de Fès

La pensée de Roland Barthes est une pensée du questionnement et de l’exploration du secondaire, du non-remarquable, du non-notable. Mais elle est aussi investissement de ce qui déborde les structures arrêtées, les clôtures toutes faites. Sa pratique herméneutique et les théorisations ad hoc qui en résultent visent à dévoiler, méthodiquement, la part in-quantifiable, in-structurable des objets, champs, notions et concepts. Et c’est cela qui fait l’originalité de la pensée et de la pratique barthésiennes.
Mon propos ici est présenter un exemple de ce type de traitement barthésien -celui relatif à l’écriture de l’Histoire et de la Fiction- et donc d’en cerner les problématiques  (parfois insolubles) en vue de faire ressortir la difficulté à manier ces concepts/notions dans le champ de la critique et de la théorie littéraire.
*

La section 4 du Bruissement de la langue. Essais critique IV[1] s’intitule « De l’histoire au réel » et comprend trois textes : « Le discours de l’Histoire », « L’effet de réel » et « L’écriture de l’événement » (sur les événements de mai 1968). Trente pages dans lesquels R.Barthes mène une réflexion critique, propose une approche pratique et théorique de la problématique histoire/fiction et soumet au questionnement  épistémologique les notions et concepts qui lui sont afférents : leur contenu, leur validité et leurs retombées théoriques et pratiques et donc leur maniement souvent problématiques. Réflexions et questionnements qu’il met en pratique dans deux textes figurant dans la section intitulée « Lecture » et qui  portent sur Michelet l’historien (le romancier ?!)

I-                   « L’illusoire chasteté de l’Histoire »

Cette expression empruntée par R.Barthes à Fustel de Coulanges dit, en fait, l’impossibilité d’écrire l’Histoire par un historien : une histoire qui se voudrait neutre, objective, impersonnelle. L’Histoire n’est pas chaste parce que l’écriture n’est pas chaste, neutre, objective. Il n’y a pas de degré zéro de l’écriture de l’Histoire et encore moins de la fiction historique. Justement R.Barthes y analyse la différence entre « récit fictif » et « récit historique ». Fraichement sémioticien structuraliste (à sa manière « désinvolte » faut-il le préciser ?), R.Barthes applique les nouveaux outils de la linguistique structuraliste, notamment dans le domaine de l’énonciation; il relève les composants et le fonctionnement du discours historique : « embrayeurs d’écoute », «shifters d’organisation », « énoncé », « énonciation », « énonçant », déictique, sens, signification, etc.
Cette étude formaliste lui permet d’interroger des aspects d’ordre théorico-épistémologique. Interrogation qu’on peut formuler ainsi :
-          Qu’est-ce qu’un événement ?
-          Qu’est-ce un événement écrit ? (par l’Historien)
-          Objectivité et subjectivité de « l’énonçant » : quels sont les marques de cette subjectivité/objectivité ?
La réponse est sans ambigüité : il n’y a pas de degré zéro de l’écriture historique, ou de l’écriture du fait historique ; il n’y a qu’une « illusion référentielle », caractéristique qu’il utilisera plus tard pour parler d’un certain ir-réalisme en littérature Mieux, R.Barthes parle de « l’imaginaire neutralité de l’écriture ».

II-              Prédicat et notations scandaleuses insignifiantes

Dans le récit historique tout comme dans le récit fictionnel intervient ce que Barthes appelle « la personne passionnelle » qui induit automatiquement des prédicats. La prédication (caractérisation, attribution de qualité, « coloration ») introduit donc le Sujet qui modifie le réel et l’événement. Autrement dit, dans le récit historique, la prédication introduit le trouble subjectif où agit le choix du détail. Pourquoi tel historien décide-t-il de s’arrêter sur tel détail d’un grand événement historique ? : les vêtements d’un roi, les lieux, la présence de tel objet, le temps qu’il faisait ce jour-là, l’ambiance etc.
Ces détails R.Barthes les appelle des « notations scandaleuses » ou « notations insignifiantes » : scandaleuses ou insignifiantes dans le registre historique et par rapport à la grandeur de l’événement historique : la prise de la Bastille, l’assassinat d’un homme politique par exemple.
Autrement dit, là où s’immisce le détail insignifiant/scandaleux, (généralement c’est là que s’ouvre la marge de la description), c’est là où la prédication devient modalisation, modulation du réel. C’est que l’écriture[2] -qu’elle soit historique ou fictionnelle-  est un ensemble de contraintes et de possibles. Il faut donc chercher la signification de cette insignifiance.

III-           Contraintes et possibles de l’écriture :

On peut relever, en lisant R.Barthes, plusieurs types de contraintes et de possibles. On peut les synthétiser en trois types :
-          Les contraintes du vraisemblable esthétique : où l’historien tout comme le romancier essaie de « mettre la chose sous les yeux de … ». La recherche de cet  effet fait basculer le discours historique dans le registre littéraire où agissent l’Ekphrasis (représentation picturale écrite) et l’hypotypose. Exemple, la ville de Rome (d)écrite par Flaubert et Michelet.

-          Les contraintes culturelles : l’exemple de la description où le sens dépend de « sa conformité aux règles culturelles de la représentation »[3]

-          Les possibles fantasmatiques des mots : « l’éclat du désir » : Barthes aborde une question à laquelle on ne prête pas souvent attention : l’activité scripturale comme exploration des possibles fantasmatiques des mots. Dans l’écriture, les possibles sont offertes par les différentes charges sémantiques, phoniques mais aussi associations fantasmatiques. R.Barthes appelle cela  « l’éclat du désir »[4]

Et c’est à ce moment que Barthes distingue deux activités : dénoter et décrire. Dénoter c’est rester près du réel concret ; décrire c’est aller vers le sens du réel, vers ce qu’il désigne sous le nom d’intelligible et qui dit la vérité de l’événement, du fait historique.

IV-           Le paradoxe barthésien : la vérité est dans l’intelligible esthétique

C’est dans ce paradoxe que se rejoignent historien moderne et romancier moderne : la recherche de l’intelligible, de la vérité de ce qui se voit.
La vérité du réel, que celui-ci soit historique ou fictionnel, est dans le vraisemblable esthétique moderne[5]. Ainsi l’écriture moderne de l’événement est définie par R.Barthes comme la « rencontre d’un objet et de son expression ». Très belle formule qui dit la con-fusion histoire/fiction dans le langage et l’écriture prédicative troublante (au sens de « mélangeante »).

V-              Les troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage

Dans les deux textes qu’il réserve à Michelet, à savoir « Michelet aujourd’hui » et « Modernité de Michelet », R.Barthes étudie justement ces troubles de la discursivité, de l’écriture et du langage qui mènent à l’intelligible.
Il relève un certain nombre de caractéristiques de l’écriture de Michelet. Une écriture elliptique qui fonctionne par asyndète et par rupture ; une écriture qu’il qualifie de poétique où le prédicat et le jugement modalisent le fait historique. Pour Barthes, chez Michelet l’historien « l’être du langage n’est pas le constatif (le thétique) mais l’appréciatif (l’épithétique) »[6]
Ce qui précède conduit Barthes à souligner « le lyrisme de Michelet », moteur de ce qu’il appelle « trouble de la rationalité discursive » qui nécessitent une ré-interrogation du fait : le fait historique  et le fait fictionnel.

VI-           Qu’est-ce qu’un fait ?

Le fait est une notion trouble, imprécise. Là où interviennent le langage, l’écriture et le corps, le fait subit des modulations et des distorsions. En effet, Barthes repère chez Michelet deux aspects qui troublent l’écriture de l’Histoire et font coïncider écriture historique et écriture littéraire : le déplacement  et ce qu’il appelle « l’avant-même ».
a- Le déplacement :
Michelet déplace les faits. Il agit comme un romancier. Au lieu de présenter un événement, un fait, dans sa grandeur (une guerre), il s’attache aux détails insignifiants et scandaleux (dans le sens de « sortant de la normalité ») « Les faits [chez Michelet] ne sont jamais là où ont les attends »[7] Ce déplacement dans le regard des faits et de leur « taille » modifie la nature même du texte et du fait.
b-« L’avant-même » :
Par cette notion, Barthes met l’accent sur les dispositions psychologiques, langagières et idéologiques de l’auteur qui conditionnent son choix du fait et sa manière de le dire et de l’organiser. Dans ce cas, le langage, dépositaire de cet avant-même, précède le fait en quelque sorte.
Inutile de souligner que ces deux aspects scripturaux peuvent caractériser aussi bien l’historien que le romancier. Barthes le dit explicitement : «  Michelet est en somme l’écrivain (historien) du avant-même »[8]

VII-       Pour conclure : le sensuel de l’Histoire

On peut dire que « Histoire » et « Fiction » sont des notions qu’il faut redéfinir indéfiniment ad hoc et par cas. L’écriture (historique, fictionnelle) est un processus, un procès, où agissent des déterminations esthétiques, idéologiques, psychologiques et langagières. Déterminations sur lesquelles R.Barthes insiste en appelant le corps. Le corps écrivant échappe aux catégories scientifiques, logiques, matérialistes, froides. D’ailleurs dans une sorte de mise au point épistémologique. R.Barthes parle de la scientificité-objectivité-rationalité comme « dé-corporation » de la connaissance : « avec lui [Michelet], dit Barthes, le corps devient le fondement du savoir comme discours […] Cette façon de déporter l’intelligible historique reste très singulière, car elle contredit la croyance qui continue à nous dire que pour comprendre il faut abstraire, et, en quelque sorte, décorporer la connaissance »[9].
C’est ce que Barthes scellera dans une formule simple mais profonde. Il parlera du « sensuel de l’Histoire ».




[1] Nous référons à l’édition du Seuil, Coll. « points », 1993.
[2] Remarque :  je ne parle pas d’écriture  littéraire » tout simplement parce que je suppose, avec Barthes, la littérarité du texte historique.
[3] p.168
[4] p.184
[5] Barthes donnera comme exemple « le baromètre de Flaubert, ou « la petite porte » de Michelet), Ibid., p.186.
[6] Ibid., p.242 
[7] Ibid., p. 203.
[8] Ibid., p.243.
[9] Ibid., p.256.