Abderrahim Kamal
Université de Fès
abderrahimkamal61@gmail.com
abderrahimkamal61@gmail.com
Résumé
La pensée de Gilles Deleuze n’est pas une pensée du séjour, de la clôture
et de la finitude, mais une pensée du déplacement
(nomade, sur des territoires poreux aux confins de plusieurs territoires), du mouvement (de plans, d’expressions, de rhizomes)
du déploiement/ dépliement (des
singularités, intensités et plis) ; une pensée non pas de la transcendance
et de l’universel, mais de l’immanence et de la différence. Elle ne touche à
l’universel que de biais, dans les interstices de ce qui se déploie
différentiellement entre territoires, champs, doctrines, concepts ; dans
les interstices d’une philosophie de l’Etre et d’une philosophie de la Pensée qui lui est consubstantielle.
Elle s’accomplit dans un double acte d’Etre et de pensée transversal et
trans-individuel articulant science, philosophie et art. Avec son concept de devenir Deleuze déplace à l’infini toutes sortes de limites. Car
c’est sur (et non pas dans) ces limites que le philosophe aime
être.
C’est cette pensée de l’interstitiel
que nous voudrions non pas analyser (ce serait manquer d’humilité), mais
simplement esquisser. Nous accorderons un intérêt particulier aux interstices
du processus de la Pensée dans les champs de la philosophie et de l’art.
°°°°
0- La posture du philosophe : être dans l’interstice savoir/non
savoir : l’être-aux-aguets
Dans son Abécédaire,
G.Deleuze définit le philosophe comme
« l’ami de la sagesse » ; un prétendant à la sophia qui n’atteindra jamais la sagesse
ultime et totale. Cette position de prétendant (création purement grecque pour
Deleuze), installe le philosophe dans une « zone » intermédiaire
entre le savoir et le non-savoir[1].
Et c’est cette position qui est, pour lui, le moteur du penser. Le prétendant à
la sagesse n’est pas de « tout repos » ; il est en permanence
aux aguets sur une crête qui sépare ce qu’il sait de ce qu’il ne sait
pas : il veut voir et faire voir (nous reviendrons sur cette
notion) si bien que le site idéal pour voir-
créer est l’interstice. Deleuze souligne la nécessité d’une lecture non
philosophique de la philosophie ; lecture fonctionnant par analogie,
approche et correspondance (à l’image des correspondances qu’il établit entre
Fonction, Concept et Percept-Affect) et où l’inconnaissable devient le
catalyseur de devenirs et de rencontres-découvertes insoupçonnées. L’interstice
Connaissance/ignorance est, en définitive, gage de créativité. Et en cela, la
posture du philosophe comme prétendant est favorable : il sait mais ne
sait pas ; mais ce qu’il ne sait pas est plutôt ouverture que fermeture : « A la limite, souligne
Deleuze, je parle bien de ce que je ne sais pas. Mais je parle de ce que je ne
sais pas en fonction de ce que je sais »[2].
Par ailleurs Deleuze
attribue la même « fonction » au philosophe, à l’écrivain et à
l’artiste (peintre, cinéaste et musicien principalement) : celle d’être aux aguets. Tous les trois sont aux aguets. Une vigilance par rapport à
ce qui se dit, se fait, se passe ; une alerte à l’égard de la vie et de
ses puissances/forces qui les traversent et qu’ils vont tenter de saisir :
le premier en créant des concepts, les deux autres en créant des
percepts-affects. Leur travail des mots, des couleurs, des sons et des images
vise à faire voir ces puissances même
qui s’effectuent dans les interstices de plusieurs plans.
1- Interstices de l’Un et du
multiple
1.1 Topologie
de la Pensée : interstices des trois plans
Il est une idée fondatrice de
la pensée de Gilles Deleuze : celle de l’unité de la Pensée qui fait que
les différences entre les divers champs du savoir ne sont que de méthode et de
langage. Une même vérité peut être atteinte par la science, la philosophie
et l’art. Ces champs sont en fait les trois grandes formes qui, selon
lui, constituent la pensée et sont, de ce fait, en relation de présupposition
dialectique et de détermination réciproque.
A chacune des formes de la Pensée,
Deleuze fait correspondre un plan ou un type de plan : le plan
d’immanence pour la philosophie, le plan de coordination (ou de
référence) pour la science, et le plan de composition pour l’art. Bien
entendu, il n’existe pas de plan pur, car il y a des interférences entre les
trois plans. Nous y reviendrons.
Par ailleurs, pour Deleuze, la
pensée, quelle que soit la forme dans laquelle elle se développe, est une lutte
contre le chaos, le hasard et l’infini :
Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes
de la pensée, l’art, la science et la philosophie, dit-il, c’est toujours affronter
le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie
veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan
d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou concepts consistants,
sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à
l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées
seulement indéfinies, qui définit chaque fois des états de choses, des
fonctions ou propositions référentielles, sous l’action d’observateurs
partiels. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini, il trace un plan de
composition, qui porte à son tour des monuments ou composés de sensations,
sous l’action des figures esthétiques. [3]
Ainsi, chacun des plans produit un type de
pensée : la philosophie crée des concepts, la science invente des fonctions,
et l’art compose des sensations (affects et percepts) pour, non pas
domestiquer le chaos et l’infini (et les devenirs qui lui sont corrélatifs),
mais pour saisir, dans le chaos même, des concepts, des sensations-visions ou
des coordonnées-fonctions.
Une sorte de jeu s’installe, mais un jeu qui se
situe dans la Pensée en mouvement, dans les interstices. En fait, l’art comme
la science et la philosophie révèlent « la réalité de la pensée »
face au chaos du monde et son infini
et face au hasard. Car
« affirmer tout le hasard, faire du hasard un projet d’affirmation, seule
la pensée le peut »[4] ; affirmer le hasard c’est souligner l’infini
créatif de devenirs.
1.2 Interstice et hétérogenèse :
interférence, singularisation , différence
Ce jeu de/ du hasard n’est
jouable que dans la Pensée et n’a d’autre résultat que la pensée et l’œuvre
d’art[5].
Puisque ce jeu du hasard ouvre sur l’infini
et le chaos, les trois formes de la pensée ainsi que les plans qui leur
correspondent épousent cet infini en se constituant en tissu devenant à chaque
articulation encore plus riche et plus ouvert parce que pensée immanente,
s’effectuant dans la singularisation
et la différentiation.
En effet, comme nous l’avons avancé, il n’y a pas
de plan pur et donc il ne peut y avoir de concepts purs, de fonctions pures et
de percepts/ d’affects purs. Deleuze appelle cela hétérogenèse. Les trois pensées entrent dans une relation de
recoupement et de détermination réciproque de manière à créer un tissu de
correspondances entre les plans. Ces correspondances culminent lorsque «la
sensation devient elle-même sensation de concept ou de fonction, le concept, concept de fonction ou de
sensation, la fonction, fonction de sensation ou de concept. Et l’un des
éléments n’apparaîtra pas sans que l’autre ne puisse être encore à venir,
encore indéterminé ou inconnu. Chaque élément créé sur un plan fait appel à
d’autres éléments hétérogènes, qui restent à créer sur les autres plans :
la pensée comme hétérogenèse ». [6]
Il existe ainsi des interférences entre les trois plans (le plan d’immanence de la
philosophie, le plan de référence de la science et le plan de composition de
l’art). Deleuze distingue trois types d’interférences : les
"interférences extrinsèques", les "interférences
intrinsèques" et les "interférences illocalisables". Le
philosophe parle d’interférences extrinsèques lorsque chaque discipline reste
sur son propre plan et utilise ses éléments propres. Ce type apparaît lorsqu’un
philosophe tente de créer le concept d’une sensation ou d’une fonction ;
ou lorsqu’un savant veut inventer des fonctions de sensations comme dans les
théories des couleurs et des sons, ou des fonctions de concept comme l’a tenté
Lautman ; ou encore lorsqu’un artiste "crée de pures sensations de concepts ou de fonctions, comme
on le voit dans les variétés d’art abstrait ou chez Klee"[7]La règle dans tous ces cas est que la discipline
interférente doit procéder avec ses propres moyens.
Les
interférences intrinsèques, elles, sont des glissements des composantes d’un
plan dans un autre : des concepts qui glissent parmi les fonctions ou
parmi les sensations ou les figures esthétiques. « Ces glissements,
dit-il, sont si subtils, comme celui de Zarathoustra
dans la philosophie de Nietzsche ou celui d’Igitur
dans la poésie de Mallarmé, qu’on se trouve sur des plans complexes difficiles
à qualifier »[8]
Enfin, les interférences
illocalisables sont le fait de "la pensée non pensante" qui gît
dans les trois formes de la pensée. Pour Deleuze chacune de ces formes est en
rapport avec son négatif qui lui est nécessaire pour progresser : la
philosophie a besoin d’une non – philosophie, la science a besoin d’une non- science et l’art a besoin d’un non –art,
"c’est là, dit Gilles Deleuze, que les concepts, les sensations, les
fonctions deviennent indécidables, en même temps que la philosophie, l’art et
la science, indiscernables, comme s’ils partageaient la même ombre, qui s’étend
à travers leur nature différente et ne cesse de les accompagner"[9] Cette hétérogenèse qui fonde l’indécidabilité
des composantes et l’indiscernabilité des plans et des formes de la
pensée est ce qui permet la créativité des systèmes qui progressent par
déplacement des singularités locales et font dériver les systèmes vers d’autres
états. L’Un chez Deleuze n’annule en aucun cas le Multiple. Bien au contraire,
la contiguïté des champs, des plans et de leurs « produits » rend
possibles les processus interstitiels de singularisation et de différenciation.
En effet, cette univocité – en dépassant le schématisme des modèles
réductionnistes de la connaissance (notamment celui de l’analytique
transcendantale de Kant) -, est le
garant d’une pensée authentique qui s’accomplit à la lisière de la science, de
la philosophie et de l’art. Ainsi, les limites entre Fonction (scientifique),
Concept (philosophique) et Percept-Affect (esthétique) sont pur artifice de
commodité méthodologique.
Dans ce sens, faire de la philosophie, c’est « être à la limite de ce
qui sépare la pensée de la
non-pensée. »[10]
De fait, le « système-machine » Deleuze, intègre et assimile
« l’im-pensable », mais
aussi, on le verra, « l’in-sensible »,
« l’in-imaginable » et
« l’irraisonnable » ;
c’est-à-dire des formes et des puissances qui passent par l’Homme et que
celui-ci ne peut saisir. Système donc de l’instable et du mouvant où ce sont
des impondérables[11]
qui créent les différences et font communiquer, dialoguer l’Un et le Multiple. Pour reprendre les concepts deleuziens, la pensée ne
s’accomplit dans toute sa plénitude qu’aux interstices des territoires
(science, philosophie, art) ; elle a besoin de se déterritorialier pour se
reterritorialier dans un dehors qu’elle contient en puissance, mais un dehors
qui n’est pas une extériorité[12].
Elle doit sortir de son territoire pour se reterritorialier non pas dans un
territoire fini, clos, mais dans une
limite elle-même temporaire. Il s’agit « d’en sortir en restant
dedans », c’est-à-dire « sortir de la philosophie par la
philosophie »[13] ;
car penser, c’est être « à la crête » de quelque entre-deux : la Pensée n’est Pensée qu’en devenant.
En effet, le constructivisme de Deleuze appelle un mouvement
ascendant/descendant[14]
qui va de la raison théorique à la raison pratique, de l’œil à la main[15],
du concept à l’affect-percept et inversement. Il est l’affirmation du désir,
d’un « aller vers », d’une action qui construit ses agencements à la
lisière de l’a priori et de l’a posteriori, de l’intelligible et du
sensible, de l’intelligible et du sensible, de l’universel et du singulier
différentiel, et enfin de l’Un et du Multiple.
Dans sa philosophie de la Pensée, Deleuze pose ainsi comme substrat une
sorte de circulation dynamique entre les facultés (entendement, raison,
sensation et imagination) de manière à ce que
le jugement déterminant objectif
(constitutif de l’objet) et le jugement
réfléchissant subjectif (qui constitue son objet par
abstraction-symbolisation d’autres domaines) entrent dans un jeu de
construction réciproque. La frontière entre objectivité et subjectivité se
dissout de manière à permettre toutes les connexions possibles puisque lancés
dans des devenirs liés aux devenirs du philosophe lui-même.
2-
Interstices de la création
2.1 Interstices
Concept/Percept-Affect
Nous l’avons dit plus haut, pour Deleuze, la pensée est Une qu’elle exerce ses fonctions dans
les champs scientifique ou philosophique ou artistique. Et une Idée peut être une idée de science ou une idée de philosophie ou une idée d’art. Elle n’est pas
l’exclusivité de la seule philosophie. Ce principe de l’univocité de la pensée
ne l’empêche pas paradoxalement d’élaborer une philosophie du Multiple, de l’Immanence et de la différence.
Il y a une interdépendance entre science, philosophie et art qui fait que des
connexions–circulations ont lieu entre les fonctions scientifiques, les
concepts philosophiques et les percepts- affects artistiques[16].
Dans ce sens, penser, c’est courir/couvrir les interstices qui les séparent et
les raccordent. Davantage, si dans Différence
et répétition, il donne une prééminence aux circulations fonctions-
concepts, dans ses derniers ouvrages, depuis Francis Bacon. Logique de la sensation, ce sont les connexions
concepts- percepts qui guident sa pensée. C’est que les concepts- percepts font voir.
Ainsi une idée n’a jamais la pureté d’une essence quelconque. Une idée se constitue
dans les interstices de la couleur, du chant et du cri[17].
Ces distinctions ne sont pas catégoriques et imperméables ; il y a une
circulation entre les concepts, les percepts et les affects, car « le
concept en même temps qu’il poursuit sa tâche il fait voir des choses, c’est à
dire qu’il est en branchement avec les percepts (...) il y a une communication perpétuelle
des concepts aux percepts »[18] ;
d’un autre côté, « une oeuvre littéraire trace autant de concepts en
pointillés que des percepts »[19].
Si le philosophe et l’écrivain ont pour tâche de faire voir c’est parce que
pour Deleuze ils sont des voyants : ils « voient des percepts à la
limite du soutenable et des concepts à la limite du pensable »[20]
Mais comme le travail du peintre consiste à rendre visible les puissances
de l’invisible, celui du musicien, de rendre audibles les forces cosmiques, le
travail du philosophe est de rendre
pensable l’impensable.
Ces puissances et ces forces sont donc des intensités de vie qui, souvent,
brisent ceux par qui elles passent[21].»
L’art est puissance de vie par excellence[22]»
Même si pour Deleuze, tout acte de création (en science, en philosophie ou en
art) est un acte de résistance, c’est
dans l’art que cette puissance/résistance est le plus manifeste. De quelle
manière.
2.2 L’art : interstices monument /composition / fabulation
Le mot sensation et le mot monument
qui lui est corrélatif restent les mots-clés dans la définition de l’art et de
l’œuvre d’art chez Deleuze. Car le but de l’art, pour lui, est d’arracher aux
chaos, au hasard et à l’infini du monde des blocs de sensations pour en faire
des composés de sensations qu’il appelle "monument" :
Il est vrai, dit-il, que toute œuvre d’art est un monument,
mais le monument n’est pas ici ce qui commémore un passé, c’est un bloc de
sensations présentes qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation,
et donnent à l’événement le composé qui le célèbre. L’acte du monument n’est
pas la mémoire mais la fabulation On n’écrit pas avec des souvenirs d’enfance,
mais par blocs d’enfance qui sont des devenirs-enfants du présent[23].
En fait, l’artiste doit passer de la reproduction de perceptions et
affections à la production de percepts et affects qui les dépassent. Il doit retrouver les sensations-visions
essentielles[24].
En fait, l’artiste est un montreur, un inventeur et
un créateur d’affects en rapport avec les percepts ou les visions-sensations
qu’il nous donne ; et l’art "est le langage des sensations, qu’il
passe par les mots, les couleurs, les sons ou les pierres"[25]. Il est par excellence un être de la sensation
dressé sur un plan de composition et qui redonne l’infini en luttant avec le
chaos et le hasard.
Mais l’art, dans cette recherche de la vision-sensation, lutte surtout
contre le cliché-opinion. Quand un écrivain veut écrire, et un peintre peindre,
ils ne se retrouvent pas devant une page blanche et une toile vierge mais
devant des "pré-textes" qui sont les clichés et les canons du genre
qui préexistent à tout acte de création. Le travail de l’artiste, dans ce cas,
consiste d’abord, à effacer, nettoyer ces clichés pour pouvoir laisser passer
les sensations-visions dans son langage. Car, en définitive, l’art doit donner
à voir[26].
C’est en quête de
visions-sensations ou monuments que l’artiste doit partir. Il prend un morceau
du chaos dans un cadre particulier pour
former un chaos composé qui devient
sensible ou dont il tire une sensation
chaoïde.
Deux traits doivent
caractériser l’œuvre d’art. Le premier est son indépendance par rapport à son
créateur. Le mouvement interne de l’œuvre créée est tel qu’elle
s’auto-positionne et se constitue par
ces composés de sensations qui la traversent. L’artiste fait l’œuvre mais aussi
elle se fait et elle le fait, car "ce qui se conserve, la chose ou l’ouvre
d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et
d’affects."[27] En un mot, l’œuvre d’art est un être de sensations
et rien d’autre ; elle existe en soi.
Le deuxième trait de l’œuvre
d’art est que le composé de sensations ou composé esthétique doit tenir tout
seul, c’est-à-dire qu’il doit se conserver en lui-même au-delà du matériau de
composition. Car la conservation du matériau n’est pas la conservation de la
sensation. Davantage, l’artiste comme son œuvre sont tous les deux des composés
de sensations :
Les percepts, dit-il, ne sont pas des perceptions,
ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent ; les affects ne
sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la force de ceux qui
passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres qui valent
par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en l’absence de l’homme, peut-on
dire, parce que l’homme, tel qu’il est pris dans la pierre, sur la toile ou le
long des mots, est lui-même un composé de percepts et d’affects[28]
Deleuze désigne la sensation
dans l’art par le mot « Injet » : une sorte de Sujet qui fait
l’objet d’art tout en le dépassant : un Je-cerveau où la sensation construit en toute autonomie pour
atteindre l’Etre « universel » : "c’est le cerveau qui dit
Je, mais Je est un
autre" affirme-t-il et il ajoute :
Et ce Je
n’est pas le « je conçois » du cerveau comme philosophie, c’est aussi
le « je sens » du cerveau comme art. La sensation n’est pas moins
cerveau que le concept[29]
Deleuze s’inscrit dans
l’interstice d’une conception biologisante, d’une conception psychologisante et,
nous le verrons plus bas, d’une conception « matérialiste » de la
création. L’œuvre d’art est aux frontières de ces trois déterminations mais
dont l’être est fondamentalement sensation.
Mais quel est justement l’Etre de la sensation? Contrairement aux
phénoménologues l’Etre de la sensation n’est pas seulement le corps ou la chair
mais les forces et les devenirs : les forces non-humains du
cosmos et les devenirs non-humains de l’homme et leurs interactions multiples
dans le langage et la parole (écriture) qui sont l’habitat et le plan
d’ordonnancement des constructions de l’Homme. Davantage, les forces du cosmos
donnent des percepts et les devenirs de l’homme donnent des affects. Dans ce
sens, le corps n’est en dernière instance qu’un "révélateur qui disparaît
dans ce qu’il révèle"[30] Et ce qu’il révèle c’est ce que Deleuze appelle
"composé de sensations". Car il y’a une unité et une réversibilité
du sentant et du senti. Et toute phénoménologie n’est valable que lorsqu’elle
devient, dans l’analyse de ses thèmes fondamentaux (l’Etre, le Temps, le Corps,
l’Espace, la sensation, etc.), phénoménologie de l’art "parce que
l’immanence du vécu à un sujet transcendantal a besoin de s’exprimer dans les
fonctions transcendantales qui ne déterminent pas uniquement l’expérience en
général, mais traversent ici et maintenant le vécu lui-même, et s’y incarnent
en constituant des sensations vivantes"[31] L’intentionnalité est, dans ce sens bidirectionnelle :
du corps vécu et du monde perçu, des devenirs de l’Homme et des forces du
cosmos. Il faut ajouter, bien entendu, les puissances du langage-parole.
Deleuze va plus loin dans
l’analyse de la sensation et du composé de sensations. Il établit une typologie
des composés de sensations (ou types monumentaux) : il distingue la vibration,
l’étreinte et le retrait.
La vibration est ce qui
caractérise une sensation simple mais durable dans le tremblement de l’être
qu’elle cause. L’étreinte apparaît lorsque deux sensations résonnent l’une dans
l’autre et forment une sorte d’énergie qui les rend indissociables et
indiscernables l’une de l’autre. Le retrait (ou division, ou distension),
enfin, désigne un composé de sensations où deux sensations s’écartent l’une de
l’autre pour ne plus être réunies que par le vide (l’écart de sens et de
sensation) qui les lie, cependant, dans un bloc autonome.
Autre caractéristique de la
sensation ou son composé est que tout composé de sensations sur un plan de
composition esthétique a une matière, un matériau et une syntaxe.
En effet, il y a une
dialectique qui lie le plan du matériau
(mots, pigments de la peinture, pierre à sculpter, etc.) et le plan de composition de la sensation au
point que l’un transparaît dans l’autre. Et si la ressemblance peut hanter
l’œuvre d’art, c’est parce que la sensation ne se rapporte qu’à son
matériau :
Elle
est le percept ou l’affect du matériau même, le sourire d’huile, le geste de
terre cuite, l’élan du métal, l’accroupi de la pierre romane et l’élevée de la
pierre gothique. Et le matériau est si divers dans chaque cas (le support de la
toile, l’agent du pinceau ou de la brosse, la couleur dans la toile) qu’il est
difficile de dire où il finit et commence la sensation, en fait […] le plan du
matériau monte irrésistiblement et envahit le plan de composition des
sensations mêmes, jusqu’à en faire ou en être indiscernable[32]
Autrement dit, la sensation ne se réalise pas dans
le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans
le percept ou l’affect :
Toute la matière devient expressive. C’est l’affect
qui est métallique, cristallin, pétrique, etc. et la sensation n’est pas
colorée, elle est colorante, comme dit Cézanne.[33]
Ainsi, la matière et le
matériau se développent simultanément sur le plan de composition technique et sur le plan de composition esthétique pour réaliser le composé de
sensations. La réussite d’un composé de sensations est donc indissociable de la
réussite du plan de composition dans sa relation avec le plan technique et ses
matériaux. L’œuvre d’art prégnante est par définition une œuvre dont les plans
coïncident harmonieusement et le
problème de l’art en général "consiste à trouver quel monument dresser sur
tel plan, ou quel plan tirer sous tel monument et les deux à la fois"[34] L’œuvre d’art ou l’art est, en définitive, sensation
mais aussi composition[35]
En outre, la composition est
principalement syntaxe. Ce mot ne doit pas caractériser uniquement l’œuvre
d’art faite de mots ; il doit s’étendre à tout type d’œuvre d’art quels
qu’en soient le support et le matériau:
Le matériau, dit-il, particulier aux écrivains, ce
sont les mots et la syntaxe, la syntaxe créée qui monte irrésistiblement dans
leur œuvre et passe dans la sensation. Pour sortir des perceptions vécues, il
ne suffit pas évidemment de la mémoire qui convoque seulement d’anciennes perceptions, ni d’une
mémoire involontaire qui ajoute la réminiscence comme facteur conservant du
présent. La mémoire intervient peu dans l’art (même et surtout chez Proust). Il
est vrai que toute œuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici
ce qui commémore un passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent
qu’à elles-mêmes leur propre conservation, et donnent à l’événement le composé
qui le célèbre. L’acte du monument n’est pas la mémoire mais la fabulation.
On n’écrit pas avec des souvenirs d’enfance, mais par blocs d’enfance qui sont
des devenirs-enfant du présent. La musique en est pleine. Il y faut non pas de
la mémoire, mais un matériau complexe qu’on ne trouve pas dans la mémoire, mais
dans les mots, dans le son : "Mémoire, je te hais" On n’atteint
au percept ou à l’affect que comme à des êtres autonomes et suffisants qui ne
doivent plus rien à ceux qui les éprouvent ou les ont éprouvés. Combray comme
cathédrale ou monument[36]
La composition, la syntaxe
sont, de cette façon, le fondement de l’œuvre d’art comme sensation. La
fabulation est, dans un sens, composition d’affects et de percepts a-temporels
qui tiennent de la perception-affection et de son dépassement sur un plan de
composition qui met à contribution les données du matériau et de la technique
tout en laissant passer quelque chose qui les dépasse : les forces
non-humaines du cosmos et les devenirs non-humains de l’Homme. Cela implique,
bien entendu, un vaste plan de composition "non pas préconçu
abstraitement, mais qui se construit à mesure que l’œuvre avance, ouvrant,
brassant, défaisant et refaisant des composés de plus en plus illimités suivant
la pénétration des forces cosmiques"[37]
Ainsi, seule la fabulation donne
à voir, crée des visions-sensations, fait circuler les percepts, les
affects et les concepts dans une sorte de devenir continu, conjuguant
indéfiniment les forces non-humaines du cosmos et les devenirs non-humains de
l’Homme. Ainsi le roman est l’espace (la machine ?) des devenirs et des
forces qui traversent leur propre matériau pour des visions : "On
appelle style, disait Giacometti, des visions arrêtées dans le temps et
l’espace".
La littérature (et
particulièrement le roman) se prête totalement à cette analyse chez Deleuze. C’est pour cette raison qu’elle occupe une place privilégiée dans sa pensée[38] ;
vraisemblablement parce qu’en elle se réalise le mieux cette circulation des
concepts-percepts-affects, ce duel entre plan de composition technique et plan
de composition esthétique.
Ainsi, Deleuze définit le romancier
comme un artiste "qui invente des affects inconnus ou méconnus, et les
fait venir au jour comme le devenir de ses personnages"[39]. Ailleurs, Deleuze le définit comme "un
voyant, un devenant"[40], car le romancier "déborde les états
perceptifs et les passages affectifs du vécu". Et c’est dans Critique
et clinique que Gilles Deleuze va expliquer avec le plus de clarté et de
simplicité cette idée de l’écriture comme devenirs :
Ecrire n'est
certainement pas imposer une forme (d'expression) à une matière (vécue). La
littérature est plutôt du côté de l'informe, ou de l'inachèvement, comme
Gombrowicz l'a dit et fait. Ecrire est
une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire,
et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C'est un processus, c'est-à-dire
un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu. L'écriture est
inséparable du devenir : en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou
végétal, on devient-molécule jusqu'à devenir-imperceptible.[41]
En effet, ce qui définit proprement l’écriture littéraire[42],
ce n’est ni un type de contenu ou d’imaginaire, mais le traitement particulier
que l’écrivain fait subir au langage et particulièrement à la syntaxe.
Ainsi, écrire, c’est « pousser le langage, la syntaxe jusqu’à une
certaine limite qui sépare le langage du silence, le langage du cri, le langage
du chant, le langage de la musique »[43] ;
mieux, écrire, c’est pousser le langage jusqu’à cette limite qui sépare et unit
le langage de/à l’animalité puisque l’écrivain vit un devenir animal[44].
Il écrit pour les bêtes, les idiots et les analphabètes : non à
l’intention mais à la place de
ceux-ci.
Il s’agit donc de devenirs, de faire
voir et de « témoignage pour la vie ». Témoignage non pas
d’archive ou de (auto-) biographie mais de saisie de ces puissances/ forces
(intensités) qui tordent l’esprit et le corps par lequel elles passent :
l’écrivain. Intensités dont l’expression nécessite une torsion de la syntaxe
jusqu’aux limites du bégayement, du balbutiement et du cri animal, là où la
limite entre langage et non-langage devient très mince ; intensités aussi
qui lancent l’œuvre dans des devenirs autres au point qu’elle « semble écrite
dans ne sorte de langue étrangère ». Il s’agit de « créer dans sa
propre langue, une langue étrangère ». Telle semble être la fonction de la
Grande littérature pour Deleuze. Et l’écriture (et son substrat, le langage)
est par excellence une « expérience des limites » et des interstices.
Conclusion : l’interstice, espace
de toutes les genèses ?
A y bien regarder, l’interstice (comme espace de la mouvance-entre) semble
être pour Deleuze l’espace de toutes les genèses. Au-delà des mots qui le nomment
(limite, pointe, crête, frontière), et des aspects qu’il couvre, il désigne
cette mise en rapport des intensités et des différences; il est
l’espace-mouvement créateur par excellence : singularités, formes, plans, devenirs.
Même la genèse de l’infiniment grand (cosmologique) et l’infiniment petit
(biologique) participe de cet interstitiel[45].
Le propre de sa philosophie même se situe là, dans cet interstice entre Etre et Penser. L’Idée comme Etre
(langage, couleur, son, cri, sensation) et l’Etre
comme Idée (Pensée-Concept, Pensée- fonction, Pensée-affect-percept) sont
inhérentes l’une à l’autre. Leur consubstantialité est à la base de tous les
déplacements, déploiements et mouvements relevés ici et qui font de sa pensée
une pensée de l’interstitiel.
[1] « Il faut être à la pointe de son ignorance
et c’est bien là qu’il faut s’installer », dit Deleuze L’Abécédaire, avec Claire Parnet et
Pierre- Henri Boutan, document audiovisuel, 1996, « N comme
Neurologie ».
[2] Ibid.
[3] Deleuze,
Gilles, Guattari, Félix, Qu’est
ce que la philosophie, Paris Minuit, 1991, p.186. Nous soulignons
[5] « C’est donc le jeu réservé
à la pensée et à l’art, là où il n’y a plus que des victoires pour ceux qui ont
su jouer, c’est-à-dire affirmer et ramifier le hasard, au lieu de le diviser
pour le dominer, pour parier, pour gagner. Ce jeu qui n’est que dans la pensée,
et qui n’a pas d’autre résultat que l’œuvre d’art, il est aussi ce par quoi la
pensée et l’art sont réels et troublent la réalité, la moralité et l’économie
du monde », Ibid., p.6
[7] Ibid., p.204-205
[8] Ibid., p.205
[9] Ibid., p.206
[10] Deleuze, G., « A comme Animal », L’Abécédaire, avec Claire Parnet et Pierre-
Henri Boutan, document audiovisuel, 1996.
[11] Deleuze développera le concept de « sombres
précurseurs » dans Différence et répétition, Paris, PUF,
1968.
[12] « Moi, toutes les
intensités que j’ai sont des intensités im-mobiles. Les intensités se distribuent
dans l’espace ou bien dans d’autres systèmes mais pas forcément dans l’espace
extérieur », Deleuze, G., « V comme Voyage », L’Abécédaire, avec Claire Parnet et
Pierre- Henri Boutan, document audiovisuel, 1996 ;
« Im-mobiles » n’est pas à entendre dans le sens de
« statique », mais dans le sens de ce qui a une mobilité liée aux
singularités de l’instant et qui est tiré vers des devenirs autres lorsque des
variables nouvelles mais endogènes entrent en activité dans un système par
nature différentiel. Ces singularités sont des potentiels qui permettront les
individuations.
[13] Deleuze, G., « C comme Culture », L’Abécédaire, Ibid
[14] Badiou, A., Deleuze,
la clameur de l’Etre, Paris, Hachette, 1997.
[15] Alberto Gualandi réserve un développement très
intéressant à cet aspect, cf. Alberto Gualandi, Deleuze, Paris, Editions
Perrin, Coll. « Tempus Philo », pp.139-144, note 8
[16] Il peut donc y avoir
« rencontre entre un concept philosophique, une notion scientifique et un
percept esthétique », Deleuze, G., « N comme Neurologie », L’Abécédaire, op.cit.
[17] Sur le langage conçu comme cri,
voir plus bas.
[18] Ibid., « L comme Littérature ».
[19] Ibid.
[21] C’est de cette manière que Deleuze explique la
« petite santé » des grands philosophes, écrivains et artistes :
« Ils sont vu quelque chose de trop grand pour eux, et ça les
brise ».
[22] D’où la définition de l’art comme une libération
de vie que l’Homme a emprisonnée : « l’art, dit Deleuze, est un
lâcher de vie et une libération d’une puissance de vie, Cf., Deleuze, G.,
« R comme Résistance », L’Abécédaire,
op.cit., Dans ce sens, il est la forme la forme de résistance la plus
accomplie : résistance contre l’opinion
(qu’il définit comme ensemble de jugements de valeur, d’idées reçues partagées
par une communauté), contre la doxa
(qu’elle soit religieuse ou idéologique) et contre la bêtise qu’il lie à la « honte d’être un homme ; concept
qu’il emprunte à Primo Lévi.
[23] Ibid., p.158.
[24] Dans Critique
et clinique Deleuze poussera cette
idée jusqu’à l’ironie : « Ecrire n'est pas raconter ses souvenirs,
ses paysages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. C'est la
même chose de pécher par excès de réalité, ou d'imagination : dans les deux cas
c'est l'éternel papa-maman, structure œdipienne qu'on projette dans le réel ou
qu'on introjette dans l'imaginaire. C'est un père qu'on va chercher au bout du
voyage, comme au sein du rêve, dans une conception infantile de la littérature.
On écrit pour son père-mère. Marthes Robert a poussé jusqu'au bout cette
infantilisation, cette psychanalysation de la littérature, en ne laissant pas
d'autre choix au romancier que Bâtard ou Enfant trouvé », Deleuze, Gilles, « La littérature
et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit,
Coll."Paradoxe", p.12-13
[26] « Je considère que vraiment
l'intimité d'écrire n'a rien à voir avec son affaire privée à soi, pas du tout
qu'on n'y mette pas toute son âme. La littérature a profondément, l'écriture a
fondamentalement à voir avec la vie. Mais la vie c'est quelque chose de plus
que personnelle. Tout ce qui apporte dans la littérature quelque chose de la
vie de la personne, de la vie personnelle de l'écrivain est par nature
lamentable puisqu’elle l'empêche de voir », Abécédaire "E
comme Enfance", op. cit. Ailleurs, il précise : « Ce
n'est pas l'affaire privée de quelqu'un, écrire. C'est vraiment se lancer dans
une affaire universelle; que ce soit le roman ou la philosophie », Ibid., "A comme Animal"
[28] Ibid., p.154-155.
[29] Ibid., p.199-200
[30] Ibid., 173.
[31] Ibid. 168-169.
[32] Ibid., p.16-17.
[33] Ibid., p.157.
[34] Ibid., 185.
[35] « Composition, composition, c’est la seule
définition de l’art », dit Deleuze ailleurs.
[36] Ibid., p. 158. Nous soulignons.
[38] Cf. Deleuze et les
écrivains. Littérature et philosophie, sous la direction de Bruno GELAS et Hervé MICOLET, Editions
Cécile Defaut, Nantes, 2007, 610 p. Dans son Abécédaire, Deleuze reconnaît expressément à Claire Parnet sa
« dette » à la littérature.
[40] Dans un long développement que
le philosophe consacre à cette idée du roman comme "devenirs" et du
romancier comme "devenant", il dit ceci : "Si on ne pousse
pas le langage jusqu'à ce point où il bégaye, parce que ce n'est pas facile. Il
ne suffit pas de bégayer b...b...b.. comme ça, si on ne va pas jusque-là, alors
peut être que dans la littérature tout comme à force de pousser le langage
jusqu'à une limite, il y a un devenir animal du langage même et de l'écrivain,
il y a aussi un devenir enfant. Mais ce n'est pas son enfance, il devient
enfant oui, mais ce n'est pas son enfance, ce n'est l'enfance de personne,
c'est l'enfance du monde (...) Si quelqu'un ne s'est pas intéressé à son
enfance, c'est Proust, par exemple. Les taches de l'écrivain ce n'est pas
fouiller dans les archives familiales, ce n'est pas s'intéresser à son enfance.
Personne de digne de quoi que ce soit ne s'intéresse à son enfance. C'est nos
tâches de devenir enfant par l'écriture, arriver à une enfance du monde,
restaurer une enfance du monde, ça c'est les tâches de la littérature (...)
Ecrire, c'est bien devenir, mais ce n'est pas devenir écrivain, ni son propre
mémorialiste, ça, non (...) Nathalie Sarraute est un immense écrivain. Enfance
ce n'est pas du tout un livre sur son enfance. Elle invente une enfance du monde.
Qu'est-ce qui l'intéresse dans son enfance Nathalie Sarraute finalement? C'est
un certain nombre de formules stéréotypées dont elle va tirer des merveilles.
C'est ça peut-être bien qu'elle a fait avec les derniers mots de Tchekhov :
"Petite fille, elle a entendu quelqu'un dire "Comment vas-tu?"
Alors qu'est-ce que ce "comment vas-tu?" Elle va en tirer un monde du
langage, elle va faire proliférer le langage sur lui-même.", L’Abécédaire
de Gilles Deleuze, la lettre "E" comme "Enfance", op.cit.
[42] Bien entendu, Deleuze parle de ce qu’il appelle
« la grande littérature » : celle de Proust ;
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Kafka, Carmélo Bene mais surtout les
romanciers américains dont entre autres Kerouac, Thomas Wolf,
[43] Deleuze a une conception musicale du langage
littéraire ; d’ailleurs il définit le style comme étant « de
l’auditif pur », cf. Abécédaire,
« O comme Opéra ».
[44] Pour Deleuze, l’écrivain peut tout devenir sauf
devenir écrivain !
[45] Gilles Deleuze ne croyait pas au Big Bang. Pour
lui l’univers ne s’est pas constitué à partir d’une explosion originelle, mais
d’une multiplicité d’explosions distantes dans le temps et dans l’espace
infinis. Par ailleurs, penser, une idée est le résultat d’un processus
neurologue de communication-association de synapses. Ainsi avoir une idée en
regardant un tableau ou un film ou en écoutant de la musique ou encore en
forgeant un concept, est, pour lui, un processus de biologie moléculaire du
cerveau ; Cf. « Du chaos au cerveau », in Qu’est ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.