Abderrahim Kamal
Université de Fès
Cherchons d'abord les conditions qui permettent le passage de l'initiative
individuelle au fait culturel. L'invention d'un procédé technologique, la
découverte d'un principe, une idée nouvelle, une révélation religieuse ou un
mouvement esthétique restent lettres mortes pour la culture tant qu'ils ne sont
pas noués dans un faisceau d'activités communes dûment organisées.
Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture
0-Introduction: un colloque? Une parole épistémiquement
instanciée
Un colloque est un acte
de parole (1) dont les actes (ou communications) constituent des formes
d'appropriation du langage par des locuteurs (les "colloquards")
historiquement et culturellement situés. Tout acte de parole s'actualise dans un hic et nunc historiques,
dans un espace-temps épistémiquement déterminé. Celui qui "colloque"
(2) doit, avant de prendre la parole, placer, classer son discours tout en
cherchant ses règles et sa disposition (dispositio
).
Un colloque sur la bande
dessinée est un événement discursif qui fait irruption dans un continuum ou un discontinuum discursif total appelé
épistémè. Car l'apparition de cet événement discursif (dans un hic et nunc précis) est "lié[e] non
seulement à des situations qui le provoquent, et à des conséquences qu'il
incite, mais en même temps, et selon une modalité toute différente, à des énoncés qui le
précèdent et qui le suivent" (3)
Le colloque même comme
institution dotée d'une organisation, d'un fonctionnement et de finalités
déterminés (organisation, fonctionnement et finalités qui se sont formés dans
l'histoire des institutions du savoir scientifique et de sa communication)
trouve sa légitimité d'existence dans une société-culture-histoire dite
occidentale.
Or, un colloque sur la
bande dessinée au Maroc (c'est-à-dire une aire socio-hitorico-culturelle
particulière et complexe) opère un déplacement de la situation, des instances
productrices et des instances réceptrices de ce discours. En termes clairs,
lorsque la décision d'organiser un colloque sur la bande dessinée a été prise,
quelles sont les "formations discursives" historiques (au sens foucaltien
du terme) qui ont « possibilisé » un tel événement discursif? De ce
fait, les instances productrices (les intervenants et participants marocains)
avaient-elles acquis la "légitimité" historique de produire un
discours sur la bande dessinée, celle-ci définie, elle-même, comme un
discours sur l'iconique épistémiquement
situé?
Ainsi, un colloque sur
la bande dessinée doit être précédé ou suivi d'un colloque sur les fondements
et les implications, sur les règles de dispositio,
sur la manipulation des catégories de ce discours; ce colloque virtuel devrait
surtout permettre de situer deux épistémès diamétralement placées. Car, en
définitive, prendre la parole, produire un discours, et a fortiori un discours
scientifique, n'est pas un acte allant de soi. Car, en dernière analyse,
l'histoire d'un discours scientifique est indissociable de l'histoire de son
objet et plus précisément de l'histoire des assignations qu'une science
attribue à cet objet. Or, existe-t-il dans notre aire
socio-historico-culturelle un objet (lui-même dit discours iconique) appelé
"bande dessinée", et un savoir descripteur institutionnalisé?
Ce qui précède ne vise
pas à diminuer l'importance de cette manifestation scientifique (le colloque),
mais à mettre l'accent sur la triple nécessité:
a- de situer son
discours d'observation à l'intérieur d'une double épistémè;
b- de situer le sujet
observateur arabo-berbéro-musulman francophone, aussi bien historiquement que culturellement;
c- de situer, enfin, son
objet dans la succession des épistémès et à l'intérieur du nœud organisé des formes culturelles.
Etant données les
limitations en nombre de pages qu'impose un article, seule cette dernière
nécessité retiendra notre attention. Néanmoins les deux autres nécessités
seront schématiquement et allusivement traitées.
1-Questionnements.
Lorsque dans son
introduction à l'ouvrage qu'il a consacré à la bande dessinée, Jean Bernard
Renard pose qu' à tout nouveau mode d'expression il y a "nécessité de tout
un appareil critique (qui) se fait plus ou moins rapidement sentir"(4), il
s'interroge, en fait, sur les moyens et les outils scientifiques qui devraient
lui permettre une investigation valable. C'est cette interrogation qui doit, à
notre sens, hanter le chercheur marocain. Il doit se demander quel
"appareil critique" il a à sa disposition pour recevoir naturellement
et scientifiquement (5) une bande dessinée. Il doit en outre se demander, dans
cet acte d'appropriation-emprunt de l'appareil critique en question et de cet
objet esthético-culturel, jusqu'à quel point il possède les schèmes nécessaires
qui lui permettent d'assimiler et de situer leur épistémè.
De telles interrogations
découleront d'autres questions que nous formulons ainsi:
a-Quels types de
rapports peut-il établir avec ce produit esthético-culturel dont l'apparition
fut le résultat d'un processus socio-historico-culturel déterminé et
déterministe? processus que j'appellerai processus de mise en évidence progressive
et dont la fonction (presque spontanée) est de préparer la réception -naturelle
et scientifique- de ce produit par les membres de la communauté qui lui a donné
forme par des formations discursives.
b- En outre, quels types
de rapports un "marocain moyen" peut-il établir avec ce produit?
(disons dès maintenant que la réponse à cette question revient à définir le
"marocain moyen" en tant que sujet social, historique et culturel).
c- Partant de ces
définitions virtuelles, dans quel registre (artistique, utilitaire ou autre)
devrait-on inscrire ce produit?
d- Si l'on admet que ce
chercheur identifie la bande dessinée à une forme plastique, arrivera-t-il
(dans sa tentative de la situer synchroniquent et diachroniquement), à la
classer parmi les types et les genres de sa culture, et cela en évitant toute
extrapolation abusive et en suivant objectivement le processus de "mise en
évidence progressive" qui permet et sa situation et la définition des
formations discursives qui l'ont engendrée?
2-Problématique.
Toutes ces questions et
toutes ces interrogations sont les termes d'une problématique générale qui
oriente notre réflexion et que nous formulons comme suit :
Si le fait de produire
un discours sur une forme esthético- culturelle (ici la bande dessinée) paraît
à certains être une activité allant de soi et évidente, il me paraît,
personnellemnti, d'une complexité inextricable. En effet, tout discours
scientifique et tout discours (telle la B.D) sont le produit d'un processus
socio-hitorico-culturel d'"assignations historiques" et de "mise
en évidence progressive". De ce fait, le transfert d'un objet esthétique
et le transfert des moyens qui permettent sa connaissance (celle-ci étant,
elle-même le résultat structurel d'une épistémè donnée ou de la succession
d'épistémès données) doivent s'accompagner d'une réflexion critique sur les
conditions épistémologiques qui légitiment, ou non, ce discours. La discussion
de ces conditions devrait permettre une triple situation de l'objet bande
dessinée (et l'ensemble des connaissances engendrées autour de lui) :
a - par rapport à ses
fondements épistémiques originels;
b - par rapport à son nouvel environnement culturel et
épistémique, sachant que ces deux derniers plans sont en relation de
conditionnement réciproque ;
c - enfin, par rapport à
ses nouveaux récepteurs naturels et scientifiques.
Mais avant d'entamer
cette analyse, nous aimerions définir deux concepts fondateurs de notre
réflexion : les concepts d'"assignation historique" et de "mise
en évidence progressive"
3-Assignation historique
(M. Foucault) et " mise en évidence progressive"
Pour bien cerner la
signification de ces deux concepts-clés il faudrait commencer par s'interroger
sous quelles conditions nous en sommes venus (ou plutôt certains en sont venus,
sans le justifier d'ailleurs) à parler de l'image (bande dessinée, peinture,
photographie, etc.) et à développer à son propos des discours prenant la forme
de savoirs. Il convient d'abord d'examiner à la fois les raisons (les causes)
qui ont rendu possible ce discours "savant", et la validité
scientifique de ces raisons.
L'objet
"image" est ce que sa science lui assigne. En cas d'absence d'une
science de l'image, tout ce qu'on peut assigner à cet objet relèvera de la
pseudo-science menacée d'effacement. Ainsi, l'image -comme objet de savoir et
comme savoir- est déterminée par
l'ensemble des assignations historiques (préalables, présupposés
philosophiques, conditions matérielles, théories et concepts) que cette science
lui donne à travers sa propre évolution. A ce concept d'assignation historique
qui permet la situation diachronique d'un objet (et de) par sa science, il
faudrait articuler, sur le plan opératoire, le concept de "mise en
évidence progressive". Celui-ci devrait, théoriquement, articuler synchronie
et diachronie d'un fait dans son interaction avec son contexte général social,
culturel et épistémique. En effet, ce concept devrait permettre de montrer que
l'ensemble de nos expériences, de nos perceptions, de nos actes les plus banals
et de nos comportements les plus imprévisibles
(aussi bien dans l'espace intime que dans l'espace familial ou social)
conditionnent et sont conditionnés par des catégories aussi complexes que les
catégories scientifiques et techniques. En d'autres termes, il y a continuité
interactive et motivation réciproque entre schèmes pratiques (expérimentaux) et
schèmes cognitifs (scientifiques). Cette continuité interactive des schèmes est
assurée, garantie par des sortes d'Ur-schèmes : les schèmes culturels.
Définir l'objet
d'investigation c'est -avant même d'analyser sa structure interne- définir sa
nature, sa fonction et sa genèse au sein d'un réseau communicationnel déterminé
lui-même par des conditions socio-historico-culturelles. S'impose, de ce fait, une double situation à la fois
synchronique et diachronique aussi bien dans son aire originelle que dans son
aire d'accueil.
4- La Bande dessinée en France: un exemple de parcours
motivationnel et de mise en évidence progressive.
Il n’y a de réflexion
sur la réalité humaine qu' historiquement située et c'est seulement dans
l'histoire que cette réflexion (ce discours) trouve ses fondements effectifs.
Aussi, l'apparition de la B.D en Europe en 1898 est-elle le résultat d'un
processus historique de préparation et de mise en évidence progressive.
L'évolution mentale de cette communauté, les systèmes successifs des
représentations collectives, la "constitution historique" des formes
de l'expérience humaine moulées dans des systèmes sémiotiques divers
(linguistique, pictural, littéraire -pour ne citer que ceux qui intéressent
directement l'image), les progrès techniques qui ont permis la formation de
l'infrastructure technique assurant la production/reproduction et la publicité
(au sens fort du terme) de l'image; tout cela ainsi que les paradigmes
épistémiques qui se sont succédés depuis le Moyen Age jusqu'à 1898 (sachant que
seul le discours, par ses différentes assignations, légitime et assure un
statut social et une durabilité à un objet), ont joué le rôle de motivateurs et
d'éléments de genèse de la B.D. Nous
pensons que même lorsqu'il s'agit d'un objet qui provoque des réactions
(discursives) de refus, il y a dans ces réactions réprobatrices une structure
élémentaire inconsciente de sa réception. Un schème, est une structure
organisée composée de constituants homogènes mais qui peuvent également
contenir les germes d'une autre structure négatrice de la première. C'est dire
que l'histoire d'un schème (de production et de réception) est un parcours à la
fois continu et discontinu. Ainsi, et si l'on se restreint aux seuls domaines
de l'image, l'apparition de la bande dessinée comme forme esthético-culturelle
en France, est motivée par des assignations historiques d'ordres plastique et
pictural. Ces assignations commencent avec la peinture religieuse (pour ne
prendre, arbitrairement d'ailleurs, que celle-ci comme point de départ) et les
vitraux que le discours liturgique animait au sein des églises et des
cathédrales. Le texte évangélique trouvait dans les scènes religieuses de Jésus
et ses apôtres, sa matérialisation colorée. Plus tard, le développement des
métiers (et des arts) du livre (enluminure, estampes, miniature, etc.) et le
développement de la presse, menèrent à l'instauration stable du rapport
texte-image. En somme, du texte liturgique animé au texte "profane"
illustré (qu'il soit politique, social, caricatural, scientifique ou
littéraire) il y a une ligne faite de continuités et de discontinuités dont
l'aboutissement est l'apparition au XIXème siècle -ni avant ni après- d'une forme narrative,
plastique, appelée "bande dessinée". Autrement dit, les schèmes
socio-historico-culturels et épistémiques qui ont progressivement conduit à la
production de la B.D. dans la forme que nous lui connaissons sont ceux-là mêmes
qui ont conduit non seulement à l'évidence de sa réception, mais encore à sa
réception comme forme esthétique se hissant
au rang d'un 9ème art et nécessitant un "appareil critique"
approprié.
5 - La Bande dessinée au Maroc: première rupture
épistémique
La bande dessinée est un
art qui a été importé de l'Occident. De ce constat nous devons déduire les
conséquences qui valent. En effet, son transfert d'un contexte
socio-historico-culturel (originel) à un contexte socio-hitorico-culturel
arabo-berbéro-musulman et "francophone", constitue une rupture
culturelle (au sens anthropologique du terme) et épistémique. En d'autres
termes, lorsque la B.D. s'est soudainement manifestée au Maroc, les schèmes
originels de sa production n'avaient (et n'ont ?) aucun lien avec les schèmes
de réception du "marocain moyen" : le processus de mise en évidence
progressive n'a pas fonctionné. Et il ne pouvait fonctionner. La preuve en est
que la B.D. n'est pas encore considérée dans sa dimension esthétique et
plastique. D'où la nécessité de s'interroger sur les valeurs esthétiques de
notre société. Pour cela nous allons tenter, dans un premier temps, d'analyser
la manière dont le regard occidental a scruté notre patrimoine plastique
causant ainsi une deuxième rupture épistémique, puisque nous l'avons fait
notre; nous essayerons, dans un deuxième temps, de forcer le processus de mise
en évidence progressive, et de chercher des racines virtuelles (et
vraisemblablement fausses, puisque la B.D. n'y aura pas vu le jour), de la B.D.
dans notre culture et notre épistémè.
6 - Le regard occidental : deuxième rupture épistémique
Jusqu'aux premiers
mouvements de la libération du Maroc, l'intellectuel et le
"chercheur" marocains ne reconnaissaient qu'une seule source aux arts
plastiques: ce qu'il est convenu d'appeler "art arabo-hispanique
musulman". Des conjonctures sociales et politiques déterminées ont conduit
à une reconsidération diversifiante du patrimoine plastique dans sa totalité.
Pour ne prendre qu'une composante de grande importance: il a fallu le regard de
l'homme occidental pour qu'on découvre une dimension esthétique à une
production berbère, originellement simplement utilitaire.
Néanmoins, il nous faut
reconsidérer la valeur et la teneur de ces valeurs esthétiques et de ce regard
occidental esthétisant. Car, en faisant notres ces valeurs et ce regard (d'une
manière directe ou indirecte, consciente ou inconsciente), il s'est opéré en
nous une brisure ontologique sur fond de rupture épistémique.
Il est significatif que
H.Terrasse et J.Hainaut, dans leur ouvrage intitulé Les Arts décoratifs au Maroc (7), aient fait de l'ouverture du
Maroc (après l'indépendance) sur les autres pays, notamment la France, un
facteur duquel dépendent les déstinées des arts marocains:
"Dans cette
nouvelle vie qui commençait pour le pays, s'interrogent-ils, quelles seraient
les destinées des arts marocains?" (8)
En effet, le
développement de la société marocaine selon une orientation partiellement
européenne (institutions, introduction de nouveaux produits, instauration d'un
nouvel espace urbain, moderne celui-là etc.), "l'accession des indigènes à
de nouveaux métiers d'un profit assuré, le changement des habitudes et décors
de la vie quotidienne, risquaient de faire abandonner les anciens ateliers
d'art" (9). Il est également remarquable que les auteurs associent , par
la suite, les ateliers des artisans à des ateliers d'art. Selon quels critères
internes (c'est-à-dire puisés dans notre épistémè) a-t-on décrété que les
objets de l'artisanat sont des objets d'art? Ce jugement ne serait-il pas dû au
regard esthétisant de l'homme occidental (et plus particulièrement français)?
Ce décret de plasticité n'aura-t-il pas dénaturé l'essence de cette production
en la dépouillant de sa fonction utilitaire et en la faisant accéder au rang,
si élevé et si noble, d'objets d'art ?
Le regard esthétisant et
« plasticisant » de l'homme occidental a permis, certes, de nous
sensibiliser à la valeur esthétique de ces objets, mais il risquait :
a- en nous invitant à
repenser notre patrimoine selon certaines consignes, de nous déposséder de
nous-mêmes et cela en nous proposant de faux moyens (concepts) d'interprétation
et de compréhension : les leurs;
b- vu leur nature duelle
-plastico-fonctionnelle- , de réduire ces objets à de simples vestiges
(incessamment ré-actualisables) d'une civilisation "primitive ,
orale" et -par voie de conséquence- à un folklore qui attire sur lui un
regard exotique et « exotisant ». Notons au passage que le discours
journalistique et pseudo-scientifique européen tend à réduire toute une culture
(notamment les cultures orales du tiers-monde) à un amas (inorganisé) de
stéréotypes chatoyant et souvent excentrique;
c- en conséquence, de
nous inciter (nous cette entité protéiforme) à regarder ce patrimoine culturel
comme "une masse folklorique" qui devient (le patrimoine), par le
biais de ce regard, étranger à nous mêmes.
L'inquiétude des deux
auteurs à ce propos, révèle cependant, une conscience vive du problème de la
spécificité culturelle:
"Comment les arts
marocains, s'interrogent-ils, seraient-ils compris par ces esprits occidentaux
qui allaient maintenant exercer sur sa vie une décisive influence et qui, pour
une part, allaient être responsables de son avenir ? (10)
Parmi les aspects de
cette responsabilité, nous nous contentons d'énumérer ceux-ci :
a - la décision de
plasticité et d'esthéticité revient désormais à l'occident : l'introduction
d'institutions purement occidentales (instituts de formation plastique, écoles
spécialisées, les galeries et les salons de peinture etc.) en est une
manifestation concrète. N'oublions pas que la consécration de nos artistes
contemporains (Kacimi, Cherkaoui, Gherbaoui, etc. ) a toujours été du ressort
des "critiques" occidentaux ; cela d'une manière directe ou indirecte
aussi bien à l'intérieur du Maroc qu'à l'extérieur;
b - la "littérature
touristique" a réduit un domaine complexe à un ensemble restreint de
clichés : couleurs chaudes et chatoyantes, usage de certains supports et
matériaux (henné, cuir, cuivre, argent, bois sculpté, etc. ), de certaines
techniques et de certains thèmes;
c - la théorisation
occidentale de ce patrimoine distingue mal - du point de vue anthropologique -
entre ce qui est arabe, ce qui est berbère et ce qui est musulman.
7 - A la recherche des
sources et des
formes des arts plastiques
au Maroc
Venons-en à présent aux
sources des arts plastiques marocains. Pour schématiser, l'art arabo-musulman
puise dans ce qu'on appelle communément "art musulman et art
andalou". Le premier est lié à la succession des dynasties (Idrissides, Almoravides,
Fatimide, Alaouites). Le second, l'art musulman, était considéré comme
"l'art officiel et urbain". L'unité de cet art arabo-hispanique est
assurée par deux composantes: l'une religieuse, l'islam, l'autre linguistique,
l'arabe (11). "Il ne faudrait cependant pas en inférer une uniformisation
de l'art islamique, car à travers une unité globale incontestable apparaît une
diversité née de caractéristiques locales et régionales" (12). L'art
arabo-hispanique prit les formes suivantes : architecture (religieuse et
civile), décoration (arabesque, décor géométrique, calligraphie, quelques
représentations figuratives), le mobilier et les objets (céramique, métaux,
verre, ivoire, tissu, art du livre.)
Les arts berbères, eux,
ont une allure moins fastueuse. Mais ces
arts auraient été, à notre sens, plus
prégnants quant à leur action sur les schèmes perceptifs-cognitifs de l'homme
marocain. Composés principalement d'objets utilitaires, ils n'ont pu être considérés (par la communauté) comme
ressortant d'une activité noble. Cette union entre l'utilitaire et l'esthétique
devrait néanmoins favoriser cette prégnance esthétique dont l'effet serait
déterminant dans le traitement de l'image proprement dite: ceci est une
hypothèse qui reste à vérifier.
Notre objectif par cet
aperçu historique n'était pas de faire l'esquisse d'une histoire de l'art au
Maroc (celle-ci reste cependant à faire), mais de savoir si ces formes
plastiques et esthétiques jouissaient d'une assez grande publicité (au sens
fort et propre du terme) de manière à former chez l'homme marocain des schèmes
lui permettant de produire et de recevoir l'image plastique en général et
l'image narrativisée en particulier.
Ce critère de publicité
nous semble opératoire quant à l'évaluation du degré de préparation de l'homme
marocain à traiter convenablement une image. En effet -et c'est là notre thèse
centrale - un art, même lorsqu'il atteint une grande maturité, reste lettre
morte s'il n'affecte pas, s'il ne "travaille" pas le système
sensoriel, perceptif et cognitif d'une communauté. En outre, la construction de
ces schèmes ne se façonne qu'au prix d'un contact permanent et régulier, à
travers plusieurs générations de manière à ce que s'accumulent des assignations
et que fonctionne le processus de mise en évidence progressive.
8- Essai d'une genèse impossible de l'image narrativisée
Aussi allons-nous
essayer, dans ce qui suit, de reconstituer le patrimoine plastique qui était
susceptible de « possibiliser » la formation du schéma global
(image-texte) de la B.D. et, de ce fait, de légitimer tout discours sur
celle-ci. C'est dire que nous allons tenter
de faire la genèse impossible d'une forme esthétique qui n'a pas eu
lieu. Nous essayerons ensuite de comprendre ses raisons.
C'est un lieu commun que
les arts plastiques n'ont vu le jour chez les arabes musulmans qu'au contact
des civilisations conquises et avoisinantes. Le septième siècle fut le point de
départ d'un apprentissage des techniques les plus variées en ce domaine. La
traduction et l'imitation ne permirent pas moins le recherche de formes
originales et spécifiques.
Nous allons cependant
restreindre notre attention à ce qui concerne directement notre propos: les
arts et les métiers du livre.
En effet, l'interêt
porté au livre s'inscrit dans le cadre d'une recherche d'embellissement de la
Parole de Dieu (le Coran). Il était donc tout à fait normal que les
"commandeurs des croyants" et leur entourage prennent à leur charge
cette tâche en encourageant et en cautionnant ces arts.
Les arts du livre
comprenaient les domaines suivants:
1- la calligraphie,
2- la dorure,
3- le coloriage.
Certaines écoles et
certains "artisans-artistes" jouirent d'une très grande renommée.
L'Ecole de Baghdad fut la première école iconographique dans l'histoire
arabo-musulmane. Elle porta successivement les noms d'"Ecole de
Baghdad", d'"Ecole mésopotamique", d'"Ecole
Abbasside", et enfin d'"Ecole Séljuqide". Durant le XIIème et
XIIIème siècles, l'école connut une productivité paroxystique, notamment sous
la direction de Yahya Ben Mahmoud Ben Yahya Al Wassity et de ses continuateurs. C'est à lui que
revient l'immense travail de miniaturiste qu'on trouve dans les manuscrits des
Séances d'Al Hariri.
Schématiquement, il y a
dans les manuscrits arabes deux types d'iconographie:
1- Une iconographie
scientifique : elle sert à expliciter les propositions des textes scientifiques ; parmi,
ceux-ci, on peut citer :
a- en sciences naturelles et en médecine : Le livre des stratégies et techniques de la science d'Al Jazari; Attiryaq écrit par
Mohamed Ben Abdelwahed Ben Al
Hassan Ben Ahmed en 1169;
b- en zoologie: Les
merveilles des créatures d'Al
Qazwini
c- en phamacologie: L'art
pharmacologique d'Ahmed Ben Al
Ahnaf
d- histoire : Le
livre des Histoires du Vizir Rachid
Eddine; Les monuments des siècles
passés d'Al Bayrouni.
2- Une iconographie
littéraire : elle concerne des illustrations et des miniatures dont la fonction
principale est de rendre le livre
agréable et attrayant. C'est pour cette raison que le rapport entre
image et texte y est souvent fragile. Les ouvrages les plus célèbres sont les
suivants :
Kalila et Dimna traduit de l'indou par Ibn Al Mouqaffaa
Les Séances d'Al Hariri
et Al Aghani d'Abou Faraj Al
Asfahani.
Dans tous ces livres, l'image
servait d'appui aux textes. Bien entendu, d'autres écoles en Syrie, en Egypte,
en Andalousie participèrent à cette activité artistique et artisanale à la
fois.
Ce bref aperçu nous
conduit à nous interroger sur le degré de prégnance de ces arts (du texte et de l'image) sur
l'appareil sensoriel, perceptif et cognitif de l'homme arabe et plus
spécialement sur l'homme marocain; en effet:
-Les arts du livre se
sont principalement développés au Machreq (Moyen Orient).
-Les arts du livre se
sont principalement développés à l'intérieur des enceintes des palais de
notables et de l'aristocratie
gouvernante; c'est-à-dire chez et pour une élite.
Il est fort douteux que
cet art ait "travaillé", modelé les schèmes perceptifs-cognitifs des
masses.
Ce serait une erreur
épistémologique grave d'assimiler -sous
prétexte d'arabité et d'islamité
- l'Homme du Machreq à l'Homme du Maghreb, et plus particulièrement à l'Homme
marocain. L'Histoire, la culture et les épistémès successives du premier
diffèrent totalement de l'histoire, la culture et les épistémès du dernier.
9 - Conclusions et propositions
Schématiquement, l'on
peut dire que l'homme arabo-berbéro-musulman, franco-hispanophone" n'a pas
encore convenablement construit les grilles et les schèmes de compréhension et
d'interprétation de la bande dessinée. On l'a vu, durant l'histoire du Machreq
et du Maghreb, il y a eu sporadiquement, quelques unes des composantes de ces
grilles et de ces schèmes, et quelques ingrédients qui pouvaient participer à
la production de l'image narrativisée. La question reste posée : s'il y a eu
une bonne part d'éléments nécessaires à la production de l'image narrativisée,
pourquoi celle-ci n'a-t-elle pas eu lieu ?
Pour répondre à cette
question (et à l'ensemble des questions et d'interrogations, qui jalonnent le
présent travail), il nous faut mettre à contribution les notions de
comportement organisé et d'organisation culturelle de B. Malinowski. Par
comportement, il faut entendre, bien sûr, tout acte spirituel soit-il
(croyances, idée, connaissance) ou matériel (organisation des biens et de la
production économique, relations interindividuelles, organisation sociale et
politique):"Nous nous demandions, dit-il, si une idée, un principe moral
ont une pertinence culturelle avant d'être organisés. La réponse est non: une
opinion, une éthique, la plus grande des découvertes industrielles, sont nulles
et non avenues tant qu'elles ne sont pas noué(e)s dans un faisceau d'activités
communes dûment organisées" (13). C'est certainement ce "faisceau organisé"
qui manquait pour rende l'image narrative manifeste, je veux dire
culturellement manifeste. Bref, tout discours qui ne prendrait pas comme
objectif la recherche des assignations
historiques d'un objet, les processus de
sa mise en évidence progressives et les formes de son organisation (si tant est
qu'il le soit), -avant même d'entamer une étude interne (structurale,
sémiologique etc.), doit se taire car rien ne va de soi et encore moins pour un
discours qui prétend à une certaine scientificité.
Pour toutes ces raisons,
il faudrait, avant de parler de la bande dessinée,
a - Chercher les sources
possibles de la bande dessinée dans la culture arabo-islamique (!) en général
et dans la culture arabo-berbéro-musulmane et franco-hispanophone en particulier.
Ce que nous avons tenté ici n'en est qu'une esquisse maladroite et imparfaite;
b - situer ces sources
par rapport aux différentes épistémès successives;
c - faire la genèse historique, sociale et
culturelle de la perception et de la cognition de l'image chez l'homme marocain
avec la mise en relief de toutes les spécificités de celui-ci; ceci afin
d'aboutir à une sorte d'histoire de la perception-cognition de l'image chez
l'Homme marocain;
d - Entamer un premier
travail d'archivage du patrimoine iconique arabe, berbère et européen (diffusé
à travers les siècles dans notre aire géo-culturelle; au moins depuis la
colonisation); un travail qui doit être suivi par un autre travail :
-de conservation : un
imaginaire qui se perd c'est un imaginaire qui devient lettres mortes dans
l'univers sémioculturel d'une
communauté;
-de recensement et de classification;
-de reproduction de cet imaginaire afin que son accès devienne
facile aux chercheurs. Plusieurs
bibliothèques renferment des centaines peut-être des milliers de manuscrits, et seuls quelques heureux élus
ont la joie de les découvrir.
_________________________
NOTES
* Ce texte a paru dans
l'ouvrage qui renferme les actes du colloque intitulé Pédagogie et éducation: le cas de la bande dessinée, Publications
de la Faculté des Lettres de Meknès, Série "colloques", n°3, 1992
1 - "colloque"
vient du mot latin "colloquium" ("entretien) , dont la racine est "loqui" qui signifie "parler".
2 -
"colloquer", du latin "collocare"
dont la racine est "locus"
et qui signifie "placer", "mettre en place",
"ranger", "classer", disposer"; signifie par extension
"placer son argent".
3 - M.Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.41
4 - J.B.Renard, La Bande dessinée, Paris, Seghers, 1979
p.5
5 - "La réception
naturelle" (du "lecteur naturel") se distingue de la réception
scientifique" en ceci que la première ne cherche dans un "texte"
qu'un certain "plaisir ludique" des signes et que la deuxième vise, à
partir de postulats préalables, la vérification d'hypothèses à l'aide d'outils
d'investigation requérant une certaine cohérence: théories, modèles, méthodes,
langages descripteurs, etc.
6 - En fait, c'est la
thèse centrale de la réflexion de M. Foucault depuis son tout premier ouvrage
intitulé Maladie mentale et personnalité
(P.U.F., 1954 ; devenu, dans une édition ultérieure revue et modifiée Maladie mentale et psychologie) jusqu'à
son Archéologie du savoir (Gallimard, 1969).
7 - H.Terrasse ,
J.Hainaut, Les Arts décoratifs au Maroc
, Rabat, 1989.
8 - Ibid., p.9
9 - Ibid., p.9
10 - Ibid., p.10
11 - Les termes
d'"islamité" et d' "arabité" qui paraissent à certains,
recouvrir des réalités aisément isolables et des champs sémantiques
segmentables, posent en fait des problèmes d'ordre anthropologique très
importants.
12 - Hayat Salam Liebich
, L'Art islamique . Bassin méditerranéen, Flammarion, coll. "Grammaire des
styles", Paris, 1983 , p.6
13 - B. Malinowski, Une théorie scientifique de la culture,
Seuil, coll. "points" 197O, p. 43
14 - Ibid p. 41.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Foucault, M., Archéologie du savoir, Paris Gallimard,
1969.
Hayat Salam Liebich, L'Art islamique Bassin méditerranéen,
Flammarion Coll. grammaire des styles", Paris, 1983.
Malinowski, B., Une théorie scientifique de la culture,
Seuil, coll. "points" 197O.
Renard J.B., La
bande dessinée, Paris, Seghers, 1979.
ion titanium hair color | TITanium-arts
RépondreSupprimerion titanium hair color apple watch titanium is microtouch titanium trim from a unique snow peak titanium color known titanium rainbow quartz from the yellow titanium density to yellow. They are also known from the three distinct forms of the three