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lundi 20 mai 2013

Sur quelques conditions épistémologiques de la recherche sur la bande dessinée *




Abderrahim Kamal
Université de Fès


Cherchons d'abord les conditions qui permettent le passage de l'initiative individuelle au fait culturel. L'invention d'un procédé technologique, la découverte d'un principe, une idée nouvelle, une révélation religieuse ou un mouvement esthétique restent lettres mortes pour la culture tant qu'ils ne sont pas noués dans un faisceau d'activités communes dûment organisées.
     Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture



0-Introduction: un colloque? Une parole épistémiquement instanciée

Un colloque est un acte de parole (1) dont les actes (ou communications) constituent des formes d'appropriation du langage par des locuteurs (les "colloquards") historiquement et culturellement situés. Tout acte de parole  s'actualise dans un hic et nunc historiques, dans un espace-temps épistémiquement déterminé. Celui qui "colloque" (2) doit, avant de prendre la parole, placer, classer son discours tout en cherchant ses règles et sa disposition (dispositio ).
Un colloque sur la bande dessinée est un événement discursif qui fait irruption dans un continuum ou un discontinuum discursif total appelé épistémè. Car l'apparition de cet événement discursif (dans un hic et nunc précis) est "lié[e] non seulement à des situations qui le provoquent, et à des conséquences qu'il incite, mais en même temps, et selon une modalité  toute différente, à des énoncés qui le précèdent et qui le suivent" (3)  
Le colloque même comme institution dotée d'une organisation, d'un fonctionnement et de finalités déterminés (organisation, fonctionnement et finalités qui se sont formés dans l'histoire des institutions du savoir scientifique et de sa communication) trouve sa légitimité d'existence dans une société-culture-histoire dite occidentale.
Or, un colloque sur la bande dessinée au Maroc (c'est-à-dire une aire socio-hitorico-culturelle particulière et complexe) opère un déplacement de la situation, des instances productrices et des instances réceptrices de ce discours. En termes clairs, lorsque la décision d'organiser un colloque sur la bande dessinée a été prise, quelles sont les "formations discursives" historiques (au sens foucaltien du terme) qui ont « possibilisé » un tel événement discursif? De ce fait, les instances productrices (les intervenants et participants marocains) avaient-elles acquis la "légitimité" historique de produire un discours sur la bande dessinée, celle-ci définie, elle-même, comme un discours  sur l'iconique épistémiquement situé?
Ainsi, un colloque sur la bande dessinée doit être précédé ou suivi d'un colloque sur les fondements et les implications, sur les règles de dispositio, sur la manipulation des catégories de ce discours; ce colloque virtuel devrait surtout permettre de situer deux épistémès diamétralement placées. Car, en définitive, prendre la parole, produire un discours, et a fortiori un discours scientifique, n'est pas un acte allant de soi. Car, en dernière analyse, l'histoire d'un discours scientifique est indissociable de l'histoire de son objet et plus précisément de l'histoire des assignations qu'une science attribue à cet objet. Or, existe-t-il dans notre aire socio-historico-culturelle un objet (lui-même dit discours iconique) appelé "bande dessinée", et un savoir descripteur institutionnalisé?
Ce qui précède ne vise pas à diminuer l'importance de cette manifestation scientifique (le colloque), mais à mettre l'accent sur la triple nécessité: 
a- de situer son discours d'observation à l'intérieur d'une double épistémè;
b- de situer le sujet observateur arabo-berbéro-musulman francophone, aussi bien                     historiquement que culturellement;
c- de situer, enfin, son objet dans la succession des épistémès et à l'intérieur du                       nœud organisé des formes  culturelles.
Etant données les limitations en nombre de pages qu'impose un article, seule cette dernière nécessité retiendra notre attention. Néanmoins les deux autres nécessités seront schématiquement et allusivement traitées.


1-Questionnements.
Lorsque dans son introduction à l'ouvrage qu'il a consacré à la bande dessinée, Jean Bernard Renard pose qu' à tout nouveau mode d'expression il y a "nécessité de tout un appareil critique (qui) se fait plus ou moins rapidement sentir"(4), il s'interroge, en fait, sur les moyens et les outils scientifiques qui devraient lui permettre une investigation valable. C'est cette interrogation qui doit, à notre sens, hanter le chercheur marocain. Il doit se demander quel "appareil critique" il a à sa disposition pour recevoir naturellement et scientifiquement (5) une bande dessinée. Il doit en outre se demander, dans cet acte d'appropriation-emprunt de l'appareil critique en question et de cet objet esthético-culturel, jusqu'à quel point il possède les schèmes nécessaires qui lui permettent d'assimiler et de situer leur épistémè.
De telles interrogations découleront d'autres questions que nous formulons ainsi:
a-Quels types de rapports peut-il établir avec ce produit esthético-culturel dont l'apparition fut le résultat d'un processus socio-historico-culturel déterminé et déterministe? processus que j'appellerai processus de mise en évidence progressive et dont la fonction (presque spontanée) est de préparer la réception -naturelle et scientifique- de ce produit par les membres de la communauté qui lui a donné forme par des formations discursives.
b- En outre, quels types de rapports un "marocain moyen" peut-il établir avec ce produit? (disons dès maintenant que la réponse à cette question revient à définir le "marocain moyen" en tant que sujet social, historique et culturel).
c- Partant de ces définitions virtuelles, dans quel registre (artistique, utilitaire ou autre) devrait-on inscrire ce produit?
d- Si l'on admet que ce chercheur identifie la bande dessinée à une forme plastique, arrivera-t-il (dans sa tentative de la situer synchroniquent et diachroniquement), à la classer parmi les types et les genres de sa culture, et cela en évitant toute extrapolation abusive et en suivant objectivement le processus de "mise en évidence progressive" qui permet et sa situation et la définition des formations discursives qui l'ont engendrée?

2-Problématique.
Toutes ces questions et toutes ces interrogations sont les termes d'une problématique générale qui oriente notre réflexion et que nous formulons comme suit :
Si le fait de produire un discours sur une forme esthético- culturelle (ici la bande dessinée) paraît à certains être une activité allant de soi et évidente, il me paraît, personnellemnti, d'une complexité inextricable. En effet, tout discours scientifique et tout discours (telle la B.D) sont le produit d'un processus socio-hitorico-culturel d'"assignations historiques" et de "mise en évidence progressive". De ce fait, le transfert d'un objet esthétique et le transfert des moyens qui permettent sa connaissance (celle-ci étant, elle-même le résultat structurel d'une épistémè donnée ou de la succession d'épistémès données) doivent s'accompagner d'une réflexion critique sur les conditions épistémologiques qui légitiment, ou non, ce discours. La discussion de ces conditions devrait permettre une triple situation de l'objet bande dessinée (et l'ensemble des connaissances engendrées autour de lui) :
a - par rapport à ses fondements épistémiques originels;
b - par rapport à  son nouvel environnement culturel et épistémique, sachant que ces deux derniers plans sont en relation de conditionnement réciproque ;
c - enfin, par rapport à ses nouveaux récepteurs naturels et scientifiques.
Mais avant d'entamer cette analyse, nous aimerions définir deux concepts fondateurs de notre réflexion : les concepts d'"assignation historique" et de "mise en évidence progressive"

3-Assignation historique (M. Foucault) et " mise en évidence progressive"

Pour bien cerner la signification de ces deux concepts-clés il faudrait commencer par s'interroger sous quelles conditions nous en sommes venus (ou plutôt certains en sont venus, sans le justifier d'ailleurs) à parler de l'image (bande dessinée, peinture, photographie, etc.) et à développer à son propos des discours prenant la forme de savoirs. Il convient d'abord d'examiner à la fois les raisons (les causes) qui ont rendu possible ce discours "savant", et la validité scientifique de ces raisons.
L'objet "image" est ce que sa science lui assigne. En cas d'absence d'une science de l'image, tout ce qu'on peut assigner à cet objet relèvera de la pseudo-science menacée d'effacement. Ainsi, l'image -comme objet de savoir et comme savoir-  est déterminée par l'ensemble des assignations historiques (préalables, présupposés philosophiques, conditions matérielles, théories et concepts) que cette science lui donne à travers sa propre évolution. A ce concept d'assignation historique qui permet la situation diachronique d'un objet (et de) par sa science, il faudrait articuler, sur le plan opératoire, le concept de "mise en évidence progressive". Celui-ci devrait, théoriquement, articuler synchronie et diachronie d'un fait dans son interaction avec son contexte général social, culturel et épistémique. En effet, ce concept devrait permettre de montrer que l'ensemble de nos expériences, de nos perceptions, de nos actes les plus banals et de nos comportements les plus imprévisibles  (aussi bien dans l'espace intime que dans l'espace familial ou social) conditionnent et sont conditionnés par des catégories aussi complexes que les catégories scientifiques et techniques. En d'autres termes, il y a continuité interactive et motivation réciproque entre schèmes pratiques (expérimentaux) et schèmes cognitifs (scientifiques). Cette continuité interactive des schèmes est assurée, garantie par des sortes d'Ur-schèmes : les schèmes culturels.
Définir l'objet d'investigation c'est -avant même d'analyser sa structure interne- définir sa nature, sa fonction et sa genèse au sein d'un réseau communicationnel déterminé lui-même par des conditions socio-historico-culturelles. S'impose,  de ce fait, une double situation à la fois synchronique et diachronique aussi bien dans son aire originelle que dans son aire d'accueil.

4- La Bande dessinée en France: un exemple de parcours motivationnel et de mise en évidence progressive.
Il n’y a de réflexion sur la réalité humaine qu' historiquement située et c'est seulement dans l'histoire que cette réflexion (ce discours) trouve ses fondements effectifs. Aussi, l'apparition de la B.D en Europe en 1898 est-elle le résultat d'un processus historique de préparation et de mise en évidence progressive. L'évolution mentale de cette communauté, les systèmes successifs des représentations collectives, la "constitution historique" des formes de l'expérience humaine moulées dans des systèmes sémiotiques divers (linguistique, pictural, littéraire -pour ne citer que ceux qui intéressent directement l'image), les progrès techniques qui ont permis la formation de l'infrastructure technique assurant la production/reproduction et la publicité (au sens fort du terme) de l'image; tout cela ainsi que les paradigmes épistémiques qui se sont succédés depuis le Moyen Age jusqu'à 1898 (sachant que seul le discours, par ses différentes assignations, légitime et assure un statut social et une durabilité à un objet), ont joué le rôle de motivateurs et d'éléments de genèse de la B.D.  Nous pensons que même lorsqu'il s'agit d'un objet qui provoque des réactions (discursives) de refus, il y a dans ces réactions réprobatrices une structure élémentaire inconsciente de sa réception. Un schème, est une structure organisée composée de constituants homogènes mais qui peuvent également contenir les germes d'une autre structure négatrice de la première. C'est dire que l'histoire d'un schème (de production et de réception) est un parcours à la fois continu et discontinu. Ainsi, et si l'on se restreint aux seuls domaines de l'image, l'apparition de la bande dessinée comme forme esthético-culturelle en France, est motivée par des assignations historiques d'ordres plastique et pictural. Ces assignations commencent avec la peinture religieuse (pour ne prendre, arbitrairement d'ailleurs, que celle-ci comme point de départ) et les vitraux que le discours liturgique animait au sein des églises et des cathédrales. Le texte évangélique trouvait dans les scènes religieuses de Jésus et ses apôtres, sa matérialisation colorée. Plus tard, le développement des métiers (et des arts) du livre (enluminure, estampes, miniature, etc.) et le développement de la presse, menèrent à l'instauration stable du rapport texte-image. En somme, du texte liturgique animé au texte "profane" illustré (qu'il soit politique, social, caricatural, scientifique ou littéraire) il y a une ligne faite de continuités et de discontinuités dont l'aboutissement est l'apparition au XIXème siècle  -ni avant ni après- d'une forme narrative, plastique, appelée "bande dessinée". Autrement dit, les schèmes socio-historico-culturels et épistémiques qui ont progressivement conduit à la production de la B.D. dans la forme que nous lui connaissons sont ceux-là mêmes qui ont conduit non seulement à l'évidence de sa réception, mais encore à sa réception comme forme esthétique se hissant  au rang d'un 9ème art et nécessitant un "appareil critique" approprié.

5 - La Bande dessinée au Maroc: première rupture épistémique

La bande dessinée est un art qui a été importé de l'Occident. De ce constat nous devons déduire les conséquences qui valent. En effet, son transfert d'un contexte socio-historico-culturel (originel) à un contexte socio-hitorico-culturel arabo-berbéro-musulman et "francophone", constitue une rupture culturelle (au sens anthropologique du terme) et épistémique. En d'autres termes, lorsque la B.D. s'est soudainement manifestée au Maroc, les schèmes originels de sa production n'avaient (et n'ont ?) aucun lien avec les schèmes de réception du "marocain moyen" : le processus de mise en évidence progressive n'a pas fonctionné. Et il ne pouvait fonctionner. La preuve en est que la B.D. n'est pas encore considérée dans sa dimension esthétique et plastique. D'où la nécessité de s'interroger sur les valeurs esthétiques de notre société. Pour cela nous allons tenter, dans un premier temps, d'analyser la manière dont le regard occidental a scruté notre patrimoine plastique causant ainsi une deuxième rupture épistémique, puisque nous l'avons fait notre; nous essayerons, dans un deuxième temps, de forcer le processus de mise en évidence progressive, et de chercher des racines virtuelles (et vraisemblablement fausses, puisque la B.D. n'y aura pas vu le jour), de la B.D. dans notre culture et notre épistémè.

6 - Le regard occidental : deuxième rupture épistémique
Jusqu'aux premiers mouvements de la libération du Maroc, l'intellectuel et le "chercheur" marocains ne reconnaissaient qu'une seule source aux arts plastiques: ce qu'il est convenu d'appeler "art arabo-hispanique musulman". Des conjonctures sociales et politiques déterminées ont conduit à une reconsidération diversifiante du patrimoine plastique dans sa totalité. Pour ne prendre qu'une composante de grande importance: il a fallu le regard de l'homme occidental pour qu'on découvre une dimension esthétique à une production berbère, originellement simplement utilitaire.
Néanmoins, il nous faut reconsidérer la valeur et la teneur de ces valeurs esthétiques et de ce regard occidental esthétisant. Car, en faisant notres ces valeurs et ce regard (d'une manière directe ou indirecte, consciente ou inconsciente), il s'est opéré en nous une brisure ontologique sur fond de rupture épistémique.
Il est significatif que H.Terrasse et J.Hainaut, dans leur ouvrage intitulé Les Arts décoratifs au Maroc (7), aient fait de l'ouverture du Maroc (après l'indépendance) sur les autres pays, notamment la France, un facteur duquel dépendent les déstinées des arts marocains:
"Dans cette nouvelle vie qui commençait pour le pays, s'interrogent-ils, quelles seraient les destinées des arts marocains?" (8)

En effet, le développement de la société marocaine selon une orientation partiellement européenne (institutions, introduction de nouveaux produits, instauration d'un nouvel espace urbain, moderne celui-là etc.), "l'accession des indigènes à de nouveaux métiers d'un profit assuré, le changement des habitudes et décors de la vie quotidienne, risquaient de faire abandonner les anciens ateliers d'art" (9). Il est également remarquable que les auteurs associent , par la suite, les ateliers des artisans à des ateliers d'art. Selon quels critères internes (c'est-à-dire puisés dans notre épistémè) a-t-on décrété que les objets de l'artisanat sont des objets d'art? Ce jugement ne serait-il pas dû au regard esthétisant de l'homme occidental (et plus particulièrement français)? Ce décret de plasticité n'aura-t-il pas dénaturé l'essence de cette production en la dépouillant de sa fonction utilitaire et en la faisant accéder au rang, si élevé et si noble, d'objets d'art ?
Le regard esthétisant et « plasticisant » de l'homme occidental a permis, certes, de nous sensibiliser à la valeur esthétique de ces objets, mais il risquait :
a- en nous invitant à repenser notre patrimoine selon certaines consignes, de nous déposséder de nous-mêmes et cela en nous proposant de faux moyens (concepts) d'interprétation et de compréhension : les leurs;
b- vu leur nature duelle -plastico-fonctionnelle- , de réduire ces objets à de simples vestiges (incessamment ré-actualisables) d'une civilisation "primitive , orale" et -par voie de conséquence- à un folklore qui attire sur lui un regard exotique et « exotisant ». Notons au passage que le discours journalistique et pseudo-scientifique européen tend à réduire toute une culture (notamment les cultures orales du tiers-monde) à un amas (inorganisé) de stéréotypes chatoyant et souvent excentrique;
c- en conséquence, de nous inciter (nous cette entité protéiforme) à regarder ce patrimoine culturel comme "une masse folklorique" qui devient (le patrimoine), par le biais de ce regard, étranger à nous mêmes.
L'inquiétude des deux auteurs à ce propos, révèle cependant, une conscience vive du problème de la spécificité culturelle:
"Comment les arts marocains, s'interrogent-ils, seraient-ils compris par ces esprits occidentaux qui allaient maintenant exercer sur sa vie une décisive influence et qui, pour une part, allaient être responsables de son avenir ? (10)

Parmi les aspects de cette responsabilité, nous nous contentons d'énumérer ceux-ci :

a - la décision de plasticité et d'esthéticité revient désormais à l'occident : l'introduction d'institutions purement occidentales (instituts de formation plastique, écoles spécialisées, les galeries et les salons de peinture etc.) en est une manifestation concrète. N'oublions pas que la consécration de nos artistes contemporains (Kacimi, Cherkaoui, Gherbaoui, etc. ) a toujours été du ressort des "critiques" occidentaux ; cela d'une manière directe ou indirecte aussi bien à l'intérieur du Maroc qu'à l'extérieur;
b - la "littérature touristique" a réduit un domaine complexe à un ensemble restreint de clichés : couleurs chaudes et chatoyantes, usage de certains supports et matériaux (henné, cuir, cuivre, argent, bois sculpté, etc. ), de certaines techniques et de certains thèmes;
c - la théorisation occidentale de ce patrimoine distingue mal - du point de vue anthropologique - entre ce qui est arabe, ce qui est berbère et ce qui est musulman.


7 - A la recherche des  sources  et  des  formes  des  arts  plastiques au Maroc
Venons-en à présent aux sources des arts plastiques marocains. Pour schématiser, l'art arabo-musulman puise dans ce qu'on appelle communément "art musulman et art andalou". Le premier est lié à la succession des dynasties (Idrissides, Almoravides, Fatimide, Alaouites). Le second, l'art musulman, était considéré comme "l'art officiel et urbain". L'unité de cet art arabo-hispanique est assurée par deux composantes: l'une religieuse, l'islam, l'autre linguistique, l'arabe (11). "Il ne faudrait cependant pas en inférer une uniformisation de l'art islamique, car à travers une unité globale incontestable apparaît une diversité née de caractéristiques locales et régionales" (12). L'art arabo-hispanique prit les formes suivantes : architecture (religieuse et civile), décoration (arabesque, décor géométrique, calligraphie, quelques représentations figuratives), le mobilier et les objets (céramique, métaux, verre, ivoire, tissu, art du livre.)
Les arts berbères, eux, ont une allure moins fastueuse. Mais  ces arts auraient  été, à notre sens, plus prégnants quant à leur action sur les schèmes perceptifs-cognitifs de l'homme marocain. Composés principalement d'objets utilitaires, ils n'ont pu  être considérés (par la communauté) comme ressortant d'une activité noble. Cette union entre l'utilitaire et l'esthétique devrait néanmoins favoriser cette prégnance esthétique dont l'effet serait déterminant dans le traitement de l'image proprement dite: ceci est une hypothèse qui reste à vérifier.
Notre objectif par cet aperçu historique n'était pas de faire l'esquisse d'une histoire de l'art au Maroc (celle-ci reste cependant à faire), mais de savoir si ces formes plastiques et esthétiques jouissaient d'une assez grande publicité (au sens fort et propre du terme) de manière à former chez l'homme marocain des schèmes lui permettant de produire et de recevoir l'image plastique en général et l'image narrativisée en particulier.
Ce critère de publicité nous semble opératoire quant à l'évaluation du degré de préparation de l'homme marocain à traiter convenablement une image. En effet -et c'est là notre thèse centrale - un art, même lorsqu'il atteint une grande maturité, reste lettre morte s'il n'affecte pas, s'il ne "travaille" pas le système sensoriel, perceptif et cognitif d'une communauté. En outre, la construction de ces schèmes ne se façonne qu'au prix d'un contact permanent et régulier, à travers plusieurs générations de manière à ce que s'accumulent des assignations et que fonctionne le processus de mise en évidence progressive.

8- Essai d'une genèse impossible de l'image narrativisée
Aussi allons-nous essayer, dans ce qui suit, de reconstituer le patrimoine plastique qui était susceptible de « possibiliser » la formation du schéma global (image-texte) de la B.D. et, de ce fait, de légitimer tout discours sur celle-ci. C'est dire que nous allons tenter  de faire la genèse impossible d'une forme esthétique qui n'a pas eu lieu. Nous essayerons ensuite de comprendre ses raisons.
C'est un lieu commun que les arts plastiques n'ont vu le jour chez les arabes musulmans qu'au contact des civilisations conquises et avoisinantes. Le septième siècle fut le point de départ d'un apprentissage des techniques les plus variées en ce domaine. La traduction et l'imitation ne permirent pas moins le recherche de formes originales et spécifiques.
Nous allons cependant restreindre notre attention à ce qui concerne directement notre propos: les arts et les métiers du livre.
En effet, l'interêt porté au livre s'inscrit dans le cadre d'une recherche d'embellissement de la Parole de Dieu (le Coran). Il était donc tout à fait normal que les "commandeurs des croyants" et leur entourage prennent à leur charge cette tâche en encourageant et en cautionnant ces arts. 
Les arts du livre comprenaient les domaines suivants:
1- la calligraphie,
2- la dorure,
3- le coloriage.
Certaines écoles et certains "artisans-artistes" jouirent d'une très grande renommée. L'Ecole de Baghdad fut la première école iconographique dans l'histoire arabo-musulmane. Elle porta successivement les noms d'"Ecole de Baghdad", d'"Ecole mésopotamique", d'"Ecole Abbasside", et enfin d'"Ecole Séljuqide". Durant le XIIème et XIIIème siècles, l'école connut une productivité paroxystique, notamment sous la direction de Yahya Ben Mahmoud Ben Yahya Al Wassity  et de ses continuateurs. C'est à lui que revient l'immense travail de miniaturiste qu'on trouve dans les manuscrits des Séances  d'Al Hariri.
Schématiquement, il y a dans les manuscrits arabes deux types d'iconographie:
1- Une iconographie scientifique : elle sert à expliciter les propositions des textes                    scientifiques ; parmi, ceux-ci, on peut citer :
            a- en sciences naturelles et en médecine : Le livre des stratégies et techniques                          de la science  d'Al Jazari; Attiryaq  écrit par  Mohamed Ben Abdelwahed Ben                         Al Hassan Ben Ahmed en 1169;
            b- en zoologie: Les merveilles des créatures  d'Al Qazwini
            c- en phamacologie: L'art pharmacologique  d'Ahmed Ben Al Ahnaf    
            d- histoire : Le livre des Histoires   du Vizir Rachid Eddine; Les monuments des                                    siècles passés   d'Al Bayrouni.                 
2- Une iconographie littéraire : elle concerne des illustrations et des miniatures dont la fonction principale est de rendre le livre  agréable et attrayant. C'est pour cette raison que le rapport entre image et texte y est souvent fragile. Les ouvrages les plus célèbres sont les suivants :
Kalila et Dimna  traduit de l'indou par Ibn Al Mouqaffaa
Les Séances  d'Al Hariri  et Al Aghani  d'Abou Faraj Al Asfahani.
Dans tous ces livres, l'image servait d'appui aux textes. Bien entendu, d'autres écoles en Syrie, en Egypte, en Andalousie participèrent à cette activité artistique et artisanale à la fois.
Ce bref aperçu nous conduit à nous interroger sur le degré de prégnance  de ces arts (du texte et de l'image) sur l'appareil sensoriel, perceptif et cognitif de l'homme arabe et plus spécialement sur l'homme marocain; en effet:
-Les arts du livre se sont principalement développés au Machreq (Moyen Orient).
-Les arts du livre se sont principalement développés à l'intérieur des enceintes des palais de notables  et de l'aristocratie gouvernante; c'est-à-dire chez et pour une élite.

Il est fort douteux que cet art ait "travaillé", modelé les schèmes perceptifs-cognitifs des masses.
Ce serait une erreur épistémologique grave d'assimiler -sous   prétexte d'arabité  et d'islamité - l'Homme du Machreq à l'Homme du Maghreb, et plus particulièrement à l'Homme marocain. L'Histoire, la culture et les épistémès successives du premier diffèrent totalement de l'histoire, la culture et les épistémès du dernier.

9 - Conclusions et propositions
Schématiquement, l'on peut dire que l'homme arabo-berbéro-musulman, franco-hispanophone" n'a pas encore convenablement construit les grilles et les schèmes de compréhension et d'interprétation de la bande dessinée. On l'a vu, durant l'histoire du Machreq et du Maghreb, il y a eu sporadiquement, quelques unes des composantes de ces grilles et de ces schèmes, et quelques ingrédients qui pouvaient participer à la production de l'image narrativisée. La question reste posée : s'il y a eu une bonne part d'éléments nécessaires à la production de l'image narrativisée, pourquoi celle-ci n'a-t-elle pas eu lieu ?
Pour répondre à cette question (et à l'ensemble des questions et d'interrogations, qui jalonnent le présent travail), il nous faut mettre à contribution les notions de comportement organisé et d'organisation culturelle de B. Malinowski. Par comportement, il faut entendre, bien sûr, tout acte spirituel soit-il (croyances, idée, connaissance) ou matériel (organisation des biens et de la production économique, relations interindividuelles, organisation sociale et politique):"Nous nous demandions, dit-il, si une idée, un principe moral ont une pertinence culturelle avant d'être organisés. La réponse est non: une opinion, une éthique, la plus grande des découvertes industrielles, sont nulles et non avenues tant qu'elles ne sont pas noué(e)s dans un faisceau d'activités communes dûment organisées" (13). C'est certainement ce "faisceau organisé" qui manquait pour rende l'image narrative manifeste, je veux dire culturellement manifeste. Bref, tout discours qui ne prendrait pas comme objectif  la recherche des assignations historiques  d'un objet, les processus de sa mise en évidence progressives et les formes de son organisation (si tant est qu'il le soit), -avant même d'entamer une étude interne (structurale, sémiologique etc.), doit se taire car rien ne va de soi et encore moins pour un discours qui prétend à une certaine scientificité.
Pour toutes ces raisons, il faudrait, avant de parler de la bande dessinée,
a - Chercher les sources possibles de la bande dessinée dans la culture arabo-islamique (!) en général et dans la culture arabo-berbéro-musulmane et franco-hispanophone en particulier. Ce que nous avons tenté ici n'en est qu'une esquisse maladroite et imparfaite;
b - situer ces sources par rapport aux différentes épistémès successives;
c  - faire la genèse historique, sociale et culturelle de la perception et de la cognition de l'image chez l'homme marocain avec la mise en relief de toutes les spécificités de celui-ci; ceci afin d'aboutir à une sorte d'histoire de la perception-cognition de l'image chez l'Homme marocain;
d - Entamer un premier travail d'archivage du patrimoine iconique arabe, berbère et européen (diffusé à travers les siècles dans notre aire géo-culturelle; au moins depuis la colonisation); un travail qui doit être suivi par un autre travail :
-de conservation : un imaginaire qui se perd c'est un imaginaire qui devient lettres mortes dans l'univers  sémioculturel d'une communauté;
-de recensement  et de classification;
-de reproduction  de cet imaginaire afin que son accès devienne facile aux chercheurs. Plusieurs  bibliothèques renferment des centaines peut-être des milliers  de manuscrits, et seuls quelques heureux élus ont la joie de les découvrir.


_________________________
NOTES

* Ce texte a paru dans l'ouvrage qui renferme les actes du colloque intitulé Pédagogie et  éducation: le cas de la bande dessinée, Publications de la Faculté des Lettres de Meknès, Série "colloques", n°3, 1992
1 - "colloque" vient du mot latin "colloquium"  ("entretien) , dont la racine est "loqui" qui  signifie "parler".    
2 - "colloquer", du latin "collocare" dont la racine est "locus" et qui signifie "placer", "mettre en place", "ranger", "classer", disposer"; signifie par extension "placer son argent".
3 - M.Foucault, Archéologie du savoir,  Paris, Gallimard, 1969, p.41        
4 - J.B.Renard, La Bande dessinée, Paris, Seghers, 1979 p.5
5 - "La réception naturelle" (du "lecteur naturel") se distingue de la réception scientifique" en ceci que la première ne cherche dans un "texte" qu'un certain "plaisir ludique" des signes et que la deuxième vise, à partir de postulats préalables, la vérification d'hypothèses à l'aide d'outils d'investigation requérant une certaine cohérence: théories, modèles, méthodes, langages descripteurs, etc.
6 - En fait, c'est la thèse centrale de la réflexion de M. Foucault depuis son tout premier ouvrage intitulé  Maladie mentale et personnalité  (P.U.F., 1954 ; devenu, dans une édition ultérieure revue et modifiée Maladie mentale et psychologie) jusqu'à son Archéologie du savoir  (Gallimard, 1969).
7 - H.Terrasse , J.Hainaut, Les Arts décoratifs au Maroc , Rabat, 1989.
8 - Ibid., p.9
9 - Ibid., p.9
10 - Ibid., p.10
11 - Les termes d'"islamité" et d' "arabité" qui paraissent à certains, recouvrir des réalités aisément isolables et des champs sémantiques segmentables, posent en fait des problèmes d'ordre anthropologique très importants.
12 - Hayat Salam Liebich , L'Art islamique . Bassin méditerranéen,  Flammarion, coll. "Grammaire des styles", Paris, 1983 , p.6
13 - B. Malinowski, Une théorie scientifique de la culture, Seuil, coll. "points" 197O, p. 43
14 - Ibid p. 41.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Foucault, M., Archéologie du savoir, Paris Gallimard, 1969.
Hayat Salam Liebich, L'Art islamique Bassin méditerranéen, Flammarion Coll. grammaire des styles", Paris, 1983.
Malinowski, B., Une théorie scientifique de la culture, Seuil, coll. "points" 197O.
Renard J.B.,  La bande dessinée, Paris, Seghers, 1979.







1 commentaire:

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