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mercredi 22 mai 2013

Maupassant, les peintres et la peinture




Abderrahim Kamal
Université de Fès

"Je suis une espèce d'instruments à sensations (...) j'aime la chair des femmes, du même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la mer"
Guy de Maupassant, Lettre adressée à Gisèle d'Estoc- (janvier 1881)

"Mes yeux ouverts à la façon d'une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j'ai la sensation nette et profonde de manger avec mon regard, et de digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits"
Guy de Maupassant, "Vie d'un paysagiste", Chroniques n°3 (septembre 1886)

0- Préambule: un vagabond "sensitif"
Maupassant est cet instrument à sensation, cet œil affamé qui dévore couleurs, lumières et matières. Maupassant est un visuel. Tout s'organise chez lui autour de la vue à laquelle s'associent toucher, ouïe, goût et odorat. De sensation en sensation l'œuvre se construit en synesthésies qui débouchent sur une hyperesthésie. D’ailleurs l'hyperesthésie qui se saisit  des personnages de Maupassant trouve sa source dans la perception à dominante visuelle de la nature: couleur, lumière et éléments se combinent en véritables tableaux impressionnistes.
Par ailleurs, Maupassant est un être paradoxal, multiple, inclassable. Un vagabond qui esquive les étiquettes reposantes. Dans une lettre adressée à Alexis le 17 janvier 1875, il dit: "Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme" (1). Il fréquente tous les milieux et erre dans les salons et les cafés des artistes. Ses promenades le conduisent jusqu'aen Afrique du Nord à la recherche, peut-être, de sensations et d'idées nouvelles. Comme le précise Marie-Claire Banquart, dans son fascicule consacré à la commémoration du centenaire de sa mort:
"Maupassant n'est pas un intellectuel [...] les sensations ne lui parviennent pas filtrées par les livres, et les systèmes d'idées lui paraissent très pauvres, à côté des "courtes et bizarres et violentes révélations de la beauté" (lettre à Jean Bourdeau, 1889)" (2).  
Aussi transforme-t-il tout en sensation. Une idée qu'il rencontre au coin d'une rue ou dans le café Guerbois (3), une émotion qui le saisit devant un coucher de soleil, la brillance d'une feuille lactée par la lune, les parfums fauves de la Grenouillère (4), ne sont "utilisables" que s'ils sont intériorisés, assimilés, puis digérés par cet "instrument à sensation"
C'est dire les liens qui rattachent Maupassant  à la peinture et fondent une composante importante de son œuvre, au même titre que la femme, la maladie, la philosophie de Schopenhauer, Flaubert, les paysages de la Seine et de la Normandie.
Aussi, essayerons-nous ici de présenter schématiquement les relations que Maupassant entretenait avec cet art par un rappel de ses fréquentations du milieu  et par l'analyse  de ses chroniques et de sa propre pratique du dessin et de l'aquarelle.


1-Maupassant, un visiteur des lieux et des milieux impressionnistes
Dans cette "vie errante", il côtoie des hommes et des femmes de tout rang et de tout métier, et fréquente les milieux artistiques. Son goût pour le non-conforme, le non-dogmatique, le poussera à la défense des principes esthétiques des Refusés du Salon de 1863 qui reçurent les noms de "peintres indépendants", puis péjorativement, d' "impressionnistes". Dans Vie d'un paysagiste, Maupassant raconte sa rencontre enchantée avec Monet, Courbet et Corot:

"Que d'autres peintres, dit-il, j'ai vus passer par ce vallon où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelles" (5)

Maupassant ne se contente pas de rencontres éphémères et infructueuses. Il suit ces peintres dans leur chasse d'impression fugitives, observe leurs techniques de travail et cerne leurs sujets. Bref, il s'en imprègne :

"L'an dernier, en ce même pays [Etretat], j'ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d'impressions. Ce n'était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur" (6).
Plus loin, il rencontre ce "vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier [...] une petite toile carré".
Il avait, dit-il, "des cheveux blancs, assez longs, l'air doux et du sourire sur la figure. Je le revis le lendemain dans Etretat. Ce vieux peintre s'appelait Corot" (7).

A ces multiples rencontres, il faudrait ajouter, entre autres, ses relations régulières avec des peintres comme Gervex, Louis le Poittevin, Jeau-Paul Guth, son portraitiste. Ajoutons que si l'auteur fréquentait les milieux impressionnistes et leurs ateliers, il fréquentait également leurs lieux, c'est-à-dire les lieux dont ils ont fait leurs sujets: la Normandie et les bords de la Seine, berceaux de l'impressionnisme français.

2- Maupassant aquarelliste et dessinateur
Si Maupassant aimait regarder le monde comme des images vivantes, et s'il était curieux de ce qui se faisait en peinture, il produisait lui-même des images. Nous savons en effet, que ses lettres étaient accompagnées de dessins. En témoigne ce dessin exécuté et légendé par l'auteur dans une lettre adressée à Louis le Poittevin le 20 février 1875: dessin où il met en séquences les épisodes de Boule de suif  et d'autres projets de nouvelles (8) Cette visualisation du verbal n'est pas, à notre avis, sans conséquences sur sa pratique d'écriture.
Enfin, le volume I de la même collection Bouquin reproduit dans un hors-texte une aquarelle exécutée par l'auteur en 1885 et représentant la plage d'Etretat. La qualité du trait, la justesse de la composition montrent un homme qui était loin d'ignorer les techniques plastiques.


3- Maupassant, critique d'art
Voyageur, ami des artistes, défenseurs des impressionnistes, lui-même aquarelliste et dessinateur, Maupassant était également un chroniqueur assidu et un critique d'art à sa manière. Dans ses deux chroniques intitulées Au salon et publiées le 30 avril 1886 et les 2, 6, 10 et 18 mai de la même année, Maupassant au lieu de pratiquer une critique d'art en bonne et due forme (ce qu'il avoue ignorer: faux aveu ou modestie si l'on pense à certains passages très techniques de Miss Harriet ), Maupassant passe au crible un certain nombre de problèmes relatifs aux rapports peintre/ œuvre/ récepteur. Il situe cette pratique artistique dans un contexte sociopolitique qui la détermine. Toute cette réflexion est menée avec beaucoup d'ironie et d'amertume.

4- Maupassant, un paysagiste impressionniste
Si l'auteur jette, dans ses Salons, un regard dur et cynique sur la peinture institutionnelle et salonnière, dans Vie d'un paysagiste  il se propose et se définit comme paysagiste en esquissant les traits d'un impressionnisme littéraire:
"Il faut, dit-il ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tout ceux qui cherchent à découvrir l'Inaperçu de la nature" (9).

Par ailleurs, Etretat est pour lui le lieu où il peut vivre la peinture concrètement:
"En ce moment, dit-il, je vis, moi, dans la peinture à la façon de poissons dans l'eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir ce qu'est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu'elle donne à ceux qui ont des yeux pour voir" (10)

Dans ses longues promenades en Etretat, il découvre les capacités exceptionnelles de l'œil et les beautés saisissantes de la nature. Il "digère les couleurs comme on digère les viandes et les fruits" (11). Ces découvertes, il faut doublement le souligner, transformeront aussi bien sa façon de voir que sa façon d'écrire :
"Jusqu’ici, dit-il, je travaillais en sécurité. Et maintenant je cherche! [...] Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d'herbe m'arrêtent des temps infinis, et je les contemple avidement plus ému qu'un chercheur d'or qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer les imperceptibles tons et les insaisissables reflets" (12)



 Claude Monet, Falaises à Etretat, 1883

Dans la suite de cette même chronique, Maupassant développera toute une réflexion sur la lumière, le reflet et la couleur. Il utilisera, chose très significative, les mêmes termes pour traiter ces problèmes que les impressionnistes et leurs défenseurs. Ecoutons parler Duranty de l'apport de ceux-ci en 1876 :

"La découverte de ceux-ci [les impressionnistes] consiste proprement à avoir reconnu que la grande lumière décolore les tons, que le soleil reflété par les objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse qui fond sept rayons prismatiques en un seul éclat -incolore, qui est la lumière" (13).

Progressivement, Maupassant assimilera les techniques et les problèmes des peintres dont il parle (Monet, Courbet, Corot) à ses techniques d'écriture propres et à ses  propres problèmes de description:
"Toute cette bataille superbe et effroyable de l'artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude [le peintre d'Une vie et peut-être double du peintre Claude Monet] , avec d'imperceptibles  tons, avec d'indéfinissables accords que mon œil seul, peut-être, constate et note: et je passe des jours douloureux à regarder, sur une seule route blanche, l'ombre d'une borne en constatant que je ne puis la peindre" (14).

Passage capital où écrire et peindre deviennent interchangeables, où la pratique scripturale s'analyse avec des termes picturaux. Interchangeabilité et ambivalence qui proposent Maupassant comme un paysagiste impressionniste et qui font de cette chronique un véritable manifeste pour une une littérature visuelle, ou encore, pour un impressionnisme littéraire.

Peindre avec des mots le "surprenant et fugitif effet de cet insaisissable éblouissement"; peindre avec des mots "les innombrables et imperceptibles tons" et les "indéfinissables accords" et "modulations" de la couleur; bref, peindre avec des mots "cet Inaperçu de la Nature" auquel les impressionnistes ont consacré tout leur œuvre, était donc un principe esthétique intégré dans la pratique scripturale de Maupassant.

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Notes
1- Marie-Claire Banquart, Guy de Maupassant,  Publications du Ministère des affaires étrangères (Sous-Direction du  Livre et de l'Ecrit), 1993, p.6.
2- Ibid.
3- Lieu de rencontre des artistes de l'époque: écrivains, peintres et critiques y débattaient de questions diverses à propos de l'art. Zola, dans L'œuvre, en fait un portrait on ne peut plus fidèle.
4- La Grenouillère, lieu de plaisance et de promenade des parisiens de l'époque, était l'un des thèmes favoris des impressionnistes et des naturalistes.
5- Maupassant, G., Chroniques 3,  U.G.E., coll. 10X18, 1975, p.287.
6- Ibid., p.285.
7- Ibid., p.286.
8-Ce dessin est reproduit (dans les pages...) par Dominique Fremy dans la collection Bouquin "Quid" de l'édition Laffont qui rassemble l'œuvre de Maupassant en deux volumes, Paris, 1988.
9- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.283.
10- Ibid., p.284.
11- Ibid.
12- Ibid.
13- M. Serullaz, L'impressionnisme, Paris, PUF, coll. "QSJ", 1961 (6ème édition 1981), p.48.
14- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.287.

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