Abderrahim Kamal
Université de Fès
"Je
suis une espèce d'instruments à sensations (...) j'aime la chair des femmes, du
même amour que j'aime l'herbe, les rivières, la mer"
Guy
de Maupassant, Lettre adressée à Gisèle d'Estoc- (janvier 1881)
"Mes
yeux ouverts à la façon d'une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel.
Oui, j'ai la sensation nette et profonde de manger avec mon regard, et de
digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits"
Guy
de Maupassant, "Vie d'un paysagiste", Chroniques n°3 (septembre 1886)
0- Préambule: un vagabond "sensitif"
Maupassant est cet
instrument à sensation, cet œil affamé qui dévore couleurs, lumières et
matières. Maupassant est un visuel. Tout s'organise chez lui autour de la vue à
laquelle s'associent toucher, ouïe, goût et odorat. De sensation en sensation
l'œuvre se construit en synesthésies qui débouchent sur une hyperesthésie. D’ailleurs
l'hyperesthésie qui se saisit des
personnages de Maupassant trouve sa source dans la perception à dominante visuelle
de la nature: couleur, lumière et éléments se combinent en véritables tableaux
impressionnistes.
Par ailleurs, Maupassant
est un être paradoxal, multiple, inclassable. Un vagabond qui esquive les
étiquettes reposantes. Dans une lettre adressée à Alexis le 17 janvier 1875, il
dit: "Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au
romantisme" (1). Il fréquente tous les milieux et erre dans les salons et
les cafés des artistes. Ses promenades le conduisent jusqu'aen Afrique du Nord à
la recherche, peut-être, de sensations et d'idées nouvelles. Comme le précise
Marie-Claire Banquart, dans son fascicule consacré à la commémoration du
centenaire de sa mort:
"Maupassant n'est
pas un intellectuel [...] les sensations ne lui parviennent pas filtrées par
les livres, et les systèmes d'idées lui paraissent très pauvres, à côté des
"courtes et bizarres et violentes révélations de la beauté" (lettre à
Jean Bourdeau, 1889)" (2).
Aussi transforme-t-il
tout en sensation. Une idée qu'il rencontre au coin d'une rue ou dans le café
Guerbois (3), une émotion qui le saisit devant un coucher de soleil, la
brillance d'une feuille lactée par la lune, les parfums fauves de la
Grenouillère (4), ne sont "utilisables" que s'ils sont intériorisés,
assimilés, puis digérés par cet "instrument à sensation"
C'est dire les liens qui
rattachent Maupassant à la peinture et
fondent une composante importante de son œuvre, au même titre que la femme, la
maladie, la philosophie de Schopenhauer, Flaubert, les paysages de la Seine et
de la Normandie.
Aussi, essayerons-nous
ici de présenter schématiquement les relations que Maupassant entretenait avec
cet art par un rappel de ses fréquentations du milieu et par l'analyse de ses chroniques et de sa propre pratique du
dessin et de l'aquarelle.
1-Maupassant, un visiteur des lieux et des milieux
impressionnistes
Dans cette "vie
errante", il côtoie des hommes et des femmes de tout rang et de tout
métier, et fréquente les milieux artistiques. Son goût pour le non-conforme, le
non-dogmatique, le poussera à la défense des principes esthétiques des Refusés
du Salon de 1863 qui reçurent les noms de "peintres indépendants",
puis péjorativement, d' "impressionnistes". Dans Vie d'un paysagiste,
Maupassant raconte sa rencontre enchantée avec Monet, Courbet et Corot:
"Que d'autres peintres, dit-il, j'ai vus passer par ce vallon où les
attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelles" (5)
Maupassant ne se
contente pas de rencontres éphémères et infructueuses. Il suit ces peintres dans
leur chasse d'impression fugitives, observe leurs techniques de travail et
cerne leurs sujets. Bref, il s'en imprègne :
"L'an dernier, en ce même pays [Etretat], j'ai souvent suivi Claude
Monet à la recherche d'impressions. Ce n'était plus un peintre, en vérité, mais
un chasseur" (6).
Plus loin, il rencontre
ce "vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier [...] une
petite toile carré".
Il avait, dit-il,
"des cheveux blancs, assez longs, l'air doux et du sourire sur la figure.
Je le revis le lendemain dans Etretat. Ce vieux peintre s'appelait Corot"
(7).
A ces multiples
rencontres, il faudrait ajouter, entre autres, ses relations régulières avec
des peintres comme Gervex, Louis le Poittevin, Jeau-Paul Guth, son
portraitiste. Ajoutons que si l'auteur fréquentait les milieux impressionnistes
et leurs ateliers, il fréquentait également leurs lieux, c'est-à-dire les lieux
dont ils ont fait leurs sujets: la Normandie et les bords de la Seine, berceaux
de l'impressionnisme français.
2- Maupassant aquarelliste et dessinateur
Si Maupassant aimait
regarder le monde comme des images vivantes, et s'il était curieux de ce qui se
faisait en peinture, il produisait lui-même des images. Nous savons en effet,
que ses lettres étaient accompagnées de dessins. En témoigne ce dessin exécuté
et légendé par l'auteur dans une lettre adressée à Louis le Poittevin le 20
février 1875: dessin où il met en séquences les épisodes de Boule de suif et d'autres projets de nouvelles (8) Cette
visualisation du verbal n'est pas, à notre avis, sans conséquences sur sa
pratique d'écriture.
Enfin, le volume I de la
même collection Bouquin reproduit dans un hors-texte une aquarelle exécutée par
l'auteur en 1885 et représentant la plage d'Etretat. La qualité du trait, la
justesse de la composition montrent un homme qui était loin d'ignorer les
techniques plastiques.
3- Maupassant, critique d'art
Voyageur, ami des
artistes, défenseurs des impressionnistes, lui-même aquarelliste et
dessinateur, Maupassant était également un chroniqueur assidu et un critique
d'art à sa manière. Dans ses deux chroniques intitulées Au salon et publiées le 30 avril 1886 et les 2, 6, 10 et 18 mai de
la même année, Maupassant au lieu de pratiquer une critique d'art en bonne et
due forme (ce qu'il avoue ignorer: faux aveu ou modestie si l'on pense à
certains passages très techniques de Miss Harriet ), Maupassant passe au crible
un certain nombre de problèmes relatifs aux rapports peintre/ œuvre/ récepteur.
Il situe cette pratique artistique dans un contexte sociopolitique qui la
détermine. Toute cette réflexion est menée avec beaucoup d'ironie et
d'amertume.
4- Maupassant, un paysagiste impressionniste
Si l'auteur jette, dans
ses Salons, un regard dur et cynique sur la peinture institutionnelle et salonnière,
dans Vie d'un paysagiste il se propose et se définit comme paysagiste
en esquissant les traits d'un impressionnisme littéraire:
"Il faut, dit-il ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau,
sur tout ceux qui cherchent à découvrir l'Inaperçu de la nature" (9).
Par ailleurs, Etretat
est pour lui le lieu où il peut vivre la peinture concrètement:
"En ce moment, dit-il, je vis, moi, dans la peinture à la façon de
poissons dans l'eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir
ce qu'est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu'elle donne à
ceux qui ont des yeux pour voir" (10)
Dans ses longues
promenades en Etretat, il découvre les capacités exceptionnelles de l'œil et
les beautés saisissantes de la nature. Il "digère les couleurs comme on
digère les viandes et les fruits" (11). Ces découvertes, il faut
doublement le souligner, transformeront aussi bien sa façon de voir que sa
façon d'écrire :
"Jusqu’ici, dit-il, je travaillais en sécurité. Et maintenant je cherche!
[...] Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d'herbe m'arrêtent
des temps infinis, et je les contemple avidement plus ému qu'un chercheur d'or
qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer
les imperceptibles tons et les insaisissables reflets" (12)
Claude Monet, Falaises à Etretat, 1883
Dans la suite de cette
même chronique, Maupassant développera toute une réflexion sur la lumière, le
reflet et la couleur. Il utilisera, chose très significative, les mêmes termes
pour traiter ces problèmes que les impressionnistes et leurs défenseurs.
Ecoutons parler Duranty de l'apport de ceux-ci en 1876 :
"La découverte de ceux-ci [les impressionnistes] consiste proprement à
avoir reconnu que la grande lumière décolore les tons, que le soleil reflété
par les objets tend, à force de clarté, à les ramener à cette unité lumineuse
qui fond sept rayons prismatiques en un seul éclat -incolore, qui est la
lumière" (13).
Progressivement,
Maupassant assimilera les techniques et les problèmes des peintres dont il parle
(Monet, Courbet, Corot) à ses techniques d'écriture propres et à ses propres problèmes de description:
"Toute cette bataille superbe et effroyable de l'artiste avec son
idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et les livre, moi, chétif,
impuissant, mais torturé comme Claude [le peintre d'Une vie et peut-être double
du peintre Claude Monet] , avec d'imperceptibles tons, avec d'indéfinissables accords que mon œil
seul, peut-être, constate et note: et je passe des jours douloureux à regarder,
sur une seule route blanche, l'ombre d'une borne en constatant que je ne puis
la peindre" (14).
Passage capital où
écrire et peindre deviennent interchangeables, où la pratique scripturale
s'analyse avec des termes picturaux. Interchangeabilité et ambivalence qui
proposent Maupassant comme un paysagiste impressionniste et qui font de cette
chronique un véritable manifeste pour une une littérature visuelle, ou encore,
pour un impressionnisme littéraire.
Peindre avec des mots le
"surprenant et fugitif effet de cet insaisissable éblouissement";
peindre avec des mots "les innombrables et imperceptibles tons" et
les "indéfinissables accords" et "modulations" de la
couleur; bref, peindre avec des mots "cet Inaperçu de la Nature"
auquel les impressionnistes ont consacré tout leur œuvre, était donc un
principe esthétique intégré dans la pratique scripturale de Maupassant.
______________________________
Notes
1- Marie-Claire
Banquart, Guy de Maupassant, Publications du Ministère des affaires
étrangères (Sous-Direction du Livre et
de l'Ecrit), 1993, p.6.
2- Ibid.
3- Lieu de rencontre des
artistes de l'époque: écrivains, peintres et critiques y débattaient de
questions diverses à propos de l'art. Zola, dans L'œuvre, en fait un portrait on ne peut plus fidèle.
4- La Grenouillère, lieu
de plaisance et de promenade des parisiens de l'époque, était l'un des thèmes
favoris des impressionnistes et des naturalistes.
5- Maupassant, G., Chroniques 3, U.G.E., coll. 10X18, 1975, p.287.
6- Ibid., p.285.
7- Ibid., p.286.
8-Ce dessin est
reproduit (dans les pages...) par Dominique Fremy dans la collection Bouquin
"Quid" de l'édition Laffont qui rassemble l'œuvre de Maupassant en
deux volumes, Paris, 1988.
9- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.283.
10- Ibid., p.284.
11- Ibid.
12- Ibid.
13- M. Serullaz, L'impressionnisme, Paris, PUF, coll.
"QSJ", 1961 (6ème édition 1981), p.48.
14- Maupassant, Chroniques 3, op.cit., p.287.
Merci pour cet article passionnant et bien documenté !
RépondreSupprimer