Abderrahim Kamal
Université de Fès
"L'ordre c'est à la fois ce qui se donne dans
les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se
regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n'existe qu'à travers
la grille d'un regard, d'une attention, d'un langage; et c'est seulement dans
les cases blanches de ce quadrillage qu'il se manifeste en profondeur comme
déjà là, attendant en silence le moment
d'être énoncé."
M. Foucault, Les
Mots et les choses.
Une critique de l'art est-elle possible sans une
histoire de l'art?
Question urgente qui se pose avec insistance devant
la prolifération d'écrits "critiques" ayant pour objet la production
picturale marocaine, elle-même en plein foisonnement.
Question simple mais qui soulève plus d'une
problématique. L'Histoire de l'art a, en Occident, une histoire. Depuis Les Vies des plus excellents peintres,
sculpteurs et architectes (1550) de Giorgio Vasari (1511-1574) jusqu'aux
dernières approches sémiologiques, il y a un parcours fait de continuités et de
discontinuités; un parcours d'accumulations historiques (1); une mémoire
"imago-verbale".
C'est par le biais de cette notion de
"musée" que nous voudrions interroger un certain nombre d'aspects de
la peinture marocaine. C'est à propos de celle-ci que nous voudrions poser la
notion de "musée amnésique".
1- Le
musée : une trace, une mémoire
Le musée est une trace, un espace de conservation
d'une trace. Il est une mémoire organisée,
étalée dans le temps, cloisonnée dans l'espace (2).
Le musée est une histoire simultanément spirituelle
et matérielle qui appelle un discours classificateur, descripteur ou
synthétique.
Lorsqu'on accroche une étoile sur le mur d'un musée
et que l'on fait état du nom de l'artiste, de la durée de sa vie, de la date de
réalisation de la toile en question, de son format, de sa texture, de son
genre, et, virtuellement, de son titre, toutes ces opérations, en fait, visent
à ordonner le visuel. Et dans cet acte d'ordonnancement (de verbalisation)
toutes les toiles du musée s'animent, se font des appels. D'une salle à l'autre
un écho circule et un discours se manifeste. En un mot, en organisant les
toiles d'un musée, on ne fait qu'organiser une histoire et que structurer un
discours. Le visiteur d'un musée est un visiteur de mémoires. On pourrait
isoler dans la mémoire muséographique trois types de mémoires, mobilisant
chacune un type de discours (3).
2- La
mémoire taxinomique
Ce premier type de mémoires prend la forme d'un
inventaire raisonné. Les œuvres d'art
sont recensées, ordonnées selon des catégories ou des rubriques telles
que : siècle, peintre, courant artistique, période etc. Chaque œuvre prend sa
place dans un continuum historique. Ce type de discours est pris en charge par
le conservateur. Le discours du conservateur trouve sa matérialisation dans ce
genre de livre qu'on nomme Répertoire (4).
La mémoire taxinomique est donc un répertoire
historique où sont consignées, selon des entrées diverses, les traces
artistiques d'une communauté culturelle. Ajoutons qu'un musée est un type de
discours qui évolue lui-même dans le
temps. Au-delà de l'institution d'un certain regard jeté sur l'objet d'art,
c'est de l'institution d'un discours structurateur d'un imaginaire qu'il
s'agit.
L'évolution de la manière de conserver, de
consigner et de tenir un répertoire, correspond et implique nécessairement une
évolution du discours (critique, historique et, bien évidemment, plastique).
Visiter un musée, c'est tracer la distance qui sépare une œuvre d'une autre, un
discours d'un autre, un répertoire d'un autre. Visiter un musée c'est
répertorier des distances.
3- La
mémoire descriptive
Mais en répertoriant des discours, un autre
discours, descripteur celui-là, se manifeste. Le conservateur se mue en
esthète. Le tracé d'une distance s'accompagne d'un discours d'évaluation de
celle-ci sur le plan plastique et esthétique. L'œuvre est non seulement classée
mais aussi décrite dans ses aspects iconologiques et formels. Il s'agit
d'étudier la composition, la forme, la couleur et d'analyser les étapes
techniques de l'exécution. Le discours descripteur peut également tenter de
repérer / construire des constantes formelles disséminées sur l'axe du temps et
d'instaurer une échelle de références internes. Ou encore, il peut essayer de
saisir le représenté dans son rapport avec les modes de représentation. Des
thèmes apparaissent à des époques déterminées puis disparaissent pour
réapparaître plus tard. Une autre distance peut faire l'objet de la mesure :
celle qui concerne les niveaux de manifestation de l'individuel et du collectif
dans l'œuvre (5).
Autrement dit, le répertoire historique accueille
le discours critique et se constituent tous les deux en système. On pourrait
dire, paraphrasant la célèbre formule saussurienne, "le musée n'est pas
une nomenclature, le musée est un système" (6).
4- La
mémoire synthétique
La mémoire synthétique est une combinatoire de
discours. L'œuvre devient la trace de quelque chose qui lui est extérieur. Elle
s'insère dans un environnement esthétique général, mais aussi économique,
social et culturel. Son contenu et sa forme sont déterminés par les épistémès
successives (7). Tout en définissant le substrat historique de telle forme et
de tel contenu, cette combinatoire de discours explique ce qui a rendu possible
le système d'idées du courant artistique où ils s'insèrent. En d'autres termes,
ce type de critique / histoire de l'art est une sorte d'archéologie des
discours plastiques et extra-plastiques. Il tente d'analyser les conditions qui
ont présidé à la production et à la réception de l'œuvre (8).
Ainsi, la mémoire muséographique (taxinomique,
descriptive et synthétique) est une totalité discursive ancrée dans une
Histoire générale dont l'histoire de l'art n'est qu'une partie. Autrement dit,
qu'est-ce qu'une histoire de l'art si ce n'est une histoire des discours
plastiques articulée à une histoire des discours critiques qui les ont entourés
ou qui se sont succédés. D'ailleurs, la conception et l'organisation du musée
comme institution et comme espace clos / ouvert a évolué à travers l'Histoire;
évolution qui correspond aussi bien à celle, interne, des théories / pratiques
plastiques qu'à celle, externe, des
discours critiques. Seules variantes, l'approche et la méthodologie adoptées.
De l'approche biographique et taxinomique à l'approche sémiologique, en passant
par l'approche sociologique, formaliste, iconologique ou marxiste, il y a un
parcours lui-même historique et une différence de degré d'investissement de
l'histoire de l'art proprement dite. Car, il ne peut y avoir une critique de
l'art sans une histoire de l'art.
5- Le
musée amnésique
Il convient à présent de s'interroger sur notre
"musée" et sur notre mémoire muséographique. Qu'en est-il de notre
art pictural dit moderne? (9).
Question à laquelle il faudrait répondre par
d'autres questions :
a- Quel est l'état actuel de la critique d'art au
Maroc?
b- Quel est
l'état actuel de la production artistique au Maroc?
c- Mais auparavant, avons-nous un musée?
d- Comment est-on passé d'un espace plastique
intégré dans l'architecture à un espace mobile, le chevalet?
e- Comment conçoit-on un artiste par rapport à un
artisan?
f- Comment pourrait-on distinguer l'œuvre
artistique de l'œuvre artisanale?
g- Qu'est-ce qui a rendu possible la première œuvre
abstraite au Maroc?
h- Comment fut-elle conçue et reçue?
i- Que signifie emprunter une technique?
j- Que
signifie adopter un courant artistique?
k- Que
signifie adopter un concept?
l- Quelles sont les implications de ces emprunts-
adoptions?
m- Enfin, quelle critique pour un art sans mémoire,
sans histoire?
D'autres questions et d'autres problématiques
peuvent être posées. Questions et problématiques qui demeurent sans réponse.
Car même les tentatives de certains chercheurs (Mrabet, Maraini, Khatibi,
Sijilmassi, Flamand, etc.), sont des sortes de monographies fragmentaires ou
des catalogues. Et malgré ces tentatives -d'un intérêt capital- on ne peut que
reconnaître l'amnésie de notre musée.
Musée amnésique qui produit non pas une critique de
l'art, mais une critique artistique; c'est-à-dire une critique qui est
elle-même dotée d'une certaine poéticité, l'épanchement subjectif du
"critique" y étant le moteur de cette transformation du visuel en
littéraire. Les exemples ne manquent pas.
Notes
*Le présent article est, à l'origine, une
communication faite dans le cadre de la journée d'étude sur La peinture : recoupement et perspectives,
organisée par l'Association ANFAS des
Arts Plastiques à Meknès, le 02 février 1993. Il a été publié la même année
dans le numéro 30 de la revue Vision ,
1993, (pp.19-21).
1- Citons les noms des historiens/ critiques d'art
qui ont marqué cette histoire :
XVIème siècle : G. Vasari, Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes
(1550); XVIIème siècle : G. Bellori, Vies
des peintres (1672); A. Félibien, Entretiens
sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1668); R. Piles, Abrégé de la vie des peintres (1699) ; XVIIIème siècle : B.
Montfaucon, Monuments de la monarchie
française (1733).; J.J Winckelmann, Réflexions
sur l'imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture (1755) et
Histoire de l'art de l'antiquité ; XIXème et XXème siècles : Serroux
d'Agincourt, L'Histoire de l'art par les
monuments; H. Taine, Philosophie de
l'art (1865); J. Burckhardt, La
civilisation de l'Italie au temps de la Renaissance (1860); H. Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de
l'architecture (1886) et Principes
fondamentaux de l'Histoire de l'art (1915); H. Focillon, La peinture au XIXème et XXème siècles
(1927-28), Vie des formes (1934) et Art et Occident (1938); A. Venturi, Histoire de l'art italien (25 volumes);
E. Panofsky, Etudes d'iconologie, La
perspective comme forme symbolique (1927), Architecture gothique et pensée scolastique; Meaning
in the visual arts, et enfin, The
History of arts as Humanistic discipline (1940); A. Hauser, L'Histoire
sociale de l'art, et Les théories de l'art (1958); P. Francastel, Peinture et société (1951), Art et technique au XIXème et XXème siècles
(1956), La réalité figurative (1965)
et La figure et le lieu (1967).
2- Le Dictionnaire
Encyclopédique Hachette propose la définition suivante :
"Etablissement consacré aux Lettres, aux Arts, aux Sciences. Endroit
public où sont rassemblées des collections d'objets d'art, ou présentant un
intérêt historique, scientifique, technique. Musée des Beaux-arts, Musée des
arts décoratifs, Musée des arts et traditions populaires, etc. [...] La conception
des musées, qui était traditionnellement fondée sur la notion de conservation,
s'oriente de plus en plus vers l'animation". Il est significatif que dans
cette définition les Lettres, les Arts et les Sciences soient articulés au sein
de la même phrase. L'articulation de ces trois domaines est la définition
schématique de l'épistémè en tant que système d'idées organisateur de la pensée
et des actes d'une communauté, à un moment de son évolution. Il est également à
noter l'insistance de la définition sur le caractère public de l'endroit et sur
la fonction de publicité (au sens étymologique du mot) de cette institution;
publicité et institutionnalisation de l'œuvre et de ses schémas de production
et d'interprétation.
3- Deux remarques s'imposent ici : premièrement :
cette tripartition de la mémoire muséographique n'est qu'une proposition qui
n'a rien de définitif; deuxièmement : ces trois mémoires sont à envisager dans
un rapport d'interaction et non pas comme des sphères de traces
"mnésiques" autonomes et isolées l'une de l'autre.
4- Un certain nombre de chercheurs (H. Terrasse, J.
Haineau, J. Paris, etc.) ont eu le souci de répertorier et de classer ce qu'on
a communément appelé "arts traditionnels arabes et berbères". Il
s'agissait pour eux d'établir le Répertoire d'un patrimoine artistique /
artisanal étalé sur plusieurs siècles. Faire l'inventaire, établir le
Répertoire d'une production pose des problèmes relatifs à la définition de la
nature, de l'historicité et de l'esthéticité de cette production...
5- Bien entendu, nous faisons allusion ici à
l'approche d'Henri Focillon, d'Alain Chastel et de L. Grodeck, ainsi que de
l'approche iconologique d'Erwin Panofsky et de R. Wittkover.
6- Cette systématicité légitime l'approche
sémiologique de H. Damisch, L Marin, U. Eco.
7- Nous utilisons ce concept au sens que lui donne
M. Foucault dans Les mots et les choses
et dans Archéologie du savoir.
8- L'approche sociologique de Hauser, Francastel et
Bourdieu ainsi que l'approche marxiste d'Antal, Schapiro et Hadjinilau (Histoire de l'art et lutte des classes)
constituent quelques unes des facettes de cette archéologie.
9- Art, répétons-le qui n'a que soixante-dix ans si
l'on prend comme référence les années 20, début de l'activité de Abdesslam El
Fassi Ben Larbi selon le témoignage de Brindeau et du critique Saint-Aignan
(Cf. T. Maraïni, Ecrits sur l'art,
1989, Ed.Dar Al Kalam, collection "Zellige").
Publié dans la revue Visions Magazine, n°30, avril 1993 (Rabat- Maroc)
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