Abderrahim Kamal
Université de Fès
Résumé : L’analyse comparative
à laquelle nous nous livrons ici vise à montrer que par-delà les différences de
domaines, de langue et de champ d'investigation, par-delà les frontières
géo-culturelles et temporelles, les concepts de "synchronie", de
"série", d'épistémè" et de "paradigme" constituent les
avatars d'un concept générique, d'un méta-paradigme: celui de réflexivité systémique. La "ratio européenne" apparaît, en dernière analyse, comme un
espace cognitif articulé en continuités et en discontinuités.
0- Remarques préliminaires
Première remarque :
comme le sous-titre du présent article le laisse entendre, il s'agit ici non pas de comparatisme littéraire mais
de comparatisme conceptuel. Quatre concepts seront, en effet, réfléchis, mis en
parallèle, confrontés, croisés, situés les uns par rapport aux autres à
l'intérieur de leur système conceptuel et de système à système. Ces concepts
sont: le concept de synchronie de F.de Saussure, le concept de série
des Formalistes russes, le concept d'épistémè de
M.Foucault et enfin le concept de paradigme
de T.Kuhn.
La deuxième remarque
concerne la situation de ces concepts
sur l'axe du temps et sur l'axe de l'espace. Sur l'axe du temps émerge
d'abord le concept de "synchronie" puisqu'il apparaît officiellement
et de façon posthume en 1916, date de publication du Cours de linguistique
générale. Le concept de "série" s'intègre à l'intérieur du système
théorique élaboré par les Formalistes russes entre 1916 et 1930. Le concept de
"paradigme" apparaît en 1962, date de publication de La structure des
révolutions scientifiques. Enfin le concept foucaltien d'"épistémè"
investi dans le champ épistémologique que nous lui connaissons (et avec la
fortune qu'il a eu ) subit une utilisation systématique dès Les mots et les
choses (1966) pour être développé de
façon claire dans Archéologie du savoir
(1969).
Sur l'axe de l'espace on
traverse de bout en bout l'hémisphère nord de la planète: ex-U.R.S.S., Suisse,
France, U.S.A.
La troisième remarque
concerne les champs d'investigation des quatre concepts qui nous préoccupent :
1- le concept de
synchronie et son corrélat, le concept de "diachronie", sont
mobilisés dans le champ de la science du langage;
2- le concept de série,
lui, décrit l'objet littéraire. Il est, de ce fait, mobilisé dans le champ de
la science de la littérature, la poétique.
3- le concept d'épistémè
sert à analyser les articulations du savoir dans les domaines des sciences
humaines.
4- le concept de
paradigme, enfin, est investi dans le double champ de l'histoire et de la
philosophie des sciences.
La quatrième et dernière
remarque concerne une distinction qui a des conséquences significatives. En
effet, alors que les concepts de "série" et de "synchronie"
décrivent les structures et l'évolution d'objets (en l'occurrence la langue et
le texte littéraire), les concepts de paradigme et d'épistémè décrivent les
structures et l'évolution de savoirs , de sciences.
Cette dernière remarque
a des conséquences que nous formulons de la manière suivante:
a- peut-on établir une
comparaison entre des concepts situés sur des niveaux différents : niveau de
l'objet et niveau du savoir (produit sur tel ou tel objet) ?
b- peut-on comparer des
concepts investis dans des champs scientifiques et épistémologiques différents
?
c- peut-on comparer des
concepts situés à des points différents sur l'échelle du temps?
d- peut-on comparer des
concepts élaborés dans des aires linguistiques, géographiques et culturelles
différentes.
Toutes ces questions
resteront en suspens car, nous l'avons déja dit, ce qui nous intéresse se situe
en dehors de toutes ces déterminations. Le comparatisme conceptuel que nous
tentons ici n'a pas pour visée d'étudier les formes d'influence et d'emprunt
entre ces concepts (et leur champ), mais de les rapprocher et de voir le
comment de la continuité-discontinuité
d'un certain méta-paradigme.
1- Problématique: un méta-paradigme : la réflexivité
systémique
Notre hypothèse est la
suivante: les concepts de synchronie, de série, d'épistémè et de paradigme sont
les termes d'un même paradigme qui prend ses racines non pas dans les travaux
de Saussure mais au XIXème siècle. Ce paradigme
des paradigmes, ou ce méta-paradigme (puisqu'il surplombe, articule et
structure les quatre concepts et leur système conceptuel respectif) nous lui
donnerons le nom de réflexivité systémique. Il s'agit, en effet, d'un
méta-paradigme qui instaure une similarité, une continuité (tout en évoluant de
façon discontinue) entre des concepts descripteurs d'objets ou de sciences,
situés à des temps différents et des aires linguistiques, géographiques et
culturelles différentes. Ce méta-paradigme est donc une sorte de schème présent
dans les quatre systèmes conceptuels relatifs aux quatre concepts; nous le
formulons ainsi:
soit un système homogène
corrélé à d'autres systèmes homogènes
contemporains (co-existants, avoisinants), les variations des types de
corrélation existant entre systèmes influent sur la structuration interne des éléments de chaque système ; de
même, c'est en réfléchissant leur positionnement les uns par rapport aux autres
à l'intérieur d'un même système que les corrélations entre systèmes se
modifient.
Pour vérifier cette
hypothèse nous allons définir et analyser chacun des quatre concepts en
lui-même et à l'intérieur de son système avant de les mettre tous en rapport et
de les croiser.
2- Le concept de synchronie: synchronies simultanées et
synchronies successives
Les concepts de
"synchronie" et de "diachronie" sont indissociables et
forment la dichotomie fondatrice de la linguistique contemporaine par
excellence. En outre cette dichotomie est elle-même indissociable du concept de
"système". En effet, pour Saussure la langue n'est pas une
nomenclature mais un système. Ce système, placé sur l'axe du temps, subit des
changements. On passe ainsi (et de façon imperceptible, presque à l'insu de
l'homme qui parle cette langue) d'un système linguistique à un autre système
linguistique; ou encore, et pour reprendre les termes de Saussure, d'un
"état de langue" à un autre "état de langue". En outre,
"la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors
de l'état momentané de ses termes" (2); de ce fait "synchronie et
diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase
d'évolution" (3). Plus loin, il ajoute :
"la linguistique
diachronique étudie, non plus les rapports entre termes co-existants d'un état
de langue, mais entre termes successifs qui se substituent les uns aux autres
dans le temps" (4).
Ainsi, le concept de
synchronie est lié à celui de diachronie, et la dichotomie est elle-même
inanalysable en dehors du concept de système, lui-même défini par la valeur.
Cette notion de
"valeur" est la pierre angulaire de l'idée de système. Nous allons
nous en rendre compte en suivant pas à pas comment Saussure arrive à poser ce concept
en s'inspirant d'autres domaines, en l'occurrence, les sciences économiques.
Effectivement, si l'on
relit les pages 115 et 116 du Cours de linguistique générale, on remarquera
qu'au moment même où il pose une continuité entre deux domaines différents
(l'économie politique et l'histoire économique) appartenant à une science
englobante, il les sépare presque simultanément et de façon nette, avant
d'ajouter:
"Il est certain que
toutes les sciences auraient intérêt à marquer plus scrupuleusement les axes
sur lesquels sont situées les choses dont elles s'occupent; il faudrait partout
distinguer [...] l'axe des simultanéités concernant les rapports entre choses
co-existantes, d'où toute intervention du temps est exclue et l'axe des
successivités sur lequel on ne peut jamais considérer qu'une chose à la fois,
mais où sont situées toutes les choses du premier axe avec leurs changements.
Pour les sciences travaillant sur des valeurs, cette distinction devient une
nécessité pratique, et dans certains cas une nécessité absolue. Dans ce domaine
on peut mettre les savants au défi d'organiser leurs recherches d'une façon
rigoureuse sans tenir compte des deux axes, sans distinguer le système des
valeurs considérées en soi, de ces mêmes valeurs considérées en fonction du
temps".
Il s'agit donc de deux
démarches différentes mais complémentaires. Elles ne peuvent être menées
simultanément, mais le chercheur "peut jusqu'à un certain point suivre
cette valeur dans le temps, tout en se souvenant qu'à chaque moment elle dépend
d'un système de valeurs contemporaines" (5). L'étude peut porter soit sur
"les rapports dans le temps" soit sur "les rapports dans le
système".
Saussure était donc conscient du fait que la distinction entre
ces deux ordres (synchronique et diachronique), ces deux axes (de la
simultanéité et de la successivité), ces deux types de rapports (rapports dans
le système, rapports dans le temps), n'était qu'opératoire et correspond à des
choix théoriques et méthodologiques préalables.
J'aimerais, à présent,
discuter la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps à la
lumière du chapitre 5 du Cours de linguistique générale et qui s'intitule "Eléments internes et
éléments externes de la langue".
En effet, on peut dire
que la dichotomie éléments internes/éléments externes est la projection
respective de la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps sur
le plan de "l'espace cognitif". Notre but ici est de mettre en relief
les conséquences théoriques de cette projection. Dans cette perspective, l'étude interne de la
langue est l'étude de son système synchronique et des rapports que ses éléments
entretiennent entre eux; alors que l'étude externe de la langue consiste en
l'analyse des rapports qu'une langue (elle-même définie comme "synchronie")
entretient avec les autres synchronies:
"Notre définition
de la langue que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à
son système, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de "linguistique
externe". Cette linguistique-là s'occupe pourtant de choses importantes,
et c'est surtout à elles que l'on pense quand on aborde l'étude du
langage" (6).
Et Saussure de faire
l'inventaire des autres synchronies qui corrèlent avec la synchronie
linguistique:
a-Les phénomènes
culturels interagissent avec les phénomènes linguistiques; en ce sens la
synchronie linguistique corrèle avec la synchronie anthropologique,"
toutes les relations, dit-il, qui peuvent exister entre l'histoire d'une langue
et celle d'une race ou d'une civilisation. Ces deux histoires se mêlent et
entretiennent des rapports réciproques. Cela rappelle un peu les
correspondances constatées entre les phénomènes linguistiques proprement dits;
les moeurs d'une nation ont un contre-coup sur la langue"(7).
b- Les phénomènes
linguistiques sont marqués par les phénomènes politiques; en ce sens, la
synchronie linguistique est corrélée à la synchronie politique. "Il faut
mentionner, dit-il, les relations existant entre la langue et l'histoire
politique. De grands faits historiques ont eu une portée incalculable pour une
foule de faits linguistiques" (8); et il ajoute plus loin "la
politique intérieure des états n'est pas moins importante pour la vie des
langues" (9).
c- Les phénomènes
linguistiques subissent l'impact des structures institutionnelles qui régissent
une société tout en agissant sur elles; synchronie linguistique et synchronie
institutionnelle sont intimement liées (10).
d- Les phénomènes
linguistiques sont solidaires des phénomènes littéraires; autrement dit,
synchronie linguistique et synchronie littéraire sont systématiquement
corrélées: "celles-ci [les institutions], à leur tour, sont intimement
liés au développement littéraire d'une langue, phénomène d'autant plus général
qu'il est lui-même inséparable de l'histoire politique"(11).
e- Les phénomènes
linguistiques sont liés aux phénomènes d'extension géographiques de la langue.
En somme, le concept de
synchronie désigne un état d'une langue à un moment précis de son évolution; le
passage d'une synchronie linguistique à une autre synchronie linguistique est
donc passage d'un état 1 à un état 2 de cette langue. Seulement la synchronie
linguistique est corrélée simultanément à des synchronies externes simultanées
(culturelle, économique, institutionnelle, littéraire, géographique, etc.).
L'ensemble des synchronies forme pour reprendre une terminologie foucaltiènne-
"un ensemble de simultanéités"; entendez "ensemble de
simultanéités épistémiques" régi par les mêmes principes.
3- Le concept de série
Le concept de série
désigne chez les Formalistes russes un ensemble structuré et dynamique
d'éléments formant ainsi un système. Ce système est soit littéraire, soit
social soit culturel. Le système littéraire constitue une série à la fois
autonome et corrélée avec ce que Tynianov appelle "série sociale" et
"série secondaire". L'évolution de l'un des systèmes est indissociable des deux autres
"Si nous étudions,
dit Tynianov, l'évolution en nous limitant à la série littéraire préalablement
isolée, nous butons à tout moment contre les séries voisines, culturelles,
sociales, existentielles au sens large du terme; et par conséquent nous sommes
condamnés à rester incomplets" (12).
Plus loin il ajoute:
"Le système de la
série littéraire est avant tout un système des fonctions de la série littéraire,
laquelle est en perpétuelle corrélation avec les autres séries" (13)
Ce qu'il faudrait
souligner dans les deux citations précédentes ce sont les termes suivants :
évolution, série voisines, système de la série littéraire, système de la
fonction de la série, et enfin le concept de corrélation.
En effet la série
littéraire (définie comme ensemble structuré et dynamique d'œuvres,
d'esthétiques, de poétiques, de courants littéraires et critères de littérarité
) est ici :
1- projetée sur l'axe du
temps : c'est-à-dire qu'elle est conçue comme objet autonome dont l'évolution
est structurelle c'est-à-dire dépendante de la modification de ses éléments
constitutifs; c'est le système de la série;
2- corrélée aux autres
séries elles-mêmes en évolution: série sociale, série culturelle, série
existentielle, série secondaire.
Mais ce qu'il faut
doublement souligner ici c'est l'idée maîtresse suivante : le système de la
série littéraire et corrélé aux systèmes avoisinants et contemporains grâce à
un autre système: le système des fonctions de la série.
Ce qui ressort de ce qui
précède c'est que la perspective épousée par les Formalistes russes est à la
fois systémique et évolutive, synchronique et diachronique. Elle étudie les formes littéraires à la fois sur l'axe
des simultanéités et sur l'axe des successivités. Il ne faut cependant pas en
déduire que le rythme et le caractère d'évolution des séries sont identiques et
synchrones:
"l'évolution
littéraire aussi bien que l'évolution des autres séries culturelles ne coïncide
ni dans son rythme ni dans son caractère (à cause de la nature spécifique du
matériau qu'elle manie) avec les séries qui sont corrélatives" (14).
Autrement dit, selon les
époques chacune des séries peut (si son rythme d'évolution est supérieur à
celui des autres) piloter les séries corrélatives.
Arrivé à ce stade de la
réflexion nous voudrions proposer le concept d'archi-série pour désigner cet
ensemble de schèmes (d'idées, de faits et de comportements) qui organisent les
trois séries dans leur corrélation même. Cependant, et nous l'avons déjà dit, à
l'intérieur de cette archi-série, chaque série est susceptible -selon les
données immédiates- de devenir le moteur de changement des autres séries, et
partant, le facteur de passage d'une archi-série à une autre archi-série.
Autrement dit, et pour reprendre la terminologie d'Eco, l'archi-série est un
Ur-système à l'intérieur duquel se structurent des sous-systèmes synchroniques
(littéraire, social, et secondaire). L'instauration du concept d'Archi-série
nous permet ainsi de dépasser sur le plan théorique le problème de la
distinction (uniquement opératoire) entre synchronie et diachronie. Et les
Formalistes n'étaient pas sans savoir qu'une synchronie pure ne pouvait
exister:
"La synchronie pur
se trouve maintenant une illusion: chaque système synchronique contient son
passé et son avenir qui sont des éléments structuraux inséparables du
système" (15).
De ce fait au lieu
d'opposer la synchronie à la diachronie, les Formalistes ont souligné leur
caractère dialectique:
"L'opposition de la
synchronie à la diachronie opposait la notion de système à la notion
d'évolution; elle perd son importance de principe puisque nous reconnaissons
que chaque système nous est obligatoirement présenté comme une évolution et
que, d'autre part, l'évolution a un caractère systématique." (16).
A présent on peut
définir le concept de série de la manière suivante: le concept de série investi
dans le champ de la poétique sert à isoler les maillons successifs qui
constituent la chaîne de l'évolution littéraire et à marquer le lieu de leur
articulation en étudiant le comment et le pourquoi du passage d'une série
littéraire à une autre, d'une synchronie littéraire à une autre. Il désigne
donc un état de la littérature à un moment précis de son évolution; le passage
d'une synchronie littéraire à une autre synchronie littéraire est un passage
conditionné par le réseau de schèmes organisateurs de l'archi-série.
4- Le concept d'épistémè
Dans Les mots et les
choses Foucault essaie de voir quelles
sont les conditions qui ont rendu possible la naissance et la réflexion
systématique sur l'Homme. Pour lui, au tournant du 18ème et du 19ème siècle
nous sommes passés d'une positivité à une autre positivité, c'est-à-dire d'une
science et d'une conception du savoir à une autre science et une autre
conception du savoir. Son archéologie est donc à la fois une histoire et une
épistémologie :
"L’archéologie,
s'adressant à l'espace général du savoir, à ses configurations et au mode
d'être des choses qui y apparaissent, définit des systèmes de simultanéités,
ainsi que la série des mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire
le seuil d'une nouvelle possibilité"
Foucault envisage le
savoir européen accumulé depuis
plusieurs siècles comme un "espace" c'est-à-dire comme un continuum
ininterrompu de la ratio européenne. Mais à l'intérieur de ce continuum, il
trace des configurations, des tranches cognitives correspondant à des tranches
temporelles. Cette opération de séparation des configurations cognitives est
possible en étudiant "le mode d'être des choses" qui apparaissent sur
cet espace cognitif; autrement dit, chaque science, chaque savoir fait exister
son objet et la manière d'exister de cet objet et de la faire scientifiquement
exister change d'une époque à l'autre. Seulement, l'existence de l'objet (ici
l'Homme) et de sa science est définie par un système de
"simultanéités". En termes clairs, cette science et cet objet sont
situés simultanément à l'intérieur d'un système qui englobe d'autres sciences
et d'autres objets. De ce fait -et c'est
le plus important ici- l'étude archéologique ne porte pas seulement sur des
simultanéités cognitives (qu'on pourrait également appeler synchronies
épistémiques, mais aussi et surtout sur "la série des mutations successives"
de ces simultanéités ou de ces synchronies. En d'autres termes ce qui intéresse
l'archéologie foucaltiènne c'est de "circonscrire le seuil d'une nouvelle
positivité", c'est-à-dire le point de passage d'un état du savoir produit
sur l'Homme à un autre état, le point d'articulation de deux épistémès. Ces
épistémès sont les suivantes :
a- l'épistémè classique
: où l'Homme n'était pas encore né comme objet de savoir parce que ce savoir
était fondé sur la représentation;
b- l'épistémè moderne
qui est une re-disposition du savoir classique, un abandon de la représentation
et une invention de l'Homme; car, pour Foucault "l'Homme n'est qu'une
invention récente, une figure qui n'a pas deux siècles, un simple pli dans
notre savoir, et qui disparaitra dès que celui-ci aura trouvé une forme
nouvelle" (17).
On peut donc définir
l'épistémè de la manière suivante : une épistémè est un ensemble homogène et
disséminé de principes organisateurs du savoir d'une communauté culturelle, à
un moment de son évolution. Le passage d'une épistémè à l'autre est un passage
d'un état du savoir à un autre état, d'une formation discursive à une autre; en
un mot, d'une synchronie épistémique à une autre.
5- Le concept de paradigme.
Le concept de paradigme,
comme celui d'épistémè foucaltien, désigne "un corps de principes qui sont
à l'œuvre simultanément dans plusieurs disciplines et qui varient avec le temps
de façon discontinue" (18).
Si dans le cas de
l'épistémè il s'agit plus particulièrement de principes agissant dans les
domaines des sciences humaines, dans le cas du paradigme, ces principes
homogènes agissent dans les domaines des sciences dites exactes ou de la
Nature.
Les recherches de Kuhn
sont nées d'une impasse. En effet, c'est après avoir remarqué que la conception
traditionnelle d'approcher la science ne résistait pas au traitement historique
et encore moins à la démarche historique, sociologique et psychosociologique
que s'est formée chez lui l'idée de paradigme. L'histoire des sciences selon
Kuhn emprunte plusieurs voies et prend une perspective multiple:
a- la perspective de la
sociologie de la communauté scientifique,
b- la perspective de la
psychologie sociale de l'homme
scientifique,
c- la perspective de
l'histoire des institutions scientifiques.
Ce qui intéresse Kuhn
c'est l'étude du comment émerge un concept scientifique directeur, une théorie, une invention
technologique dans le continuum des productions scientifiques.
A côté de ce concept
d'émergence, il y a le concept de processus de transition, c'est-à-dire, le
passage d'un paradigme à l'autre (remarquons l'équivalence des concepts de
"transition" kuhnien et de "seuil" foucaltien). Mais
qu'est-ce qu'un paradigme?
Le concept de paradigme
reçoit chez Kuhn des définitions diverses. Ce n'est qu'à la postface de l'édition
française qu'il définira avec précision ce concept : un paradigme est une
matrice disciplinaire; il est également un exemple, un modèle offrant des
solutions concrètes à des problèmes précis. En voici une définition
fonctionnelle:
un paradigme est un
ensemble de règles, de lois, de méthodes de travail, de croyances
scientifiques, de fonctions homogènes. Il est produit par une communauté
scientifique à un moment donné de l'évolution d'une culture. Un paradigme est
donc un réseau d'idées et de comportements qui orientent la réflexion
scientifique d'une époque. Un paradigme ne structure pas seulement un domaine
scientifique mais tous les domaines scientifiques d'une époque."De
nouveaux instruments, comme le microscope électronique, ou de nouvelles lois,
comme celles de Maxwell, peuvent se développer dans un domaine tandis que leur
assimilation crée une crise dans un autre domaine (19).
En d'autres termes, un
paradigme est un organisme idéel et comportemental homogène qui dirige le
travail de recherche de la communauté scientifique à un moment donné de
l'évolution du savoir scientifique. Mais ce qui intéresse particulièrement Kuhn
c'est de savoir comment on passe d'un paradigme directeur à un autre paradigme
rectificateur du premier; c'est-à-dire on comment passe d'un paradigme à un
autre, ou encore (et pour reprendre la terminologie saussurienne), d'une
synchronie scientifique à une autre synchronie scientifique. En d'autres
termes, ce qui intéresse Kuhn c'est d'analyser les facteurs qui contribuent aux
"transformations successives des paradigmes" (20). Mais cette étude
diachronique des paradigmes scientifiques ne peut se faire que de façon
discontinue, c'est-à-dire en étudiant chaque paradigme comme une synchronie qui
interfère avec d'autres synchronies.
Nous nous contentons
dans ce qui suit d'énumérer les facteurs constitutifs de la matrice:
a- la généralisation
symbolique,
b- les croyances
métaphorisantes,
c- les valeurs,
d- la cohérence interne
et externe du paradigme directeur,
e- la fonction sociale
de la science.
Quant au passage d'un
paradigme à un autre, il est annoncé par des anomalies, parmi lesquelles on
peut citer:
a- incapacité du
paradigme de répondre à toutes les questions;
b- incapacité du
paradigme à décrire tous les cas de figure ;
c- introduction de
techniques nouvelles d'observation qui remettent en question les acquis de la
science établie.
Remarquons que les deux
dernières anomalies font partie de synchronies externes contemporaines et de
séries avoisinantes. L'une est technologique, voire économique, l'autre est
sociale et a affaire à la fonction qu'une société assigne à la science qu'elle
produit.
En définitive, un
paradigme est un corps de principes homogènes, de règles et de lois mobilisées
dans le champ scientifique d'une communauté à une époque déterminée de son
évolution. Le passage d'un paradigme à un autre est un passage révolutionnaire
et non pas cumulatif. Chaque paradigme constitue une synchronie scientifique
corrélée aux synchronies externes simultanées. Sur l'axe de la successivité
toute évolution est une révolution.
6- Conclusions
Après cette discussion
croisée des concepts qui nous préoccupent nous voudrions tirer les conclusions
qui en découlent:
Conclusion 1: si l'on
regarde attentivement les résultats d'analyse de chaque concept, on remarquera
que les quatre penseurs utilisent les deux axes : l'axe des simultanéités et
l'axe des successivités.
Conclusion 2: les quatre
concepts s'inscrivent à l'intérieur d'une pensée systémique qui accorde
cependant de l' importance à l'histoire et à l'évolution.
Conclusion 3: On peut s'interroger sur la validité du
concept générique que nous avons proposé : le méta-paradigme de la réflexivité
systémique.
Si l'on considère les
résultats obtenus, on remarquera que les quatre chercheurs inscrivent
directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment leur réflexion à
l'intérieur de ce méta-paradigme. Tous les quatre travaillent œuvrent et sont
orientés par ce paradigme des paradigmes qu'est la réflexivité systémique. De
quelle manière?
a- Tous considèrent
l'objet d'étude d'un point de vue systémique ou structural.
b- Tous définissent
réflexivement le système; c'est-à-dire:
-en soi: les éléments d'un système
(linguistique, littéraire, épistémique, scientifique) sont définis par leurs
positionnements réciproques dans un système donné : c'est l'axe des
simultanéités;
-par rapport à d'autres systèmes : les
systèmes contemporains, voisins;
-enfin, ces éléments structurés à l'intérieur
de ces systèmes, et ces systèmes organisés en simultanéités sont placés sur
l'axe du temps, pour suivre leur évolution/révolution : c'est l'axe des
successivités.
En somme, de Saussure à
Kuhn en passant par les Formalistes russes et par Foucault, de la science du
langage aux sciences exactes, en passant par la science de la littérature
(poétique) et par les sciences humaines, c'est le même méta-paradigme qui est
en œuvre, traçant, au-dessous ou au-dessus des continuités et des
discontinuités de l'espace cognitif occidental, une épaisseur sémantique/conceptuelle
dont la forme change mais dont la substance est toujours la même.
Notes
1- Le présent article a été publié dans la revue Maknassat (Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès) n°7,
1992-1993.
2- Cours de linguistique
générale, Ed. Payot, Paris, p.116.
3- Ibid., p.117.
4- Ibid. , p.193.
5- Ibid., p.116.
6- Ibid., p.40.
7- Ibid., p.40.
8- Ibid.
9- Ibid., p.41.
10- Ibid. p.41.
11- Ibid.
12- Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, traduits
et présentés par T.Todorov, Paris, Seuil, 1965, p.120.
13- Ibid.
14- Ibid., p.130.
15- Ibid., p.129.
16- Ibid.
17- Ibid., p.15.
18- Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F., 1990, p.4
19-Kuhn,T., Structure des révolutions scientifiques,
Paris, Flammarion, Coll."Champ", 1972, pour l'édition française,
p.247.
20- Ibid., p.32.
BIBLIOGRAPHIE
Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F. , 1990.
Foucault, M., Les Mots et les choses, Paris,
Gallimard, 1966.
Foucault, M., Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,
1969.
Kuhn, T., Structure des révolutions scientifiques,
Paris, Flammarion, Coll. "Champ" , 1972, pour l'édition française.
Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Paris,
Payot, 1972.
Théorie de la littérature, textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par T. Todorov,
Paris, Seuil, Coll. "Tel Quel", 1965.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire