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lundi 20 mai 2013

Paradigme des paradigmes. Un exemple de comparatisme conceptuel (1)


Abderrahim Kamal
Université de Fès



 Résumé : L’analyse comparative à laquelle nous nous livrons ici vise à montrer que par-delà les différences de domaines, de langue et de champ d'investigation, par-delà les frontières géo-culturelles et temporelles, les concepts de "synchronie", de "série", d'épistémè" et de "paradigme" constituent les avatars d'un concept générique, d'un méta-paradigme: celui de réflexivité  systémique. La "ratio européenne" apparaît, en dernière analyse, comme un espace cognitif articulé en continuités et en discontinuités.


0- Remarques préliminaires
Première remarque : comme le sous-titre du présent article le laisse  entendre, il s'agit  ici non pas de comparatisme littéraire mais de comparatisme conceptuel. Quatre concepts seront, en effet, réfléchis, mis en parallèle, confrontés, croisés, situés les uns par rapport aux autres à l'intérieur de leur système conceptuel et de système à système. Ces concepts sont: le concept de synchronie  de F.de Saussure, le concept de série  des Formalistes russes, le concept d'épistémè  de  M.Foucault et enfin le concept de paradigme de T.Kuhn.
La deuxième remarque concerne la situation de ces concepts  sur l'axe du temps et sur l'axe de l'espace. Sur l'axe du temps émerge d'abord le concept de "synchronie" puisqu'il apparaît officiellement et de façon posthume en 1916, date de publication du Cours de linguistique générale. Le concept de "série" s'intègre à l'intérieur du système théorique élaboré par les Formalistes russes entre 1916 et 1930. Le concept de "paradigme" apparaît en 1962, date de publication de La structure des révolutions scientifiques. Enfin le concept foucaltien d'"épistémè" investi dans le champ épistémologique que nous lui connaissons (et avec la fortune qu'il a eu ) subit une utilisation systématique dès Les mots et les choses  (1966) pour être développé de façon claire dans Archéologie du savoir  (1969).
Sur l'axe de l'espace on traverse de bout en bout l'hémisphère nord de la planète: ex-U.R.S.S., Suisse, France, U.S.A.
La troisième remarque concerne les champs d'investigation des quatre concepts qui nous préoccupent :
1- le concept de synchronie et son corrélat, le concept de "diachronie", sont mobilisés dans le champ de la science du langage;
2- le concept de série, lui, décrit l'objet littéraire. Il est, de ce fait, mobilisé dans le champ de la science de la littérature, la poétique.
3- le concept d'épistémè sert à analyser les articulations du savoir dans les domaines des sciences humaines.
4- le concept de paradigme, enfin, est investi dans le double champ de l'histoire et de la philosophie des sciences.

La quatrième et dernière remarque concerne une distinction qui a des conséquences significatives. En effet, alors que les concepts de "série" et de "synchronie" décrivent les structures et l'évolution d'objets (en l'occurrence la langue et le texte littéraire), les concepts de paradigme et d'épistémè décrivent les structures et l'évolution de savoirs , de sciences.
Cette dernière remarque a des conséquences que nous formulons de la manière suivante:
a- peut-on établir une comparaison entre des concepts situés sur des niveaux différents : niveau de l'objet et niveau du savoir (produit sur tel ou tel objet) ?
b- peut-on comparer des concepts investis dans des champs scientifiques et épistémologiques différents ?
c- peut-on comparer des concepts situés à des points différents sur l'échelle du temps?
d- peut-on comparer des concepts élaborés dans des aires linguistiques, géographiques et culturelles différentes.


Toutes ces questions resteront en suspens car, nous l'avons déja dit, ce qui nous intéresse se situe en dehors de toutes ces déterminations. Le comparatisme conceptuel que nous tentons ici n'a pas pour visée d'étudier les formes d'influence et d'emprunt entre ces concepts (et leur champ), mais de les rapprocher et de voir le comment  de la continuité-discontinuité d'un certain méta-paradigme.

1- Problématique: un méta-paradigme : la réflexivité systémique
Notre hypothèse est la suivante: les concepts de synchronie, de série, d'épistémè et de paradigme sont les termes d'un même paradigme qui prend ses racines non pas dans les travaux de Saussure mais au XIXème siècle. Ce paradigme  des paradigmes, ou ce méta-paradigme (puisqu'il surplombe, articule et structure les quatre concepts et leur système conceptuel respectif) nous lui donnerons le nom de réflexivité systémique. Il s'agit, en effet, d'un méta-paradigme qui instaure une similarité, une continuité (tout en évoluant de façon discontinue) entre des concepts descripteurs d'objets ou de sciences, situés à des temps différents et des aires linguistiques, géographiques et culturelles différentes. Ce méta-paradigme est donc une sorte de schème présent dans les quatre systèmes conceptuels relatifs aux quatre concepts; nous le formulons ainsi:
soit un système homogène corrélé  à d'autres systèmes homogènes contemporains (co-existants, avoisinants), les variations des types de corrélation existant entre systèmes influent sur la structuration  interne des éléments de chaque système ; de même, c'est en réfléchissant leur positionnement les uns par rapport aux autres à l'intérieur d'un même système que les corrélations entre systèmes se modifient.
Pour vérifier cette hypothèse nous allons définir et analyser chacun des quatre concepts en lui-même et à l'intérieur de son système avant de les mettre tous en rapport et de les croiser.

2- Le concept de synchronie: synchronies simultanées et synchronies successives

Les concepts de "synchronie" et de "diachronie" sont indissociables et forment la dichotomie fondatrice de la linguistique contemporaine par excellence. En outre cette dichotomie est elle-même indissociable du concept de "système". En effet, pour Saussure la langue n'est pas une nomenclature mais un système. Ce système, placé sur l'axe du temps, subit des changements. On passe ainsi (et de façon imperceptible, presque à l'insu de l'homme qui parle cette langue) d'un système linguistique à un autre système linguistique; ou encore, et pour reprendre les termes de Saussure, d'un "état de langue" à un autre "état de langue". En outre, "la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l'état momentané de ses termes" (2); de ce fait "synchronie et diachronie désigneront respectivement un état de langue et une phase d'évolution" (3). Plus loin, il ajoute :
"la linguistique diachronique étudie, non plus les rapports entre termes co-existants d'un état de langue, mais entre termes successifs qui se substituent les uns aux autres dans le temps" (4).

Ainsi, le concept de synchronie est lié à celui de diachronie, et la dichotomie est elle-même inanalysable en dehors du concept de système, lui-même défini par la valeur.
Cette notion de "valeur" est la pierre angulaire de l'idée de système. Nous allons nous en rendre compte en suivant pas à pas comment Saussure arrive à poser ce concept en s'inspirant d'autres domaines, en l'occurrence, les sciences économiques.
Effectivement, si l'on relit les pages 115 et 116 du Cours de linguistique générale, on remarquera qu'au moment même où il pose une continuité entre deux domaines différents (l'économie politique et l'histoire économique) appartenant à une science englobante, il les sépare presque simultanément et de façon nette, avant d'ajouter:
"Il est certain que toutes les sciences auraient intérêt à marquer plus scrupuleusement les axes sur lesquels sont situées les choses dont elles s'occupent; il faudrait partout distinguer [...] l'axe des simultanéités concernant les rapports entre choses co-existantes, d'où toute intervention du temps est exclue et l'axe des successivités sur lequel on ne peut jamais considérer qu'une chose à la fois, mais où sont situées toutes les choses du premier axe avec leurs changements. Pour les sciences travaillant sur des valeurs, cette distinction devient une nécessité pratique, et dans certains cas une nécessité absolue. Dans ce domaine on peut mettre les savants au défi d'organiser leurs recherches d'une façon rigoureuse sans tenir compte des deux axes, sans distinguer le système des valeurs considérées en soi, de ces mêmes valeurs considérées en fonction du temps".

Il s'agit donc de deux démarches différentes mais complémentaires. Elles ne peuvent être menées simultanément, mais le chercheur "peut jusqu'à un certain point suivre cette valeur dans le temps, tout en se souvenant qu'à chaque moment elle dépend d'un système de valeurs contemporaines" (5). L'étude peut porter soit sur "les rapports dans le temps" soit sur "les rapports dans le système".
Saussure était donc  conscient du fait que la distinction entre ces deux ordres (synchronique et diachronique), ces deux axes (de la simultanéité et de la successivité), ces deux types de rapports (rapports dans le système, rapports dans le temps), n'était qu'opératoire et correspond à des choix théoriques et méthodologiques préalables.
J'aimerais, à présent, discuter la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps à la lumière du chapitre 5 du Cours de linguistique générale  et qui s'intitule "Eléments internes et éléments externes de la langue".
En effet, on peut dire que la dichotomie éléments internes/éléments externes est la projection respective de la dichotomie rapports dans le système/rapports dans le temps sur le plan de "l'espace cognitif". Notre but ici est de mettre en relief les conséquences théoriques de cette projection.  Dans cette perspective, l'étude interne de la langue est l'étude de son système synchronique et des rapports que ses éléments entretiennent entre eux; alors que l'étude externe de la langue consiste en l'analyse des rapports qu'une langue (elle-même définie comme "synchronie") entretient avec les autres synchronies:
"Notre définition de la langue que nous en écartons tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de "linguistique externe". Cette linguistique-là s'occupe pourtant de choses importantes, et c'est surtout à elles que l'on pense quand on aborde l'étude du langage" (6).

Et Saussure de faire l'inventaire des autres synchronies qui corrèlent avec la synchronie linguistique:
a-Les phénomènes culturels interagissent avec les phénomènes linguistiques; en ce sens la synchronie linguistique corrèle avec la synchronie anthropologique," toutes les relations, dit-il, qui peuvent exister entre l'histoire d'une langue et celle d'une race ou d'une civilisation. Ces deux histoires se mêlent et entretiennent des rapports réciproques. Cela rappelle un peu les correspondances constatées entre les phénomènes linguistiques proprement dits; les moeurs d'une nation ont un contre-coup sur la langue"(7).
b- Les phénomènes linguistiques sont marqués par les phénomènes politiques; en ce sens, la synchronie linguistique est corrélée à la synchronie politique. "Il faut mentionner, dit-il, les relations existant entre la langue et l'histoire politique. De grands faits historiques ont eu une portée incalculable pour une foule de faits linguistiques" (8); et il ajoute plus loin "la politique intérieure des états n'est pas moins importante pour la vie des langues" (9).
c- Les phénomènes linguistiques subissent l'impact des structures institutionnelles qui régissent une société tout en agissant sur elles; synchronie linguistique et synchronie institutionnelle sont intimement liées (10).
d- Les phénomènes linguistiques sont solidaires des phénomènes littéraires; autrement dit, synchronie linguistique et synchronie littéraire sont systématiquement corrélées: "celles-ci [les institutions], à leur tour, sont intimement liés au développement littéraire d'une langue, phénomène d'autant plus général qu'il est lui-même inséparable de l'histoire politique"(11).
e- Les phénomènes linguistiques sont liés aux phénomènes d'extension géographiques de la langue.
En somme, le concept de synchronie désigne un état d'une langue à un moment précis de son évolution; le passage d'une synchronie linguistique à une autre synchronie linguistique est donc passage d'un état 1 à un état 2 de cette langue. Seulement la synchronie linguistique est corrélée simultanément à des synchronies externes simultanées (culturelle, économique, institutionnelle, littéraire, géographique, etc.). L'ensemble des synchronies forme pour reprendre une terminologie foucaltiènne- "un ensemble de simultanéités"; entendez "ensemble de simultanéités épistémiques" régi par les mêmes principes.

3- Le concept de série
Le concept de série désigne chez les Formalistes russes un ensemble structuré et dynamique d'éléments formant ainsi un système. Ce système est soit littéraire, soit social soit culturel. Le système littéraire constitue une série à la fois autonome et corrélée avec ce que Tynianov appelle "série sociale" et "série secondaire". L'évolution de l'un des  systèmes est indissociable des deux autres
"Si nous étudions, dit Tynianov, l'évolution en nous limitant à la série littéraire préalablement isolée, nous butons à tout moment contre les séries voisines, culturelles, sociales, existentielles au sens large du terme; et par conséquent nous sommes condamnés à rester incomplets" (12).

Plus loin il ajoute:
"Le système de la série littéraire est avant tout un système des fonctions de la série littéraire, laquelle est en perpétuelle corrélation avec les autres séries" (13)

Ce qu'il faudrait souligner dans les deux citations précédentes ce sont les termes suivants : évolution, série voisines, système de la série littéraire, système de la fonction de la série, et enfin le concept de corrélation.
En effet la série littéraire (définie comme ensemble structuré et dynamique d'œuvres, d'esthétiques, de poétiques, de courants littéraires et critères de littérarité ) est ici :
1- projetée sur l'axe du temps : c'est-à-dire qu'elle est conçue comme objet autonome dont l'évolution est structurelle c'est-à-dire dépendante de la modification de ses éléments constitutifs; c'est le système de la série;
2- corrélée aux autres séries elles-mêmes en évolution: série sociale, série culturelle, série existentielle, série secondaire.
Mais ce qu'il faut doublement souligner ici c'est l'idée maîtresse suivante : le système de la série littéraire et corrélé aux systèmes avoisinants et contemporains grâce à un autre système: le système des fonctions de la série.
Ce qui ressort de ce qui précède c'est que la perspective épousée par les Formalistes russes est à la fois systémique et évolutive, synchronique et diachronique. Elle étudie  les formes littéraires à la fois sur l'axe des simultanéités et sur l'axe des successivités. Il ne faut cependant pas en déduire que le rythme et le caractère d'évolution des séries sont identiques et synchrones:
"l'évolution littéraire aussi bien que l'évolution des autres séries culturelles ne coïncide ni dans son rythme ni dans son caractère (à cause de la nature spécifique du matériau qu'elle manie) avec les séries qui sont corrélatives" (14).

Autrement dit, selon les époques chacune des séries peut (si son rythme d'évolution est supérieur à celui des autres) piloter les séries corrélatives.
Arrivé à ce stade de la réflexion nous voudrions proposer le concept d'archi-série pour désigner cet ensemble de schèmes (d'idées, de faits et de comportements) qui organisent les trois séries dans leur corrélation même. Cependant, et nous l'avons déjà dit, à l'intérieur de cette archi-série, chaque série est susceptible -selon les données immédiates- de devenir le moteur de changement des autres séries, et partant, le facteur de passage d'une archi-série à une autre archi-série. Autrement dit, et pour reprendre la terminologie d'Eco, l'archi-série est un Ur-système à l'intérieur duquel se structurent des sous-systèmes synchroniques (littéraire, social, et secondaire). L'instauration du concept d'Archi-série nous permet ainsi de dépasser sur le plan théorique le problème de la distinction (uniquement opératoire) entre synchronie et diachronie. Et les Formalistes n'étaient pas sans savoir qu'une synchronie pure ne pouvait exister:
"La synchronie pur se trouve maintenant une illusion: chaque système synchronique contient son passé et son avenir qui sont des éléments structuraux inséparables du système" (15).


De ce fait au lieu d'opposer la synchronie à la diachronie, les Formalistes ont souligné leur caractère dialectique:
"L'opposition de la synchronie à la diachronie opposait la notion de système à la notion d'évolution; elle perd son importance de principe puisque nous reconnaissons que chaque système nous est obligatoirement présenté comme une évolution et que, d'autre part, l'évolution a un caractère systématique." (16).

A présent on peut définir le concept de série de la manière suivante: le concept de série investi dans le champ de la poétique sert à isoler les maillons successifs qui constituent la chaîne de l'évolution littéraire et à marquer le lieu de leur articulation en étudiant le comment et le pourquoi du passage d'une série littéraire à une autre, d'une synchronie littéraire à une autre. Il désigne donc un état de la littérature à un moment précis de son évolution; le passage d'une synchronie littéraire à une autre synchronie littéraire est un passage conditionné par le réseau de schèmes organisateurs de l'archi-série.

4- Le concept d'épistémè
Dans Les mots et les choses  Foucault essaie de voir quelles sont les conditions qui ont rendu possible la naissance et la réflexion systématique sur l'Homme. Pour lui, au tournant du 18ème et du 19ème siècle nous sommes passés d'une positivité à une autre positivité, c'est-à-dire d'une science et d'une conception du savoir à une autre science et une autre conception du savoir. Son archéologie est donc à la fois une histoire et une épistémologie :
"L’archéologie, s'adressant à l'espace général du savoir, à ses configurations et au mode d'être des choses qui y apparaissent, définit des systèmes de simultanéités, ainsi que la série des mutations nécessaires et suffisantes pour circonscrire le seuil d'une nouvelle possibilité"

Foucault envisage le savoir  européen accumulé depuis plusieurs siècles comme un "espace" c'est-à-dire comme un continuum ininterrompu de la ratio européenne. Mais à l'intérieur de ce continuum, il trace des configurations, des tranches cognitives correspondant à des tranches temporelles. Cette opération de séparation des configurations cognitives est possible en étudiant "le mode d'être des choses" qui apparaissent sur cet espace cognitif; autrement dit, chaque science, chaque savoir fait exister son objet et la manière d'exister de cet objet et de la faire scientifiquement exister change d'une époque à l'autre. Seulement, l'existence de l'objet (ici l'Homme) et de sa science est définie par un système de "simultanéités". En termes clairs, cette science et cet objet sont situés simultanément à l'intérieur d'un système qui englobe d'autres sciences et d'autres objets. De ce fait  -et c'est le plus important ici- l'étude archéologique ne porte pas seulement sur des simultanéités cognitives (qu'on pourrait également appeler synchronies épistémiques, mais aussi et surtout sur "la série des mutations successives" de ces simultanéités ou de ces synchronies. En d'autres termes ce qui intéresse l'archéologie foucaltiènne c'est de "circonscrire le seuil d'une nouvelle positivité", c'est-à-dire le point de passage d'un état du savoir produit sur l'Homme à un autre état, le point d'articulation de deux épistémès. Ces épistémès sont les suivantes :
a- l'épistémè classique : où l'Homme n'était pas encore né comme objet de savoir parce que ce savoir était fondé sur la représentation;
b- l'épistémè moderne qui est une re-disposition du savoir classique, un abandon de la représentation et une invention de l'Homme; car, pour Foucault "l'Homme n'est qu'une invention récente, une figure qui n'a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qui disparaitra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle" (17).

On peut donc définir l'épistémè de la manière suivante : une épistémè est un ensemble homogène et disséminé de principes organisateurs du savoir d'une communauté culturelle, à un moment de son évolution. Le passage d'une épistémè à l'autre est un passage d'un état du savoir à un autre état, d'une formation discursive à une autre; en un mot, d'une synchronie épistémique à une autre.


5- Le concept de paradigme.
Le concept de paradigme, comme celui d'épistémè foucaltien, désigne "un corps de principes qui sont à l'œuvre simultanément dans plusieurs disciplines et qui varient avec le temps de façon discontinue" (18).
Si dans le cas de l'épistémè il s'agit plus particulièrement de principes agissant dans les domaines des sciences humaines, dans le cas du paradigme, ces principes homogènes agissent dans les domaines des sciences dites exactes ou de la Nature.

Les recherches de Kuhn sont nées d'une impasse. En effet, c'est après avoir remarqué que la conception traditionnelle d'approcher la science ne résistait pas au traitement historique et encore moins à la démarche historique, sociologique et psychosociologique que s'est formée chez lui l'idée de paradigme. L'histoire des sciences selon Kuhn emprunte plusieurs voies et prend une perspective multiple:
a- la perspective de la sociologie de la communauté scientifique,
b- la perspective de la psychologie sociale de l'homme  scientifique,
c- la perspective de l'histoire des institutions scientifiques.

Ce qui intéresse Kuhn c'est l'étude du comment émerge un concept scientifique  directeur, une théorie, une invention technologique dans le continuum des productions scientifiques.
A côté de ce concept d'émergence, il y a le concept de processus de transition, c'est-à-dire, le passage d'un paradigme à l'autre (remarquons l'équivalence des concepts de "transition" kuhnien et de "seuil" foucaltien). Mais qu'est-ce qu'un paradigme?
Le concept de paradigme reçoit chez Kuhn des définitions diverses. Ce n'est qu'à la postface de l'édition française qu'il définira avec précision ce concept : un paradigme est une matrice disciplinaire; il est également un exemple, un modèle offrant des solutions concrètes à des problèmes précis. En voici une définition fonctionnelle:
un paradigme est un ensemble de règles, de lois, de méthodes de travail, de croyances scientifiques, de fonctions homogènes. Il est produit par une communauté scientifique à un moment donné de l'évolution d'une culture. Un paradigme est donc un réseau d'idées et de comportements qui orientent la réflexion scientifique d'une époque. Un paradigme ne structure pas seulement un domaine scientifique mais tous les domaines scientifiques d'une époque."De nouveaux instruments, comme le microscope électronique, ou de nouvelles lois, comme celles de Maxwell, peuvent se développer dans un domaine tandis que leur assimilation crée une crise dans un autre domaine  (19).

En d'autres termes, un paradigme est un organisme idéel et comportemental homogène qui dirige le travail de recherche de la communauté scientifique à un moment donné de l'évolution du savoir scientifique. Mais ce qui intéresse particulièrement Kuhn c'est de savoir comment on passe d'un paradigme directeur à un autre paradigme rectificateur du premier; c'est-à-dire on comment passe d'un paradigme à un autre, ou encore (et pour reprendre la terminologie saussurienne), d'une synchronie scientifique à une autre synchronie scientifique. En d'autres termes, ce qui intéresse Kuhn c'est d'analyser les facteurs qui contribuent aux "transformations successives des paradigmes" (20). Mais cette étude diachronique des paradigmes scientifiques ne peut se faire que de façon discontinue, c'est-à-dire en étudiant chaque paradigme comme une synchronie qui interfère avec d'autres synchronies.
Nous nous contentons dans ce qui suit d'énumérer les facteurs constitutifs de la matrice:
a- la généralisation symbolique,
b- les croyances métaphorisantes,
c- les valeurs,
d- la cohérence interne et externe du paradigme directeur,
e- la fonction sociale de la science.

Quant au passage d'un paradigme à un autre, il est annoncé par des anomalies, parmi lesquelles on peut citer:
a- incapacité du paradigme de répondre à toutes les questions;
b- incapacité du paradigme à décrire tous les cas de figure ;
c- introduction de techniques nouvelles d'observation qui remettent en question les acquis de la science établie.
Remarquons que les deux dernières anomalies font partie de synchronies externes contemporaines et de séries avoisinantes. L'une est technologique, voire économique, l'autre est sociale et a affaire à la fonction qu'une société assigne à la science qu'elle produit.
En définitive, un paradigme est un corps de principes homogènes, de règles et de lois mobilisées dans le champ scientifique d'une communauté à une époque déterminée de son évolution. Le passage d'un paradigme à un autre est un passage révolutionnaire et non pas cumulatif. Chaque paradigme constitue une synchronie scientifique corrélée aux synchronies externes simultanées. Sur l'axe de la successivité toute évolution est une révolution.

6- Conclusions
Après cette discussion croisée des concepts qui nous préoccupent nous voudrions tirer les conclusions qui en découlent:
Conclusion 1: si l'on regarde attentivement les résultats d'analyse de chaque concept, on remarquera que les quatre penseurs utilisent les deux axes : l'axe des simultanéités et l'axe des successivités.

Conclusion 2: les quatre concepts s'inscrivent à l'intérieur d'une pensée systémique qui accorde cependant de l' importance à l'histoire et à l'évolution.
Conclusion  3: On peut s'interroger sur la validité du concept générique que nous avons proposé : le méta-paradigme de la réflexivité systémique.
Si l'on considère les résultats obtenus, on remarquera que les quatre chercheurs inscrivent directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment leur réflexion à l'intérieur de ce méta-paradigme. Tous les quatre travaillent œuvrent et sont orientés par ce paradigme des paradigmes qu'est la réflexivité systémique. De quelle manière?

a- Tous considèrent l'objet d'étude d'un point de vue systémique ou structural.
b- Tous définissent réflexivement le système; c'est-à-dire:
                        -en soi: les éléments d'un système (linguistique, littéraire, épistémique, scientifique) sont définis par leurs positionnements réciproques dans un système donné : c'est l'axe des simultanéités;
                        -par rapport à d'autres systèmes : les systèmes contemporains, voisins;
                        -enfin, ces éléments structurés à l'intérieur de ces systèmes, et ces systèmes organisés en simultanéités sont placés sur l'axe du temps, pour suivre leur évolution/révolution : c'est l'axe des successivités.

En somme, de Saussure à Kuhn en passant par les Formalistes russes et par Foucault, de la science du langage aux sciences exactes, en passant par la science de la littérature (poétique) et par les sciences humaines, c'est le même méta-paradigme qui est en œuvre, traçant, au-dessous ou au-dessus des continuités et des discontinuités de l'espace cognitif occidental, une épaisseur sémantique/conceptuelle dont la forme change mais dont la substance est toujours la même.


Notes
1- Le présent article a été publié dans la revue Maknassat (Revue de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès)  n°7, 1992-1993.
2- Cours de linguistique générale, Ed. Payot, Paris, p.116.
3- Ibid., p.117.
4- Ibid. , p.193.
5- Ibid., p.116.
6- Ibid., p.40.
7- Ibid., p.40.
8- Ibid.
9- Ibid., p.41.
10- Ibid. p.41.
11- Ibid.

12- Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, traduits et présentés par T.Todorov, Paris, Seuil, 1965, p.120.
13- Ibid.
14- Ibid., p.130.
15- Ibid., p.129.
16- Ibid.
17- Ibid., p.15.
18- Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F., 1990, p.4
19-Kuhn,T., Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Coll."Champ", 1972, pour l'édition française, p.247.
20- Ibid., p.32.





BIBLIOGRAPHIE

Barreau, H., L’épistémologie, Paris, P.U.F. , 1990.
Foucault, M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
Foucault, M., Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
Kuhn, T., Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Coll. "Champ" , 1972, pour l'édition française.
Saussure, F. (de), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972.
Théorie de la littérature, textes des Formalistes russes réunis, présentés et traduits par T. Todorov, Paris, Seuil, Coll. "Tel Quel", 1965.

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