Abderrahim Kamal
Université de Fès
Résumé: La connaissance d'un texte et sa réception sont fondues en une même
activité complexe. C'est en partant de ce constat de base que nous avons tenté
d'analyser les éléments immédiatement mobilisés pendant l'acte de
lecture-observation d'un texte littéraire; à savoir: la temporalité (du texte
et de son traitement), la localité (du texte et de son traitement) et le sujet
épistémique (réduit à ses seules fonctions cognitives). Il s'agit, de ce fait,
d'articuler deux approches à première vue incompatibles : l'une, cognitiviste,
essaie de définir le texte à partir des fonctions cognitives que celui-ci
active (compréhension, mémorisation, production); l'autre, catastrophiste,
tente d'investir le texte littéraire à partir de ses irrégularités et de ses
centres d'organisation morphologiques.
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0- Introduction
Je voudrais, dans le
présent article, tenter d'interroger le procès d'observation mis en action lors
de l'acte de connaissance d'un texte littéraire: la lecture. Peu importe la
nature de cette connaissance, car c'est à l'esquisse des traits permanents et
invariables du texte et de son appréhension psychologique cognitive que je
voudrais m'essayer ici. Le mot
observation mérite cependant quelque précision. En effet, si nous
utilisons ce mot ce n'est point pour inscrire notre démarche dans un projet
empiriste : l'empirisme dans le domaine de la recherche littéraire demeure une
chose à définir indéfiniment, puisqu'il est fait et processus langagiers (2).
Néanmoins, observer la forme langagière (la morphologie textuelle) est possible
grâce à l'expérience et à l'expérimentation de (et par) la lecture. Le mentalisme de la démarche est inhérent à la
nature de l'objet observé. La reformulation (elle-même approximative) de la
simulation introspective en tests sur la base d'une forme langagière revêt de
ce fait une certaine validité ; car c'est ce substrat formel-langagier (la
pratique du texte) qui joue le rôle de contrôle et de vérification empiriques.
Nous avons choisi pour interroger le procès d'observation du texte littéraire,
de discuter les trois instances
immédiatement engagées dans l'acte de connaissance littéraire à savoir :
la temporalité (du texte et de son traitement), la localité (du texte et de son
traitement), le sujet observateur -lecteur.
1-Préliminaires: De la complexité du procès de lecture
Un texte littéraire
-comme toute œuvre sémiotique- (3) existe à partir du moment où on en prend
connaissance par le biais d'un décodage-encodage de son système sémiotique.
C'est dire que l'observation d'un texte passe avant tout par sa perception et
sa cognition : sa réception. Connaissance sémiotique et réception se trouvent
ainsi fondues en vue même activité complexe. Toute étude du
"phénomène" "texte"
doit donc intégrer dans son appareil théorique et dans son programme pratique
sa réception et sa cognition comme phase et comme processus indissociables de
sa connaissance. L'analyse doit se donner comme objectif la constitution d'une
épistémologie littéraire et en faire le fondement de la recherche
méthodologique : une épistémè qui tient compte non seulement de l'observable
(le texte avec toutes ses caractéristiques morphologiques-qualitatives) et de
l'observateur (le sujet lecteur-récepteur-chercheur): "Il n'y a plus une
séparation totale entre l'observateur et ce qui est observé, mais une sorte de
dialogue continu, de construction réciproque entre l'observateur et ce qui est
observé"(4).
Ainsi le problème n'est
plus celui de la bonne ou de la mauvaise observation-interprétation d'un texte
mais celui de son observabilité-lisibilité: c'est-à-dire le problème des
instances qui sous-tendent et actualisent cette connaissance (à propos) d'un
texte et à partir des spécificités morpho-sémantiques de celui-ci. Car, pour
nous, dans quelque genre qu'il soit, dans quelque esthétique qu'il se réalise,
à quelque mouvement ou théorie
littéraire qu'il appartienne et lors même qu'il semble se distancer de lui-même,
le texte littéraire (la pratique sémiotique dans sa dualité : pratique
sémiotique scripturale/ pratique sémiotique lecturale; procès textuel/procès
perceptivo-cognitif) ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de sa
lisibilité. Sa lisibilité comme constructivité (les processus psychologiques
cognitifs de compréhension, de mémorisation et de production), comme
construction (les instances extratextuelles historiques : collectives,
individuelles, intertextuelles) et comme manifestation (le corps de procédés
génératifs constitutifs du texte). De ce fait, les problèmes que pose
l'observabilité-lisibilité questionnent cette articulation multiple et complexe
du texte en scriptural/ lectural, en texte écrit (fini) et en texte en cours
d'écriture et de récriture (infinie) ; en texte qui s'écrit réflexivement (par
une pression interne de lois de la langue et par le conditionnement des règles
d'interaction internes (signe-signe) et externes (texte-observateur, texte-monde extratextuel)
et en texte qui se lit réflexivement; en texte linéaire et en texte disséminé;
en texte soumis à un fonctionnement sémiotique qui a sa logique propre et à un
fonctionnement psychologique cognitif de constructivité ; bref, entre le
textuel et le mental (6).
Dans toutes ces
articulations, la question qui demeure en suspens est celle de la substance et
de la forme mobilisées pendant
l'interaction du texte et de l'observateur. Le problème est d'autant plus ardu
que celui-ci n'use ni d'un système formel ni de procédures empiriques de contrôle,
de vérification ou d'expérimentation. Le domaine de l'interaction
texte-observateur est le domaine de l'inobservable par excellence. Devant
cet état, il faut procéder par
hypothèse-interrogation : dans le passage du plan textuel au plan psychologique
cognitif s'agit-il de "trans-substantiations" et de
"trans-formations" par lesquelles le passage d'un état-forme à un
autre de la substance langagière et d'une substance à l'autre (du signe
linguistique/textuel au signe perceptivo-cognitif et mnésique) s'accompagne
d'une conservation de l'état-forme et de la substance primitifs ou de leur
dépassement?
Dans une perspective
interactive, nous supposons un stade de conservation et un stade de dépassement réoganisateur.
Ainsi les processus cognitifs de constructivité peuvent couvrir simultanément
des activités de conservation et de dépassement : car c'est sur le substrat
langagier (sémiotique) que se construit le produit perceptivo-cognitif et
mnésique.
Cependant, l'énigme de
la lisibilité du texte demeure puisque lors de l'observation-lecture, cette
lisibilité ne se livre pas d'elle-même en tant que telle. Elle impose à
l'observateur-lecteur-chercheur la nécessité de construire un langage apte à
appréhender et à analyser simultanément toutes les articulations citées plus
haut et à élaborer un modèle apte à les
regrouper toutes sans tomber dans la contradiction . Un tel langage qui, en
définitive, ferait une trans-substantiation de la transsubstantiation de ce
complexe articulatoire (substance langagière textuelle ---> substance
mentale ---> substance langagière modélisante ---> texte translaté), une
trans-formation de la transformation (forme langagière textuelle --->
forme-représentation mentale ---> forme langagière formalisante --->
texte "trans-formé", et ainsi de suite) fait défaut. De "trans-" en
"trans-" de "méta-" en "méta-" l'observateur
s'aperçoit qu'il traite de l'infini. Infini des substances et des formes mises
à contribution dans cet acte.
Devant de telles limites
(l'inobservabilité, l'infini, et la contradiction) (7), la sagesse ou
plutôt la faiblesse humaine prône le cloisonnement, le choix, la
sélection, la compartimentation, en un mot l'arbitraire. De cette façon "le
problème n'est donc pas celui, général, de la légitimité des descriptions dont
le sens même suppose un mode de connaissance principièllement
"inaccessible" (8)
La discussion des
instances immédiatement mobilisées dans l'acte d'observation-lecture d'un
texte, nous permettra de mesurer la fragilité des systèmes modélisants et de leurs
catégories réductrices ; tellement ce qui se produit (au sens fort du terme) lors de l'intraction
de l'observateur et du texte dépasse les cadres simplificateurs fixés
préalablement par lui.
2- Temporalité irréversible et temporalité réversible
Le texte littéraire intègre plusieurs temporalités, notamment :
-une temporalité
historique qui ancre un texte dans un continuum évolutif de l'histoire
littéraire d'une communauté linguistique et socio-culturelle;
-une temporalité interne
et inhérente à la succession des
"événements sémantiques" d'un texte;
-une temporalité
mesurable à la longueur d'un texte et à la durée de son traitement.
Cependant, le temps et
l'évolution qui nous intéressent ici sont intratextuels. Un temps linéaire
vectorisé qui parcourt la successivité immédiate des signes, et qui influe sur
l'observation immédiate du texte. En effet, pendant l'observation-lecture
faut-il garder la distinction classique entre état d'une forme dans un temps
donné et son évolution dans le continuum textuel?
Garder cette distinction
serait prendre l'état et l'évolution d'une forme comme phénomènes
essentiellement hétérogènes. En conséquence, l'observation serait condamnée à
la fixité puisque l'observateur supposerait (et poserait) l'existence d'une loi
générale d'évolution des formes du texte.
Dans un texte il n'y a
pas "état" d'un côté et "évolution" de cet état de l'autre.
Dans un continuum sémiotique, état et
évolution sont contemporaines. De cette façon, le texte observé n'est
plus soumis à une loi "génétique" qui impose son évolution. Les lois
d'engendrement-production sont multiples et variables. Et chaque signe est
porteur des "traces" qui l'ont précédé et qui l'ont motivé (et
qu'est-ce qu'une trace sinon une engrammation du texte successif). Dérivant
l'un de l'autre chaque segment textuel se produit en produisant sa loi par des
réminiscences d'ordres et de niveaux multiples: sémique, morphologique,
syntaxique, figural, etc. Les lois manifestées/construites (9) successivement
et ad hoc par l'observateur libèrent ainsi le texte du réductionnisme dû à la
pré-formalisation et invite à une observation plurielle, et c'est là que réside
tout le problème de l'interprétation du texte littéraire. En effet, à l'irréversibilité
du temps linéaire du texte s'articule une réversibilité sémiotique qui fait que
chaque signe structuré à l'intérieur d'un texte est signe textuel puisqu'il en
est à la fois la mémoire et le
programme.
La temporalité du texte
une fois posée, l'observateur doit analyser les implications d'un tel fait. La
plus importante des implications concerne les modélisations : chaque
modélisation doit intégrer en son sein l'irréversibilité du temps comme
composante fondamentale. Toute observation-lecture parcourt linéairement son
objet. Mais elle doit également prendre en considération la réversibilité
mnémonique des signes textuels. Le continu et le discontinu deviennent alors
deux modalités dialectiques de manifestation-constructivité du texte. Modalités
qui seront plus décisives dans la deuxième instance: la localité.
3-Localité : continuité, discontinuité morphologiques
Partant de l'idée
maîtresse de R.Thom selon laquelle "en science, le problème de
l'intelligibilité est lié à celui de la localité" (10), nous dirons que
dans l'évolution morphologique du texte, ce qui prime c'est plus le local que
le global; car la perception est avant tout un processus local. Une grande
partie des modèles théoriques qui ont soumis le texte littéraire à leurs
schémas pèchent par le même travers: ils nient
la localité de la perception-traitement et, partant, les discontinuités
du texte au profit d'une continuité méthodologique harmonisante. Et la
cohérence formelle "trouvée" n'est qu'une construction-création pure
plaquée de l'extérieur par l'observateur sur le texte.
Ainsi l'apport
fondamental de cette conception
localiste réside dans le fait de prendre en considération non seulement la
continuité mais aussi et surtout la discontinuité morphologique du texte. Elle
nie l'existence d'un seul et unique principe (ou loi), d'un seul et unique
schéma générique capable d'expliquer toutes les variations et de rendre compte
de toutes les subtilités locales. L'approche localiste prolonge son action
jusqu'aux unités minimales et essaie de leur trouver, localement, un principe
de fonctionnement en décelant l'ensemble des singularités enfouies dans chaque
unité avant de passer à l'unité suivante et à ses singularités locales; car,
l'observation se fait selon des données textuelles en perpétuel changement et
en redéfinition constante. Toute observation est liée localement à une
singularité et décide "du choix de la dynamique à utiliser à l'intérieur
du modèle" (11).
Afin d'expliquer
d'autres traits du discontinu nous empruntons à la théorie des catastrophes un
certain nombre de notions, notamment : les notions d'attracteur, de contraste
et de prégnance.
Mais avant d'expliciter
ces notions, soulignons le fait qu'un tel emprunt est dicté, non seulement par
l'orientation épistémologique et philosophique de la recherche de R.Thom (12)
mais aussi parce que sa théorie vise principalement l'explication de ce qu'il
appelle les "milieux d'instabilité": c'est-à-dire les morphologies où
apparaissent à côté des "points réguliers" des "points
irréguliers" qu'il nomme points catastrophiques (ou point K.). Ses
recherches sur l'ordre et le désordre et sur l'organisation morphologique
l'amènent à adopter un point de vue original : relier les morphologies non
seulement aux propriétés régulières, répétitives et continues du milieu mais
aussi et surtout aux propriétés irrégulières ("catastrophiques") de
celui-ci.
La seconde raison est
d'ordre méthodologique et se résume dans la phrase suivante :
"Les morphologies sont liées à une discontinuité des propriétés du
milieu -l'ensemble K des points catastrophiques -alors que les méthodes
quantitatives usuelles font carrément appel à des fonctions analytiques, donc
continues, inadaptées à la description de ces
discontinuités"(13).
De la sorte, les
discontinuités qui intéresseront R. Thom sont d'ordre qualitatif et non
quantitatif. En somme, il s'agit d'une théorie qui étudie les changements
discontinus et les sauts qualitatifs. En d’autres termes, la théorie des
catastrophes "est liée à l'idée centrale de discontinuité" (14) :
"Le propre de toute forme, dit R. Thom, (...) est de s'exprimer par
une discontinuité des propriétés du milieu" (15).
Et c'est dans cette idée
centrale que réside l'intérêt d'un modèle discontinuiste : un modèle de type
différentiel qui, pour le passage d'une unité régulière à une unité irrégulière,
passe d'un système différentiel à un autre. Mais ceci ne signifie pas que le
modèle lui-même est discontinu. Pour éviter tout réductionnisme par
généralisation (des lois, schémas et structures prélevées), l'observateur doit
continuellement changer et ses stratégies d'observation et ses paramètres
d'investigation. Ajoutons au passage que le texte est un lieu où le présent de
la lecture et le passé de l'écriture se rejoignent, où les processus de
réception mobilisent les processus de production. La lecture (/écriture) et
l'écriture (/lecture) se confondent en une activité perceptive cognitive et
mnésique.
Pour revenir aux notions
précitées, nous dirons qu'elles
condensent en elles un ensemble d'aspects et de fonctionnements textuels
liés à la localité de la production et de la réception. L'attracteur, dans le
champ notionnel de R.Thom, se définit simultanément par une forme (une
morphologie) et par sa force.
L'attracteur instaure le
contraste et le conflit, et la rencontre oppositive de deux attracteurs donne
naissance à une morphologie. "Une morphologie, dit-il, est engendrée par
le conflit de deux (ou plusieurs) attracteurs" (16)
Un tel fonctionnement
explique et rend prévisible la rupture et la discontinuité de la morphologie
textuelle (17). La discontinuité est le résultat d'un conflit inter-séquentiel
ou inter-phrastique, etc. Les suites
discursives s'engendrent de l'affrontement (de la tension) entre une suite (ou
série) continue présentant certaines singularités et une autre suite (ou série)
continue présentant d'autres singularités; mais le centre de chaque suite est
un (ou plusieurs) attracteurs autour desquels s'organisent des éléments
constitutifs (sèmes, phèmes, morphèmes, lexèmes, thèmes ... etc.).
Alors que la notion
d'attracteur est opérationnelle pour l'explication d'une morphogenèse, la
notion de prégnance apporte quelques éclaircissements sur la réception d'une
forme :
"Dans le domaine des qualités subjectives, dit R. Thom, il existe des
qualités actives analogues [aux "champs physiques"] que j'ai proposé
d'appeler des prégnances. Ces prégnances qui sont initialement "les
valeurs fondamentales de la régulation (...) s'investissent sur les formes
spatiales (formes dites saillantes) qui peuvent ensuite les propager par
contiguïté spatio-temporelle: propagation par contact et propagation par similarité (...)"(18)
Bien entendu, nous
ôterons à cette notion les fonctions esthétiques ("prégnance négative de
répulsion : prégnance positive attractive") que R.Thom lui attribue. Nous
garderons principalement les activités et processus perceptifs et cognitifs
qu'elle implique. La prégnance implique en premier lieu une activité de
construction de schémas d'intelligibilité à partir de la réciprocité du local
et du global. Comme activité organisatrice elle commence par le repérage d'un
ou plusieurs centres de prégnance :
En face d'un tableau,
l'esprit, par une analyse perceptive, cherche à mettre en évidence des centres
locaux de prégnance puis à organiser ces
centres en structure globale de type discursif (un "récit") (19).
Cette activité de
construction des schémas d'intelligibilité, de mise en relief du (ou des)
centre(s) local(aux) de prégnance, et de l'organisation de la structure globale
ne peut avoir lieu qu'à partir des singularités locales de la morphologie et de
la force/forme des attracteurs. Mais, du point de vue de la réception, ces deux
dernières deviennent l'objet d'une problématique à deux termes étroitement
liés: la problématique du contour et du fragment.
Cette problématique se
situe dans la double interaction objet/observateur et local/global. Le contour
est ce que principièllement exige un "objet" pour sa
perception/cognition. C'est dire qu'appréhender, comprendre, mémoriser, (re)-produire
une morphologie textuelle ne peut se faire qu'à l'intérieur d'un cadre (ou un
emboitement de cadres successifs): appelons-le cadre de traitement (ou de cognition) (20).
Le cadre de traitement a
pour rôle principal de confronter continuellement les singularités de chaque
centre local de prégnance à celles d'autres centres afin de délimiter le
fragment, de dessiner le contour et, à partir de là, de construire le schéma
d'intelligibilité, de réorganiser les "effets locaux des détails",
enfin, de proposer la structure globale (elle-même provisoire) dont la fonction
est de garantir la permanence schémique et la stabilité structurelle: en un
mot, de proposer un schème global
d'intelligibilité où
interagissent des schèmes locaux
d'intelligibilité.
Pour résumer cette
analyse de la notion de localité, nous dirons que l'observation d'une œuvre
sémiotique tient compte non seulement de ses caractéristiques morphologiques
locales (discontinuité, attracteurs, singularités, champs de dynamiques
locales, etc.) mais aussi des activités de constructivité, d'organisation et de
stabilisation opérées par l'observateur (prégnance, cadre de traitement,
stabilisation structurelle, construction des schèmes locaux et globaux
d'intelligibilité). Caractéristiques morphologiques et activités cognitives qui
dans leur interaction s'éclairent, s'organisent et se conditionnent
mutuellement.
Ce qui ressort de ce qui
précède c'est que l'observateur doit continuellement s'interroger sur la nature
et l'origine de ses structures d'interprétation et de ses schémas
d'intelligibilité : ceux-ci sont-ils objectifs (manifestées par le texte)
ou subjectifs (21) c'est-à-dire
construits?
4 -Le sujet épistémique
Ce qui précède introduit
directement la troisième instance de l'acte de connaissance littéraire: le
sujet.
Le terme
"sujet" est un mot dont le champ sémantique et aussi vague que
complexe. Sa signification varie d'une discipline à l'autre et mobilise à
chaque fois un champ notionnel différent.
Le sujet qui nous
intéresse ici est, bien entendu, le sujet observateur-lecteur. Mais depuis les
premières lignes de cet article les mots de lecteur et d'observateur sont
entrés dans un jeu d'interchangeabilité qui demande quelques éclaircissements.
Nous avons, en effet,
mis en relief le lien irréfutable qui s'instaure de lui-même entre
l'observation et la lecture dans la connaissance littéraire. Cette façon
d'approcher le texte littéraire rend difficile la distinction entre le lecteur
et l'observateur.
L'observateur, qui est
ce chercheur muni de son "bagage" méthodologique, de ses langages et
métalangages formalisateurs, et de ses projets préalablement fixés,
conserve-t-il cette "naïveté ludique" qui caractérise le lecteur
naturel ?
Il est difficile de
contourner cette brisure de l'observateur. Car, celui-ci ne peut atteindre au
dépassement de son projet, de son langage et des méthodes qui lui permettraient
d'étudier les processus et activités mis à contribution pendant la réception
d'un texte :
"Le psychisme humaine, dit R. Thom, n'est pas en mesure de
s'autosimuler sans se modifier, s'aliéner, ou s'altérer. Il existe des
barrières naturelles qui nous empêchent de voir les éléments constitutifs
essentiels de notre moi" (22).
Il est vrai qu'entre moi
lisant et moi m'analysant en train de lire, il existe une déchirure qui fausse
toute l'approche. Ce sont là deux activités de réception qui ne peuvent être
simultanées.
A la déchirure que nou
venons de relever, s'ajoute une seconde déchirure que Robert De Beaugrande résume de la façon suivante :
Une fois qu'un modèle de processus a été formulé, dans quelle mesure
vaut-il pour tous les lecteurs dans toutes les conditions? Comment traiter les
lectures idiosyncrasiques ou solipsistes d'individus particuliers? Les
opérations peuvent-elles être ré-arrangées selon un autre ordre ou modifiées à
cette occasion? Peuvent-elles échouer ? (23)
Ces brisures imposent le
recours aux résultats expérimentaux de la psychologie des activités verbales,
de la psychologie cognitive et de la mémoire sémantique. Dans ce cas la
subjectivité de chaque réception est réduite à ses traits et processus communs
à tous les hommes. Les universaux cognitifs fondent ainsi l'objectivité de
l'approche qui est à la fois introspective et expérimentale (dans la mesure où
elle est, d'une part, validée par des résultats expérimentaux attestés, et d'autre
part, pratique du texte selon les consignes discutées plus haut).
Rétablir le sujet
lecteur, c'est rétablir la subjectivité comme fondement épistémologique de la
connaissance littéraire; c'est surtout, rendre non-pertinente la distinction
classique entre l'objectivité (expérimentale) et la subjectivité (déductive et
introspective) (24).
Le recours aux résultats
expérimentaux des disciplines mentionnées aura outre cette fonction de
validation, une fonction de "dévoilement" et de dépassement du mentalisme.
Il permettra l'explication de cette connaissance implicite et intuitive que le
sujet lecteur a de ses mécanismes cognitifs :
"L'introspection
simple, dit R.Thom, ne peut libérer ces
structures implicites sans résistance. L'expérimentation, en revanche, pourrait
avoir un rôle important dans le fait de permettre, à travers le conflit avec la donnée expérimentale
extérieure, d'abattre la censure qui nous empêche de voir nos propres
structures. Pour cela, une expérience sera d'autant plus intéressante qu'elle
nous mettra en mesure de refouler ces censures [..] L'apport de l'expérience
externe quand elle est significative
consiste précisement à rendre possible une expérience interne qui apporterait
de nouvelles informations sur notre structure et nos possibilités de
connaître"(25)
Ainsi, notre sujet
lecteur se trouve réduit à ses seules fonctions cognitives, et s'identifie à ce
que Piaget appelle sujet épistémique (26) "c'est-à-dire l'instance
fonctionnelle qui permet à chaque individu de construire ce qui est commun à
tous les hommes : l'espace, le nombre, le temps, la vitesse, la causalité, le
hasard et... le langage. Ce qui intéresse ce type de psychologie du langage (la
psychologie cognitive), c'est d'expliquer [..] comment l'homme, l'enfant comprend
une phrase et en élabore une, et quel est le mode d'intervention du langage
dans le développement des capacités intellectuelles"(27). Il s'agit donc
d'un lecteur amputé de ses dimensions historique, sociale, culturelle,
idéologique, voire affective et émotionnelle. Une telle réduction s'impose
d'elle-même: chacune des dimensions appelle, en effet un champ de recherche à
part, des méthodes de descriptions différentes et des problèmes théoriques et
méthodologiques déterminés.
S'éclaire de cette
manière le problème de l'observable. Si les processus constructifs (les
opérations mentales) ne sont pas observables (objectivement), on peut les
déduire par le recours -nous l'avons déjà dit- aux résultats expérimentaux des
autres disciplines psychologiques et par ce que nous appelons la vérification
textuelle. Cette démarche qui consiste à passer de l'inobsevable à l'observable
par la mise à contribution de résultats empiriques et d'hypothèses
"théorico-déductifs, J.Costermans l'appelle la méthode des modèles (28). Cette méthode invite à des réserves que
l'auteur rappelle et que nous faisons nôtres :
Il s'agit, dit-il,
partant de comportement verbal manifeste qui, seul, est du domaine de
l'observable, de savoir comment nous pouvons représenter l'organisation des processus
mentaux qui rendent ce comportement possible. Il reste que les difficultés
inhérentes à telle démarche doivent être clairement rapplées: la possibilité de
concevoir plusieurs modèles concomitants également satisfaisants au regard des
faits; le caractère nécessairement provisoire d'un modèle que des faits
nouveaux peuvent toujours venir infirmer; la difficulté de récolter des
observations suffisamment précises pour faire le départ entre des prédictions
voisines. Ceci revient à dire que, confronté aux données dont on dispose, et dans le meilleur des cas,
un modèle fait figure de condition suffisante mais non de condition
nécessaire"(29).
Ainsi, cette discussion
générale des problèmes de la connaissance du texte littéraire, nous a permis
d'élucider les liens de réciprocité qui existent entre l'observable,
l'observateur et l'observation et,
partant, de définir ses fondements épistémologiques de façon dialectique: la
localité (/globalité : dialectique où le microscopique et le macroscopique se
construisent mutuellement), la temporalité (irréversible des structures,
réversible des processus), la subjectivité (celle-ci entendue dans son sens
cognitiviste- réflexiviste-constructiviste de sujet épistémique). Grâce à cette
discussion nous avons pu définir :
a- Les questions
méthodologiques auxquelles tout observateur doit répondre nécessairement s'il
veut garantir une certaine validité à son observation.
b- Les méthodes
dynamiques (qui interrogent plus les processus que les structures, et plus les
structures qualitatives que les structures quantitatives) microscopiques et
macroscopiques .
c- Le rôle de la
psychologie cognitive dans l'élucidation de ce qui est manifesté et de ce qui
est construit lors du processus de lecture.
Au terme de cet article
nous espérons avoir contribué à rétablir la complexité d'une activité multiple
où s'articulent connaissance du texte et lecture, où les problèmes de
l'interprétation d'un texte sont ceux-là même de sa cognition.
_________________________________
NOTES
1- Article paru dans Maknassat (Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
de Meknès), n°6, année 1991-1992
2- Nous renvoyons pour
plus de détails sur cette question à la section 3 du présent article.
3- Le terme de
"sémiotique" doit être pris dans son sens général et large de
"produit fait de signes"; ceux-ci peuvent être de nature, de
substance et de formes différentes. U.Eco (La
Structure absente, trad.Fr., Mercure de France, 1973), désigne par
sémiotique la saisie du produit culturel intégré dans un système
communicationnel.
4- B.Nicolescu et alii, Le psychanalyste, le physicien et le réel, Poesis, Payot, Paris , 1987, p.12. Nous
soulignons .
5-"lisibilité
"ne doit pas être entendu au sens de facilité de lecture, mais au sens que
nous lui donnons plus bas, à savoir : de construcitvité , de construction et de
manifestation; nous y reviendrons.
6- Selons I.Lotman (La Structure du texte artistique,
trad.Fr. Gallimard, 1973) le texte littéraire
-poétique ou en prose- produit "une image verbale dont la nature
iconique est manifeste". Des travaux en psychologie cognitive attestent
non seulement l'iconicité des messages verbaux mais aussi le rôle de celle-ci
dans leur traitement cognitif. Lire : J.Chaguiboff, M.Denis, "Activité
d'imagerie et reconnaissance de noms provenant d'un texte narratif", L'année psychologique, 1981, n°81,
pp.69-86; M.Denis, Les images mentales, Paris, P.U.F., 1979; A.Païvo, Imagery and verbal processus, New
Jork: Holt, Rinehart & Viston, 1971
7- Rien en principe
n'empêche un mode de connaissance fondé sur la contradiction et le paradoxe, si
ce n'est le principe logique de non-contradiction; un principe dont l'essence
même est une tendance chez l'homme à l'économie des forces et son inclination à
la loi (naturelle) du moindre effort. Dans une perspective proche Feyrabend
propose, dans son Contre la méthode, une
théorie anarchiste de la connaissance.
8- I.Prigogine,
I.Stengers, La nouvelle alliance,
Gallimard, folio "Essais", Paris, 1986, (première édition, 1979),
p.20.
9- Le problème du
manifeste et du construit lors du traitement d'un texte devient, dans cette
perspective, un problème lié aux modes d'observation-construction: les
catégories utilisées par l'observateur peuvent être mesurées selon leur degré
de "distanciation sémantique" par rapport aux catégories manifestées
par le texte, chaque mode de
catégorisation étant sous-tendu de modèles théoriques pré-établis et de
préalables épistémologiques.
10- R.Thom, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur
les mathématiques, les sciences et la philosophie, Paris, Flammarion, 1983,
p.79
11- Ibid., p.86
12- Pour une bonne étude
de la théorie des Catastrophes, ses principes, ses concepts, et ses domaines
d'application (physique, chimie, biologie, sociologie, économie, psychologie)
voir l'excellent ouvrage de A.Woodcock et M.Davis, La théorie des Catastrophes, trad.Fr. L’Age d'Homme,
coll."cheminement", 1984. On trouvera à la fin de l'ouvrage une
bibliographie de l'auteur et des références bibliographiques anglaises et
françaises. En outre, pour une étude de "La dimension philosophique de la
théorie des catastrophes" lire l'article de A.Boutot qui porte le même
titre, paru dans la Revue de synthèse,
n°4, oct-déc 1986, série générale: tome CXII.
13- Paraboles et Catastrophes op.cit.
14- "La dimension
philosophique de la théorie des catastrophes", op.cit.
15- Stabilité structurelle et morphogenèse,
16- Paraboles et catastrophes, op.cit.
17- Soulignons que
morphologie est à prendre dans son acception quasi-naturelle: il s'agit de
repérer, d'observer, de classifier une pluralité de formes en tant que
"faisceaux de traits qui permettent d'isoler et de reconnaître non pas
(...) des "espèces" mais des fonctionnements discursifs
discriminants" (A. Lecomte, "Espaces des séquences", Langages, n° 81, 1986, p.91-107).
18- R. Thom, "Local
et global dans l'œuvre d'art", Le Débat,
n°24, Mars 1983, p.76
19- Ibid., p.86
20- Nous pensons, dans
une perspective pratique, à l'œuvre de Claude Simon qui a servi, dans un
travail antérieur, de fonds d'illustration aux thèses contenues dans le présent
article. En effet, ce qui ressort des quelques textes théoriques de C. Simon et
de ses entretiens, c'est l'idée du signe comme morphologie. Une morphologie qui
a ses centres et ses contours. Nous nous contentons ici de citer le passage
suivant : "dans un tableau , le dessin des moindres détails participe à la
composition. "Dessiner les contours des objets" a dit à peu près Cézanne,
"c'est dessiner en même temps les contours des vides qui séparent ces
objets". Ainsi la construction d'une phrase, sa cadence, sont aussi partie
intégrante de la composition au même titre que la place de cette phrase dans
l'ensemble du texte -et non seulement la place mais encore sa
"morphologie" : ce que je veux dire, c'est que, dans un texte
convenablement composé, il n'y a pas de phrase qui, dans ses moindres détails,
n'ait été écrite en fonction de l'ensemble" (Lettre de C. Simon adressée à
S.Sykes et dont l'extrait cité ici est rapporté dans son livre Les Romans de Claude Simon, Ed. de
Minuit, Paris 1979, p.189). Dans un passage des "Réponses...à des
questions écrites" (Entretiens,
n°31, 1972), C. Simon parle expressément de "morphologie du signe"
(p.26).
21- Au sens
psychologique cognitif que nous lui donnons.
22- Paraboles et catastrophes,
op.cit., p.56
23- "Critères
d'évaluation des modèles de processus de lecture", in Il était un fois... , de Guy Denhière, P.U.L., Lille, 1984, p.320
24- Sur ces questions de
la scientificité et des rapports entre objectivité expérimentale subjectivité
introspective-déductive voir E.Morin, La
Méthode III, La connaissance de la connaissance, Paris, Gallimard, 1988;
I.Stengers et I.Prigogine, La Nouvelle
alliance, op.cit; P.Watzlawick et alii, L'Invention
de la réalité. Contribution au constructivisme, Seuil, 1988; sur les
échanges entre poésie et science voir B.Nilolescu et alii, Le Psychanalyste, le
physicien et le réel, op.cit; sur les rapports entre sciences exactes et
critique lire l'article de P. Sporn , "Physique moderne et critique
contemporaine" paru dans Poétique, 67, septembre 1986.
25- Paraboles et
catasrophes , op.cit.,p.129-130
26- Cf.J.Piaget, Le Structuralisme, Paris, P.U.F, coll.
"Q.S.J",1970, ainsi que Biologie et connaissance, Paris , Gallimard,
1967
27-M.Moscato et Wittwer,
La Psychologie du langage, P.U.F,
coll. "Q.S.J", 3ème édition mise à jour, 1988, (1ère édition , 1978),
p.71
28- J.Costermans, Psycologie du langage, Pierre Mardaga
éditeur, coll."Sciences Humaines", 1980, p.11
29- Ibid., p.11-12.
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