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lundi 20 mai 2013

Temporalité, localité, sujet. Pour une approche cognitiviste et catastrophiste du texte littéraire (1)



Abderrahim Kamal
Université de Fès

Résumé: La connaissance d'un texte et sa réception sont fondues en une même activité complexe. C'est en partant de ce constat de base que nous avons tenté d'analyser les éléments immédiatement mobilisés pendant l'acte de lecture-observation d'un texte littéraire; à savoir: la temporalité (du texte et de son traitement), la localité (du texte et de son traitement) et le sujet épistémique (réduit à ses seules fonctions cognitives). Il s'agit, de ce fait, d'articuler deux approches à première vue incompatibles : l'une, cognitiviste, essaie de définir le texte à partir des fonctions cognitives que celui-ci active (compréhension, mémorisation, production); l'autre, catastrophiste, tente d'investir le texte littéraire à partir de ses irrégularités et de ses centres d'organisation morphologiques.
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0- Introduction
Je voudrais, dans le présent article, tenter d'interroger le procès d'observation mis en action lors de l'acte de connaissance d'un texte littéraire: la lecture. Peu importe la nature de cette connaissance, car c'est à l'esquisse des traits permanents et invariables du texte et de son appréhension psychologique cognitive que je voudrais m'essayer ici. Le mot  observation mérite cependant quelque précision. En effet, si nous utilisons ce mot ce n'est point pour inscrire notre démarche dans un projet empiriste : l'empirisme dans le domaine de la recherche littéraire demeure une chose à définir indéfiniment, puisqu'il est fait et processus langagiers (2). Néanmoins, observer la forme langagière (la morphologie textuelle) est possible grâce à l'expérience et à l'expérimentation de (et par) la lecture. Le  mentalisme de la démarche est inhérent à la nature de l'objet observé. La reformulation (elle-même approximative) de la simulation introspective en tests sur la base d'une forme langagière revêt de ce fait une certaine validité ; car c'est ce substrat formel-langagier (la pratique du texte) qui joue le rôle de contrôle et de vérification empiriques. Nous avons choisi pour interroger le procès d'observation du texte littéraire, de discuter les trois instances  immédiatement engagées dans l'acte de connaissance littéraire à savoir : la temporalité (du texte et de son traitement), la localité (du texte et de son traitement), le sujet observateur -lecteur.


1-Préliminaires: De la complexité du procès de lecture
Un texte littéraire -comme toute œuvre sémiotique- (3) existe à partir du moment où on en prend connaissance par le biais d'un décodage-encodage de son système sémiotique. C'est dire que l'observation d'un texte passe avant tout par sa perception et sa cognition : sa réception. Connaissance sémiotique et réception se trouvent ainsi fondues en vue même activité complexe. Toute étude du "phénomène"  "texte" doit donc intégrer dans son appareil théorique et dans son programme pratique sa réception et sa cognition comme phase et comme processus indissociables de sa connaissance. L'analyse doit se donner comme objectif la constitution d'une épistémologie littéraire et en faire le fondement de la recherche méthodologique : une épistémè qui tient compte non seulement de l'observable (le texte avec toutes ses caractéristiques morphologiques-qualitatives) et de l'observateur (le sujet lecteur-récepteur-chercheur): "Il n'y a plus une séparation totale entre l'observateur et ce qui est observé, mais une sorte de dialogue continu, de construction réciproque entre l'observateur et ce qui est observé"(4).
Ainsi le problème n'est plus celui de la bonne ou de la mauvaise observation-interprétation d'un texte mais celui de son observabilité-lisibilité: c'est-à-dire le problème des instances qui sous-tendent et actualisent cette connaissance (à propos) d'un texte et à partir des spécificités morpho-sémantiques de celui-ci. Car, pour nous, dans quelque genre qu'il soit, dans quelque esthétique qu'il se réalise, à quelque mouvement ou  théorie littéraire qu'il appartienne et lors même qu'il semble se distancer de lui-même, le texte littéraire (la pratique sémiotique dans sa dualité : pratique sémiotique scripturale/ pratique sémiotique lecturale; procès textuel/procès perceptivo-cognitif) ne célèbre jamais d'autre énigme que celle de sa lisibilité. Sa lisibilité comme constructivité (les processus psychologiques cognitifs de compréhension, de mémorisation et de production), comme construction (les instances extratextuelles historiques : collectives, individuelles, intertextuelles) et comme manifestation (le corps de procédés génératifs constitutifs du texte). De ce fait, les problèmes que pose l'observabilité-lisibilité questionnent cette articulation multiple et complexe du texte en scriptural/ lectural, en texte écrit (fini) et en texte en cours d'écriture et de récriture (infinie) ; en texte qui s'écrit réflexivement (par une pression interne de lois de la langue et par le conditionnement des règles d'interaction internes (signe-signe) et externes  (texte-observateur, texte-monde extratextuel) et en texte qui se lit réflexivement; en texte linéaire et en texte disséminé; en texte soumis à un fonctionnement sémiotique qui a sa logique propre et à un fonctionnement psychologique cognitif de constructivité ; bref, entre le textuel et le mental (6).
Dans toutes ces articulations, la question qui demeure en suspens est celle de la substance et de la forme  mobilisées pendant l'interaction du texte et de l'observateur. Le problème est d'autant plus ardu que celui-ci n'use ni d'un système formel ni de procédures empiriques de contrôle, de vérification ou d'expérimentation. Le domaine de l'interaction texte-observateur est le domaine de l'inobservable par excellence. Devant cet  état, il faut procéder par hypothèse-interrogation : dans le passage du plan textuel au plan psychologique cognitif s'agit-il de "trans-substantiations" et de "trans-formations" par lesquelles le passage d'un état-forme à un autre de la substance langagière et d'une substance à l'autre (du signe linguistique/textuel au signe perceptivo-cognitif et mnésique) s'accompagne d'une conservation de l'état-forme et de la substance primitifs ou de leur dépassement?
Dans une perspective interactive, nous supposons un stade de conservation  et un stade de dépassement réoganisateur. Ainsi les processus cognitifs de constructivité peuvent couvrir simultanément des activités de conservation et de dépassement : car c'est sur le substrat langagier (sémiotique) que se construit le produit perceptivo-cognitif et mnésique.
Cependant, l'énigme de la lisibilité du texte demeure puisque lors de l'observation-lecture, cette lisibilité ne se livre pas d'elle-même en tant que telle. Elle impose à l'observateur-lecteur-chercheur la nécessité de construire un langage apte à appréhender et à analyser simultanément toutes les articulations citées plus haut et à élaborer un modèle  apte à les regrouper toutes sans tomber dans la contradiction . Un tel langage qui, en définitive, ferait une trans-substantiation de la transsubstantiation de ce complexe articulatoire (substance langagière textuelle ---> substance mentale ---> substance langagière modélisante ---> texte translaté), une trans-formation de la transformation (forme langagière textuelle ---> forme-représentation mentale ---> forme langagière formalisante ---> texte "trans-formé", et ainsi de suite)  fait défaut. De "trans-" en "trans-" de "méta-" en "méta-" l'observateur s'aperçoit qu'il traite de l'infini. Infini des substances et des formes mises à contribution dans cet acte.
Devant de telles limites (l'inobservabilité, l'infini, et la contradiction) (7), la sagesse ou plutôt  la faiblesse  humaine prône le cloisonnement, le choix, la sélection, la compartimentation, en un mot l'arbitraire. De cette façon "le problème n'est donc pas celui, général, de la légitimité des descriptions dont le sens même suppose un mode de connaissance principièllement "inaccessible" (8)
La discussion des instances immédiatement mobilisées dans l'acte d'observation-lecture d'un texte, nous permettra de mesurer la fragilité des systèmes modélisants et de leurs catégories réductrices ; tellement ce qui se produit  (au sens fort du terme) lors de l'intraction de l'observateur et du texte dépasse les cadres simplificateurs fixés préalablement par lui.


2- Temporalité irréversible et temporalité réversible
Le texte littéraire intègre  plusieurs temporalités, notamment :
-une temporalité historique qui ancre un texte dans un continuum évolutif de l'histoire littéraire d'une communauté linguistique et socio-culturelle;
-une temporalité interne et inhérente à la succession  des "événements sémantiques" d'un texte;
-une temporalité mesurable à la longueur d'un texte et à la durée de son traitement.
Cependant, le temps et l'évolution qui nous intéressent ici sont intratextuels. Un temps linéaire vectorisé qui parcourt la successivité immédiate des signes, et qui influe sur l'observation immédiate du texte. En effet, pendant l'observation-lecture faut-il garder la distinction classique entre état d'une forme dans un temps donné et son évolution dans le continuum textuel?
Garder cette distinction serait prendre l'état et l'évolution d'une forme comme phénomènes essentiellement hétérogènes. En conséquence, l'observation serait condamnée à la fixité puisque l'observateur supposerait (et poserait) l'existence d'une loi générale d'évolution des formes du texte.
Dans un texte il n'y a pas "état" d'un côté et "évolution" de cet état de l'autre. Dans un continuum sémiotique, état et  évolution sont contemporaines. De cette façon, le texte observé n'est plus soumis à une loi "génétique" qui impose son évolution. Les lois d'engendrement-production sont multiples et variables. Et chaque signe est porteur des "traces" qui l'ont précédé et qui l'ont motivé (et qu'est-ce qu'une trace sinon une engrammation du texte successif). Dérivant l'un de l'autre chaque segment textuel se produit en produisant sa loi par des réminiscences d'ordres et de niveaux multiples: sémique, morphologique, syntaxique, figural, etc. Les lois manifestées/construites (9) successivement et ad hoc par l'observateur libèrent ainsi le texte du réductionnisme dû à la pré-formalisation et invite à une observation plurielle, et c'est là que réside tout le problème de l'interprétation du texte littéraire. En effet, à l'irréversibilité du temps linéaire du texte s'articule une réversibilité sémiotique qui fait que chaque signe structuré à l'intérieur d'un texte est signe textuel puisqu'il en est à la fois la mémoire  et le programme.
La temporalité du texte une fois posée, l'observateur doit analyser les implications d'un tel fait. La plus importante des implications concerne les modélisations : chaque modélisation doit intégrer en son sein l'irréversibilité du temps comme composante fondamentale. Toute observation-lecture parcourt linéairement son objet. Mais elle doit également prendre en considération la réversibilité mnémonique des signes textuels. Le continu et le discontinu deviennent alors deux modalités dialectiques de manifestation-constructivité du texte. Modalités qui seront plus décisives dans la deuxième instance: la localité.


3-Localité : continuité, discontinuité morphologiques

Partant de l'idée maîtresse de R.Thom selon laquelle "en science, le problème de l'intelligibilité est lié à celui de la localité" (10), nous dirons que dans l'évolution morphologique du texte, ce qui prime c'est plus le local que le global; car la perception est avant tout un processus local. Une grande partie des modèles théoriques qui ont soumis le texte littéraire à leurs schémas pèchent par le même travers: ils nient  la localité de la perception-traitement et, partant, les discontinuités du texte au profit d'une continuité méthodologique harmonisante. Et la cohérence formelle "trouvée" n'est qu'une construction-création pure plaquée de l'extérieur par l'observateur sur le texte.
Ainsi l'apport fondamental  de cette conception localiste réside dans le fait de prendre en considération non seulement la continuité mais aussi et surtout la discontinuité morphologique du texte. Elle nie l'existence d'un seul et unique principe (ou loi), d'un seul et unique schéma générique capable d'expliquer toutes les variations et de rendre compte de toutes les subtilités locales. L'approche localiste prolonge son action jusqu'aux unités minimales et essaie de leur trouver, localement, un principe de fonctionnement en décelant l'ensemble des singularités enfouies dans chaque unité avant de passer à l'unité suivante et à ses singularités locales; car, l'observation se fait selon des données textuelles en perpétuel changement et en redéfinition constante. Toute observation est liée localement à une singularité et décide "du choix de la dynamique à utiliser à l'intérieur du modèle" (11).
Afin d'expliquer d'autres traits du discontinu nous empruntons à la théorie des catastrophes un certain nombre de notions, notamment : les notions d'attracteur, de contraste et de prégnance.
Mais avant d'expliciter ces notions, soulignons le fait qu'un tel emprunt est dicté, non seulement par l'orientation épistémologique et philosophique de la recherche de R.Thom (12) mais aussi parce que sa théorie vise principalement l'explication de ce qu'il appelle les "milieux d'instabilité": c'est-à-dire les morphologies où apparaissent à côté des "points réguliers" des "points irréguliers" qu'il nomme points catastrophiques (ou point K.). Ses recherches sur l'ordre et le désordre et sur l'organisation morphologique l'amènent à adopter un point de vue original : relier les morphologies non seulement aux propriétés régulières, répétitives et continues du milieu mais aussi et surtout aux propriétés irrégulières ("catastrophiques") de celui-ci.
La seconde raison est d'ordre méthodologique et se résume dans la phrase suivante :
"Les morphologies sont liées à une discontinuité des propriétés du milieu -l'ensemble K des points catastrophiques -alors que les méthodes quantitatives usuelles font carrément appel à des fonctions analytiques, donc continues, inadaptées à la description de ces  discontinuités"(13).

De la sorte, les discontinuités qui intéresseront R. Thom sont d'ordre qualitatif et non quantitatif. En somme, il s'agit d'une théorie qui étudie les changements discontinus et les sauts qualitatifs. En d’autres termes, la théorie des catastrophes "est liée à l'idée centrale de discontinuité" (14) :
"Le propre de toute forme, dit R. Thom, (...) est de s'exprimer par une discontinuité des propriétés du milieu" (15).

Et c'est dans cette idée centrale que réside l'intérêt d'un modèle discontinuiste : un modèle de type différentiel qui, pour le passage d'une unité régulière à une unité irrégulière, passe d'un système différentiel à un autre. Mais ceci ne signifie pas que le modèle lui-même est discontinu. Pour éviter tout réductionnisme par généralisation (des lois, schémas et structures prélevées), l'observateur doit continuellement changer et ses stratégies d'observation et ses paramètres d'investigation. Ajoutons au passage que le texte est un lieu où le présent de la lecture et le passé de l'écriture se rejoignent, où les processus de réception mobilisent les processus de production. La lecture (/écriture) et l'écriture (/lecture) se confondent en une activité perceptive cognitive et mnésique.
Pour revenir aux notions précitées, nous dirons qu'elles  condensent en elles un ensemble d'aspects et de fonctionnements textuels liés à la localité de la production et de la réception. L'attracteur, dans le champ notionnel de R.Thom, se définit simultanément par une forme (une morphologie) et par sa force.

L'attracteur instaure le contraste et le conflit, et la rencontre oppositive de deux attracteurs donne naissance à une morphologie. "Une morphologie, dit-il, est engendrée par le conflit de deux (ou plusieurs) attracteurs" (16)
Un tel fonctionnement explique et rend prévisible la rupture et la discontinuité de la morphologie textuelle (17). La discontinuité est le résultat d'un conflit inter-séquentiel ou inter-phrastique, etc.  Les suites discursives s'engendrent de l'affrontement (de la tension) entre une suite (ou série) continue présentant certaines singularités et une autre suite (ou série) continue présentant d'autres singularités; mais le centre de chaque suite est un (ou plusieurs) attracteurs autour desquels s'organisent des éléments constitutifs (sèmes, phèmes, morphèmes, lexèmes, thèmes ... etc.).
Alors que la notion d'attracteur est opérationnelle pour l'explication d'une morphogenèse, la notion de prégnance apporte quelques éclaircissements sur la réception d'une forme :
"Dans le domaine des qualités subjectives, dit R. Thom, il existe des qualités actives analogues [aux "champs physiques"] que j'ai proposé d'appeler des prégnances. Ces prégnances qui sont initialement "les valeurs fondamentales de la régulation (...) s'investissent sur les formes spatiales (formes dites saillantes) qui peuvent ensuite les propager par contiguïté spatio-temporelle: propagation par contact  et propagation par similarité (...)"(18)

Bien entendu, nous ôterons à cette notion les fonctions esthétiques ("prégnance négative de répulsion : prégnance positive attractive") que R.Thom lui attribue. Nous garderons principalement les activités et processus perceptifs et cognitifs qu'elle implique. La prégnance implique en premier lieu une activité de construction de schémas d'intelligibilité à partir de la réciprocité du local et du global. Comme activité organisatrice elle commence par le repérage d'un ou plusieurs centres de prégnance :
En face d'un tableau, l'esprit, par une analyse perceptive, cherche à mettre en évidence des centres locaux  de prégnance puis à organiser ces centres en structure globale de type discursif (un "récit") (19).

Cette activité de construction des schémas d'intelligibilité, de mise en relief du (ou des) centre(s) local(aux) de prégnance, et de l'organisation de la structure globale ne peut avoir lieu qu'à partir des singularités locales de la morphologie et de la force/forme des attracteurs. Mais, du point de vue de la réception, ces deux dernières deviennent l'objet d'une problématique à deux termes étroitement liés: la problématique du contour et du fragment.
Cette problématique se situe dans la double interaction objet/observateur et local/global. Le contour est ce que principièllement exige un "objet" pour sa perception/cognition. C'est dire qu'appréhender, comprendre, mémoriser, (re)-produire une morphologie textuelle ne peut se faire qu'à l'intérieur d'un cadre (ou un emboitement de cadres successifs): appelons-le cadre de traitement  (ou de cognition) (20).
Le cadre de traitement a pour rôle principal de confronter continuellement les singularités de chaque centre local de prégnance à celles d'autres centres afin de délimiter le fragment, de dessiner le contour et, à partir de là, de construire le schéma d'intelligibilité, de réorganiser les "effets locaux des détails", enfin, de proposer la structure globale (elle-même provisoire) dont la fonction est de garantir la permanence schémique et la stabilité structurelle: en un mot, de proposer un schème global  d'intelligibilité  où interagissent  des schèmes locaux d'intelligibilité.
Pour résumer cette analyse de la notion de localité, nous dirons que l'observation d'une œuvre sémiotique tient compte non seulement de ses caractéristiques morphologiques locales (discontinuité, attracteurs, singularités, champs de dynamiques locales, etc.) mais aussi des activités de constructivité, d'organisation et de stabilisation opérées par l'observateur (prégnance, cadre de traitement, stabilisation structurelle, construction des schèmes locaux et globaux d'intelligibilité). Caractéristiques morphologiques et activités cognitives qui dans leur interaction s'éclairent, s'organisent et se conditionnent mutuellement.
Ce qui ressort de ce qui précède c'est que l'observateur doit continuellement s'interroger sur la nature et l'origine de ses structures d'interprétation et de ses schémas d'intelligibilité : ceux-ci sont-ils objectifs (manifestées par le texte) ou  subjectifs (21) c'est-à-dire construits?


4 -Le sujet épistémique
Ce qui précède introduit directement la troisième instance de l'acte de connaissance littéraire: le sujet.
Le terme "sujet" est un mot dont le champ sémantique et aussi vague que complexe. Sa signification varie d'une discipline à l'autre et mobilise à chaque fois un champ notionnel différent.
Le sujet qui nous intéresse ici est, bien entendu, le sujet observateur-lecteur. Mais depuis les premières lignes de cet article les mots de lecteur et d'observateur sont entrés dans un jeu d'interchangeabilité qui demande quelques éclaircissements.
Nous avons, en effet, mis en relief le lien irréfutable qui s'instaure de lui-même entre l'observation et la lecture dans la connaissance littéraire. Cette façon d'approcher le texte littéraire rend difficile la distinction entre le lecteur et l'observateur.
L'observateur, qui est ce chercheur muni de son "bagage" méthodologique, de ses langages et métalangages formalisateurs, et de ses projets préalablement fixés, conserve-t-il cette "naïveté ludique" qui caractérise le lecteur naturel ?
Il est difficile de contourner cette brisure de l'observateur. Car, celui-ci ne peut atteindre au dépassement de son projet, de son langage et des méthodes qui lui permettraient d'étudier les processus et activités mis à contribution pendant la réception d'un texte :
"Le psychisme humaine, dit R. Thom, n'est pas en mesure de s'autosimuler sans se modifier, s'aliéner, ou s'altérer. Il existe des barrières naturelles qui nous empêchent de voir les éléments constitutifs essentiels de notre moi" (22).

Il est vrai qu'entre moi lisant et moi m'analysant en train de lire, il existe une déchirure qui fausse toute l'approche. Ce sont là deux activités de réception qui ne peuvent être simultanées.
A la déchirure que nou venons de relever, s'ajoute une seconde déchirure que Robert De Beaugrande  résume de la façon suivante :
Une fois qu'un modèle de processus a été formulé, dans quelle mesure vaut-il pour tous les lecteurs dans toutes les conditions? Comment traiter les lectures idiosyncrasiques ou solipsistes d'individus particuliers? Les opérations peuvent-elles être ré-arrangées selon un autre ordre ou modifiées à cette occasion? Peuvent-elles échouer ? (23)

Ces brisures imposent le recours aux résultats expérimentaux de la psychologie des activités verbales, de la psychologie cognitive et de la mémoire sémantique. Dans ce cas la subjectivité de chaque réception est réduite à ses traits et processus communs à tous les hommes. Les universaux cognitifs fondent ainsi l'objectivité de l'approche qui est à la fois introspective et expérimentale (dans la mesure où elle est, d'une part, validée par des résultats expérimentaux attestés, et d'autre part, pratique du texte selon les consignes discutées plus haut).
Rétablir le sujet lecteur, c'est rétablir la subjectivité comme fondement épistémologique de la connaissance littéraire; c'est surtout, rendre non-pertinente la distinction classique entre l'objectivité (expérimentale) et la subjectivité (déductive et introspective) (24).
Le recours aux résultats expérimentaux des disciplines mentionnées aura outre cette fonction de validation, une fonction de "dévoilement" et de dépassement du mentalisme. Il permettra l'explication de cette connaissance implicite et intuitive que le sujet lecteur a de ses mécanismes cognitifs :
"L'introspection simple, dit R.Thom, ne peut libérer  ces structures implicites sans résistance. L'expérimentation, en revanche, pourrait avoir un rôle important dans le fait de permettre, à travers le  conflit avec la donnée expérimentale extérieure, d'abattre la censure qui nous empêche de voir nos propres structures. Pour cela, une expérience sera d'autant plus intéressante qu'elle nous mettra en mesure de refouler ces censures [..] L'apport de l'expérience externe quand elle est  significative consiste précisement à rendre possible une expérience interne qui apporterait de nouvelles informations sur notre structure et nos possibilités de connaître"(25)


Ainsi, notre sujet lecteur se trouve réduit à ses seules fonctions cognitives, et s'identifie à ce que Piaget appelle sujet épistémique (26) "c'est-à-dire l'instance fonctionnelle qui permet à chaque individu de construire ce qui est commun à tous les hommes : l'espace, le nombre, le temps, la vitesse, la causalité, le hasard et... le langage. Ce qui intéresse ce type de psychologie du langage (la psychologie cognitive), c'est d'expliquer [..] comment l'homme, l'enfant comprend une phrase et en élabore une, et quel est le mode d'intervention du langage dans le développement des capacités intellectuelles"(27). Il s'agit donc d'un lecteur amputé de ses dimensions historique, sociale, culturelle, idéologique, voire affective et émotionnelle. Une telle réduction s'impose d'elle-même: chacune des dimensions appelle, en effet un champ de recherche à part, des méthodes de descriptions différentes et des problèmes théoriques et méthodologiques déterminés.
S'éclaire de cette manière le problème de l'observable. Si les processus constructifs (les opérations mentales) ne sont pas observables (objectivement), on peut les déduire par le recours -nous l'avons déjà dit- aux résultats expérimentaux des autres disciplines psychologiques et par ce que nous appelons la vérification textuelle. Cette démarche qui consiste à passer de l'inobsevable à l'observable par la mise à contribution de résultats empiriques et d'hypothèses "théorico-déductifs, J.Costermans l'appelle la méthode des modèles  (28). Cette méthode invite à des réserves que l'auteur rappelle et que nous faisons nôtres :
Il s'agit, dit-il, partant de comportement verbal manifeste qui, seul, est du domaine de l'observable, de savoir comment nous pouvons représenter l'organisation des processus mentaux qui rendent ce comportement possible. Il reste que les difficultés inhérentes à telle démarche doivent être clairement rapplées: la possibilité de concevoir plusieurs modèles concomitants également satisfaisants au regard des faits; le caractère nécessairement provisoire d'un modèle que des faits nouveaux peuvent toujours venir infirmer; la difficulté de récolter des observations suffisamment précises pour faire le départ entre des prédictions voisines. Ceci revient à dire que, confronté aux données  dont on dispose, et dans le meilleur des cas, un modèle fait figure de condition suffisante mais non de condition nécessaire"(29).
Ainsi, cette discussion générale des problèmes de la connaissance du texte littéraire, nous a permis d'élucider les liens de réciprocité qui existent entre l'observable, l'observateur et l'observation  et, partant, de définir ses fondements épistémologiques de façon dialectique: la localité (/globalité : dialectique où le microscopique et le macroscopique se construisent mutuellement), la temporalité (irréversible des structures, réversible des processus), la subjectivité (celle-ci entendue dans son sens cognitiviste- réflexiviste-constructiviste de sujet épistémique). Grâce à cette discussion nous avons pu définir :
a- Les questions méthodologiques auxquelles tout observateur doit répondre nécessairement s'il veut garantir une certaine validité à son observation.
b- Les méthodes dynamiques (qui interrogent plus les processus que les structures, et plus les structures qualitatives que les structures quantitatives) microscopiques et macroscopiques .
c- Le rôle de la psychologie cognitive dans l'élucidation de ce qui est manifesté et de ce qui est construit lors du processus de lecture.
Au terme de cet article nous espérons avoir contribué à rétablir la complexité d'une activité multiple où s'articulent connaissance du texte et lecture, où les problèmes de l'interprétation d'un texte sont ceux-là même de sa cognition.     


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NOTES

1- Article paru dans Maknassat  (Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès), n°6, année 1991-1992
2- Nous renvoyons pour plus de détails sur cette question à la section 3 du présent article.
3- Le terme de "sémiotique" doit être pris dans son sens général et large de "produit fait de signes"; ceux-ci peuvent être de nature, de substance et de formes différentes. U.Eco (La Structure absente, trad.Fr., Mercure de France, 1973), désigne par sémiotique la saisie du produit culturel intégré dans un système communicationnel.
4- B.Nicolescu et alii, Le psychanalyste, le physicien et le réel,  Poesis, Payot, Paris , 1987, p.12. Nous soulignons . 
5-"lisibilité "ne doit pas être entendu au sens de facilité de lecture, mais au sens que nous lui donnons plus bas, à savoir : de construcitvité , de construction et de manifestation; nous y reviendrons.
6- Selons I.Lotman (La Structure du texte artistique, trad.Fr. Gallimard, 1973) le texte littéraire  -poétique ou en prose- produit "une image verbale dont la nature iconique est manifeste". Des travaux en psychologie cognitive attestent non seulement l'iconicité des messages verbaux mais aussi le rôle de celle-ci dans leur traitement cognitif. Lire : J.Chaguiboff, M.Denis, "Activité d'imagerie et reconnaissance de noms provenant d'un texte narratif", L'année psychologique, 1981, n°81, pp.69-86; M.Denis, Les images mentales, Paris, P.U.F., 1979; A.Païvo, Imagery and verbal processus, New Jork: Holt, Rinehart & Viston, 1971
7- Rien en principe n'empêche un mode de connaissance fondé sur la contradiction et le paradoxe, si ce n'est le principe logique de non-contradiction; un principe dont l'essence même est une tendance chez l'homme à l'économie des forces et son inclination à la loi (naturelle) du moindre effort. Dans une perspective proche Feyrabend propose, dans son Contre la méthode, une théorie anarchiste de la connaissance.
8- I.Prigogine, I.Stengers, La nouvelle alliance, Gallimard, folio "Essais", Paris, 1986, (première édition, 1979), p.20.
9- Le problème du manifeste et du construit lors du traitement d'un texte devient, dans cette perspective, un problème lié aux modes d'observation-construction: les catégories utilisées par l'observateur peuvent être mesurées selon leur degré de "distanciation sémantique" par rapport aux catégories manifestées par le texte, chaque mode  de catégorisation étant sous-tendu de modèles théoriques pré-établis et de préalables épistémologiques.
10- R.Thom, Paraboles et catastrophes, Entretiens sur les mathématiques, les sciences et la philosophie, Paris, Flammarion, 1983, p.79
11- Ibid., p.86
12- Pour une bonne étude de la théorie des Catastrophes, ses principes, ses concepts, et ses domaines d'application (physique, chimie, biologie, sociologie, économie, psychologie) voir l'excellent ouvrage de A.Woodcock et M.Davis, La théorie des Catastrophes, trad.Fr. L’Age d'Homme, coll."cheminement", 1984. On trouvera à la fin de l'ouvrage une bibliographie de l'auteur et des références bibliographiques anglaises et françaises. En outre, pour une étude de "La dimension philosophique de la théorie des catastrophes" lire l'article de A.Boutot qui porte le même titre, paru dans la Revue de synthèse, n°4, oct-déc 1986, série générale: tome CXII.
13- Paraboles et Catastrophes op.cit.
14- "La dimension philosophique de la théorie des catastrophes", op.cit.
15- Stabilité structurelle et morphogenèse,
16- Paraboles et catastrophes, op.cit.
17- Soulignons que morphologie est à prendre dans son acception quasi-naturelle: il s'agit de repérer, d'observer, de classifier une pluralité de formes en tant que "faisceaux de traits qui permettent d'isoler et de reconnaître non pas (...) des "espèces" mais des fonctionnements discursifs discriminants" (A. Lecomte, "Espaces des séquences", Langages, n° 81, 1986, p.91-107).
18- R. Thom, "Local et global dans l'œuvre d'art", Le Débat, n°24, Mars 1983, p.76
19- Ibid., p.86
20- Nous pensons, dans une perspective pratique, à l'œuvre de Claude Simon qui a servi, dans un travail antérieur, de fonds d'illustration aux thèses contenues dans le présent article. En effet, ce qui ressort des quelques textes théoriques de C. Simon et de ses entretiens, c'est l'idée du signe comme morphologie. Une morphologie qui a ses centres et ses contours. Nous nous contentons ici de citer le passage suivant : "dans un tableau , le dessin des moindres détails participe à la composition. "Dessiner les contours des objets" a dit à peu près Cézanne, "c'est dessiner en même temps les contours des vides qui séparent ces objets". Ainsi la construction d'une phrase, sa cadence, sont aussi partie intégrante de la composition au même titre que la place de cette phrase dans l'ensemble du texte -et non seulement la place mais encore sa "morphologie" : ce que je veux dire, c'est que, dans un texte convenablement composé, il n'y a pas de phrase qui, dans ses moindres détails, n'ait été écrite en fonction de l'ensemble" (Lettre de C. Simon adressée à S.Sykes et dont l'extrait cité ici est rapporté dans son livre Les Romans de Claude Simon, Ed. de Minuit, Paris 1979, p.189). Dans un passage des "Réponses...à des questions écrites" (Entretiens, n°31, 1972), C. Simon parle expressément de "morphologie du signe" (p.26).
21- Au sens psychologique cognitif que nous lui donnons.
22- Paraboles et catastrophes,  op.cit., p.56
23- "Critères d'évaluation des modèles de processus de lecture", in Il était un fois... , de Guy Denhière, P.U.L., Lille, 1984, p.320
24- Sur ces questions de la scientificité et des rapports entre objectivité expérimentale subjectivité introspective-déductive voir E.Morin, La Méthode III, La connaissance de la connaissance, Paris, Gallimard, 1988; I.Stengers et I.Prigogine, La Nouvelle alliance, op.cit; P.Watzlawick et alii, L'Invention de la réalité. Contribution au constructivisme, Seuil, 1988; sur les échanges entre poésie et science voir B.Nilolescu et alii, Le Psychanalyste, le physicien et le réel, op.cit; sur les rapports entre sciences exactes et critique lire l'article de P. Sporn , "Physique moderne et critique contemporaine" paru dans Poétique, 67, septembre 1986.
25- Paraboles et catasrophes , op.cit.,p.129-130
26- Cf.J.Piaget, Le Structuralisme, Paris, P.U.F, coll. "Q.S.J",1970, ainsi que Biologie et connaissance, Paris , Gallimard, 1967
27-M.Moscato et Wittwer, La Psychologie du langage, P.U.F, coll. "Q.S.J", 3ème édition mise à jour, 1988, (1ère édition , 1978), p.71
28- J.Costermans, Psycologie du langage, Pierre Mardaga éditeur, coll."Sciences Humaines", 1980, p.11
29- Ibid., p.11-12.

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